Chapitre 58 – Répression
Même après avoir quitté le sous-sol de la famille Odora, Emlyn White trouvait encore tout cela surréaliste. Il ne pouvait croire qu’il avait pu si facilement se voir gratifier de 7 000 Livres.
La traite qu’il tenait à la main était légère et sans poids, mais elle lui fit prendre conscience de l’absurdité de la réalité.
La méthode du Pendu est vraiment efficace… Au lieu de me dénoncer et de me punir, Lord Nibbs m’a donné une généreuse récompense. Et cela uniquement pour feindre l’ignorance tout en m’encourageant à faire des tentatives afin qu’il puisse observer en secret… Les pensées des Sanguins sont-elles si compliquées ?… Soupira le vampire, l’esprit à la dérive.
Rapidement, il réprima le vagabondage de ses pensées et reporta son attention sur les 7 000 Livres.
Avec ça, je vais pouvoir acheter au Pendu les restes de ce baron et en faire une potion…
Bientôt, je serai moi-même un baron : le Baron Sanguin Lord Emlyn White !
Les yeux d’Emlyn s’illuminèrent et ses pas se firent nettement plus rapides.
Chez les Sanguins, si l’on ne bénéficiait pas du rituel requis de la part des anciens, on restait bloqué au même niveau qu’à la naissance. Il était presque impossible de compter sur le temps pour progresser.
À moins d’être extrêmement chanceux, d’avoir un ancêtre qui, voyant sa fin approcher, n’aurait d’autre choix que de conférer ses pouvoirs à un descendant par le biais d’un rituel, la plupart des pairs Sanguins d’Emlyn resteraient bloqués dans le concept de ” l’âge adulte “. Ils n’auraient aucune chance d’obtenir un “titre aristocratique” avant des décennies.
Son père et sa mère avaient vécu des années, mais n’étaient toujours pas devenus barons. Ils n’entrevoyaient pas même l’espoir de le devenir !
En sortant, le vampire ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à Cosmi Odora qui se trouvait à proximité.
Ce vieux Sanguin qui était déjà actif à l’époque de Roselle n’a jamais été davantage qu’un baron… Et je suis sur le point d’atteindre ce rang moi aussi ! Un jour, je serai Marquis Sanguin, tout comme Lord Nibbs ! Non, plutôt duc… ou même prince ! Ce n’est qu’ainsi que je pourrai assumer la responsabilité d’être le messie des Sanguins… Voyons, les reliques du baron ne représentent qu’environ quatre mille Livres ; il me restera beaucoup d’argent. Je pourrai même acheter quelques poupées supplémentaires et leur offrir de nouveaux vêtements…
Instinctivement, Emlyn se redressa et poursuivit sa marche avec plus de fierté.
…
Dans la maison des Berg, Cité d’Argent…
Derrick alluma quelques bougies et se prépara pour le rituel sacrificiel.
La fréquence des éclairs alterna plusieurs fois avant qu’il ne trouve enfin l’occasion.
Il était certain qu’en ce moment, le chef ne pouvait pas le surveiller, car il avait quitté la Cité d’Argent avec le petit Jack – qui s’était un peu remis – et un groupe d’explorateurs pour partir à la recherche de la fameuse route qui menait de la côte à la cité détruite.
Il ne fallut pas longtemps à Derrick pour tout mettre en place et prononcer le titre honorifique du Fou à voix basse et sur un ton révérencieux.
Il sacrifia très habilement et méthodiquement la poche stomacale du Mangeur d’Esprits dont avait besoin La Magicienne et les ingrédients Transcendants spécifiés par Le Pendu au souverain qui régnait au-dessus du brouillard gris.
Les solides murs de la Cité d’Argent présentaient de nombreuses fissures, mais elles étaient entièrement remplies de terre noire et dure. Les denses brins d’herbes qui y poussaient se balançaient au vent, tels des cheveux.
Tout à coup, tous se dressèrent comme s’ils voulaient capturer quelque chose, mais ils retombèrent mollement.
…
Au petit matin, à la Cathédrale des Vagues…
Alger Wilson, venu chercher la prime, apprit de Chogo, l’évêque du diocèse, une nouvelle importante.
Leticia Dolera de l’Ordre Ascétique de Moïse, sous couvert de sa position d’archéologue, avait pénétré dans les profondeurs de la jungle de l’île de Symeem. Nul ne savait ce qu’elle avait fait pour infliger de graves blessures au Dieu de la Mer Kalvetua qui se cachait là depuis des années, mais il était près de périr. En conséquence, il cherchait fébrilement un moyen de survivre.
La rumeur veut que cet esprit maléfique qui se fait appeler “Dieu de la Mer ” ait été découvert il y a bien longtemps par deux puissants cardinaux et des militaires. Après qu’ils l’eurent mis en déroute grâce à un Artefact Scellé, il n’a pu que s’échapper et se cacher… Cette situation perdure depuis plus de cent ans sans aucun changement intrinsèque. Pourquoi s’effondrerait-il brusquement au point d’être incapable de survivre ? se demanda Alger, les sourcils légèrement froncés.
Une situation délibérément créée par l’Ordre Ascétique de Moïse ?
Mais pourquoi ne l’ont-ils pas fait au cours des cent dernières années ?
Cela fait-il partie d’un de leurs autres plans ?
Entre spéculations et doutes, Alger prit soudain conscience d’un facteur important.
La différence la plus fondamentale entre les cent dernières années et ces derniers jours était la suivante : Le Monde était à Bayam !
L’adorateur du Fou était dans l’Archipel de Rorsted !
Sa présence quelque part indique-t-elle que quelque chose d’important est sur le point de se produire ou se prépare ? Il y a eu le Grand Smog de Backlund, le problème du Port de Bansy et à présent, il y a la lutte pour survivre du Dieu de la Mer qui se meurt et le complot de l’Ordre Ascétique de Moïse dont on ne sait rien… Pour être précis, partout où un problème majeur se prépare ou est sur le point de se produire, les adorateurs de M. Imbécile seront là ! Ils se plient aux dispositions prises par Le Fou et traquent les activités de ces organisations secrètes, des dieux maléfiques et des anges !
Le cours de ses pensées ayant changé, Alger eut soudain l’impression d’avoir compris.
Ce n’est pas parce que Le Monde est quelque part que des choses s’y produisent, mais parce que quelque chose est sur le point de se produire que Le Monde et les autres adorateurs font leur apparition !
Qu’est-ce que cela apporte à M. Le Fou ? S’agit-il d’un complot visant uniquement à déjouer les plans de l’ennemi, ou cela l’aide-t-il à lever son sceau et à libérer plus de pouvoir ?
Réprimant ses doutes, Alger décida de profiter de l’occasion pour transmettre quelques informations antérieures.
Serrant le poing droit, il le porta contre son cœur et dit d’un ton hésitant :
– « Votre Excellence, alors que je poursuivais ce qui restait des forces de Steel, j’ai appris une information. »
– « De quoi s’agit-il ? » demanda Chogo, un peu irrité d’avoir été interrompu alors qu’il s’apprêtait à envoyer ce capitaine de rang épiscopal en mer à la recherche de traces de la Résistance.
Alger “fit appel à sa mémoire” :
– « Quelqu’un a mentionné le Port de Bansy dans une conversation. Ils ont dit que quelque chose d’anormal s’y était produit, mais que les descendants de la famille Médicis étaient bien cachés et n’ont pas été découverts. »
Le Port de Bansy ?… Quelque chose d’anormal…
Chogo fit un pas en avant et demanda :
– « Qu’ont-ils dit d’autre ? »
– « Rien, si ce n’est qu’ils ont évoqué un évêque déchu de l’Église. Votre Excellence, la famille Médicis est-elle une famille obscure de la Quatrième Époque ? » demanda Alger.
L’expression de Chogo s’assombrit.
– « Vous n’êtes pas censé le savoir. Je vais de ce pas le signaler à Son Éminence Kottman. »
Jahn Kottman était Cardinal de l’Église des Tempêtes, Archevêque de la mer de Rorsted, un diacre de haut rang des Punisseurs Mandatés et le véritable dirigeant du monde Transcendant dans l’archipel.
Chogo réfléchit un moment.
– « Qui a mentionné cela ? À quoi ressemble-t-il ? »
Alger s’attendait à cette question.
– « Je ne les connais pas et je ne les ai jamais revus. Je me souviens seulement que celui qui a parlé du Port de Bansy et de la famille Médicis était un jeune homme d’apparence ordinaire, au visage fin, au front large, aux yeux et aux cheveux noirs. Il portait un monocle.
« Il a semblé remarquer que j’écoutais aux portes, mais il ne s’est pas fâché. Au contraire, il m’a souri. »
Le marin venait de lui décrire Amon, le Blasphémateur !
Il entendait faire croire aux cardinaux que la révélation du secret concernant la famille Médicis et le Port de Bansy résultait d’une lutte entre les Rois des Anges.
C’est vraiment la personne idéale pour servir de motif… “Il” ne se montrera pas pour se défendre et quand bien même “Il” le ferait, personne ne le croirait… Et il est clair que toute divination le concernant n’aurait aucun résultat… S’ils tentent de recourir à des moyens Transcendants pour vérifier ma source d’informations, il y aura de forts signes d’interférence de la part du Fou et ils n’obtiendront aucune réponse précise. D’après ce que je vois, c’est l’équivalent de ce qu’a fait Amon… pensa Alger, infiniment soulagé.
Chogo hocha légèrement la tête.
– « Trouvez ces gens et localisez la Résistance. »
– « Bien, Votre Excellence ! » répondit Alger avec un air dévot, le poing sur le cœur.
…
De sombres nuages couvraient le ciel et la pluie qui tombait à torrents créait une brume blanche.
Dans le port de Bayam, l’eau bleue montait lentement mais résolument, et les cargos et les paquebots se balançaient tels des feuilles dans les airs.
La pluie continuant de tomber, le niveau de la mer s’approchait progressivement de la digue. La ville était inondée en de nombreux endroits et l’environnement fortement perturbé.
L’un après l’autre, les habitants fanatiques et engourdis, vêtus de chemises Taraba et de vestes en lambeaux, s’approchèrent du bord de la falaise ou de la digue et sautèrent à la mer.
Leur chair et leur peau perdaient si rapidement leur humidité durant la chute qu’au moment où ils touchaient l’eau, ce n’étaient plus que des cadavres desséchés.
Un groupe de gens se révolta. Ils étreignirent un marin qui sortait d’une base, le mordirent à mort, le réduisirent en un amas de sang et semèrent le chaos dans les rues.
La digue s’effondra et la mer se déversa dans tout Bayam.
Réveillé en sursaut, Klein revit mentalement les images de son rêve.
Pour un Voyant, cette révélation était très claire !
Kalvetua n’a pas réussi à trouver un moyen de survivre. Il a complètement abandonné, ce qui l’a rendu complètement fou. A-t-il l’intention de créer une tempête, de provoquer un tsunami et de noyer l’Archipel de Rorsted pour que d’innombrables personnes puissent le rejoindre dans la mort ? Dans le même temps, ses fidèles se mettent à commettre des actes extrêmes… J’en ai déjà informé l’Église des Tempêtes. Sans doute parviendront-ils à l’arrêter… Et même si je ne leur avais rien dit, ils sont certainement en capacité de déceler un problème devant une telle situation. Ils prendront alors les mesures nécessaires…
Le jeune homme se leva, se rhabilla et sortit de sa chambre.
Debout près de la fenêtre, Danitz regardait dehors.
Klein vit alors les nuages bas ainsi que la pluie qui tombait à flots et semblait ne pas vouloir s’arrêter.
Un signe ? Klein s’approcha de Danitz qui observait ce temps oppressant et entendit faiblement le bruit anormal de la marée.
Brisant le silence, un coup de tonnerre explosif retentit. Les nuages couleur plomb se séparèrent rapidement et la pluie perdit sa source. Du côté des quais, tout revint à la normale.
Le soleil matinal brillait, baignant Bayam d’une lumière sacrée.
Danitz siffla et murmura :
– « Jahn Kottman a modifié le temps… »
Jahn Kottman… Le Cardinal de l’Église des Tempêtes et diacre de haut rang des Punisseurs Mandatés ? Il a annihilé les pouvoirs de Kalvetua ? se demanda Klein, pensif, en détournant le regard.
Danitz poussa un soupir de soulagement.
– « J’étais plutôt inquiet à l’instant. Je craignais que le Dieu de la Mer, sur le point de défaillir, ne génère un désastre. Mais Jahn Kottman était là. »
Voyant que Gehrman Sparrow restait silencieux, il poursuivit : « Même le Roi des Cinq Mers et la Reine Mystique sont incapables de rivaliser avec lui. D’après le Capitaine, c’est un demi-dieu de Séquence 3 et le nom de sa potion est…
« … le Roi des Mers ! »