Chapitre 56 – Dispersion
Que se passe-t-il ?
Danitz ne pouvait croire ce qu’il voyait.
Cela ne le choqua pas, mais étrangement, le terrifia. C’était comme si, étant ivre, il sautait dans un seau rempli de glace et sentait un froid glacial l’envahir des pieds à la tête.
Que se passe-t-il exactement ? Pourquoi les choses sont-elles devenues si étranges ?
Danitz prit une inspiration, se contraignit à tourner la tête et se lança à la poursuite de Gehrman Sparrow.
L’aventurier marchait de plus en plus vite, au point qu’il dut courir à petits pas pour le suivre.
En traversant la rue et l’allée, Danitz vit soudain une ombre verdâtre tomber d’un arbre.
Son corps était couvert d’écailles, se tortillait et glissait. Il avait une tête triangulaire dont sortait une langue fourchue écarlate. C’était en fait un serpent venimeux plutôt long !
Me*de ! Comment se fait-il qu’il y ait des serpents en cette saison ?
Danitz ne craignait pas ces créatures. Il avait même déjà fait rôtir de la chair de serpent, mais c’était l’anormalité des faits qui le perturbaient.
Alors qu’il contournait le serpent, le pirate, machinalement, regarda à gauche et à droite, et s’aperçut que des deux côtés du caniveau, dans les coins des maisons en ruine et à l’intérieur des conduites d’eau rouillées, il y avait des paires d’yeux froids, verticaux et de couleurs différentes qui regardaient dehors.
Il sentit un frisson lui parcourir l’échine, comme si son cuir chevelu avait été transpercé par un dense réseau de fines aiguilles.
Il n’osait ni s’attarder ni partir. Il accéléra le pas et suivit de près Gehrman Sparrow.
Arrivé à l’Hôtel du Souffle d’Azur, il ne put s’empêcher de lever les yeux en montant les escaliers de bois. Il avait une question à poser.
Soudain, sa poitrine se serra et sa respiration stagna.
Il avait l’impression d’avoir plongé tout au fond de la mer, pressé par des puissants courants qui venaient de toutes les directions.
Danitz entendit faiblement le bruit de la marée et vit une faible lumière illusoire autour de Sparrow. Elle formait comme un océan bleu illimité et sans fond.
Dans cet océan, on pouvait voir une immense silhouette d’un bleu azur qui soutenait tout. Elle ressemblait à une tour.
Le pied droit du pirate resta suspendu dans les airs. Il était incapable de le reposer.
Ces sensations ne lui étaient pas inconnues. Nast, le Roi des Cinq Mers, qu’il avait vu lors de la dernière convention des pirates, était encore plus imposant et terrifiant. Quasiment aucun des pirates ne pouvait lever la tête et les puissants amiraux eux-mêmes avaient grand mal à résister.
Danitz savait pertinemment que ce n’était pas dû aux pouvoirs de Gehrman Sparrow.
S’il avait été du niveau d’un demi-dieu, il n’aurait pas eu besoin de faire intervenir les Punisseurs Mandatés dans sa chasse à Stell Maveti !
Océan… Marée… Alors que ces deux termes traversaient l’esprit de Danitz, il repensa aussitôt à la foi que la Résistance vouait à Kalvetua, le Dieu de la Mer.
Se pourrait-il que Sparrow, lorsqu’il a touché l’épée d’os, ait subi la malédiction du Dieu de la Mer par un processus inconnu ? Le cadavre totalement desséché du dévot était-il l’une des conditions d’activation de la malédiction ? Lorsque le cocher s’est prosterné et a baisé le sol, était-ce parce qu’il avait senti l’aura du Dieu de la Mer ?
Bon sang… Gehrman Sparrow va probablement mourir ici et aujourd’hui… Dois-je me tenir à distance pour éviter d’être affecté ? Je pourrai toujours revenir chercher son cadavre…
Il est peut-être encore possible de le sauver. Je pourrais utiliser le Rituel pour demander l’aide du Capitaine. Elle connaît tellement de techniques secrètes et étranges. Elle devrait pouvoir résoudre ce problème… Mais non, Seigneur ! Ce rituel doit être utilisé dans un rayon de 500 miles nautiques et il leur faudra au moins une demi-journée avant qu’ils ne soient à portée…
Alors qu’il tentait désespérément de trouver une solution, Danitz cessa de paniquer et suivit d’un pas ferme Gehrman Sparrow dans la luxueuse suite.
Klein était toujours silencieux, mais on aurait dit que ses yeux marron foncé se teintaient d’une riche couleur bleu azur qui se rapprochait du noir.
Il se rendit directement dans sa chambre et ferma la porte derrière lui.
Resté au salon, Danitz était en proie à un dilemme : devait-il fuir ou sauver l’homme ?
Une fois dans sa chambre, Klein ferma les yeux, attendant la bonne occasion.
Soudain, il fait quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre en scandant une phrase à chaque pas.
Une vague de délires maniaques et aigus résonna aussitôt dans ses oreilles tandis que son Corps Spirituel était propulsé dans le brouillard gris.
Il entendit alors un hurlement indescriptible, strident et douloureux, puis se retrouva dans l’antique palais, tout au bout de la longue table tachetée.
Dans le brouillard immuable apparut un gigantesque serpent de mer d’un bleu azur.
Il se trouvait dans d’antiques et sombres ruines, enroulé autour d’un pilier à moitié effondré. Sa tête hideuse était dressée et sa bouche sanglante grande ouverte, révélant de nombreux crocs incurvés plus longs que l’avant-bras d’un être humain. De ces crocs d’un blanc laiteux dégoulinaient du sang et du mucus.
Ce serpent de mer agitait sauvagement sa queue, générant de terribles vagues et ondulations au point que les ruines vacillaient. On aurait dit qu’elles étaient sur le point de s’effondrer.
Rapidement, l’image se brisa et s’assombrit. Le serpent de mer, d’une taille inimaginable, avait beau se débattre, il ne parvenait pas à renverser la situation. Finalement, il poussa un long et douloureux cri d’agonie et se transforma en points de lumière qui disparurent dans le brouillard gris.
Assis sur le siège à haut dossier du Fou, Klein observait tout cela tranquillement sans faire de geste inutile.
Le brouillard gris, silencieux, s’étendit et le décor parut retrouver son état d’immuabilité.
Quelques dizaines de secondes plus tard, Klein s’adossa à sa chaise, soupira, et prononça le nom du serpent :
– « Kalvetua, le Dieu de la Mer… »
Lorsqu’il était entré en contact avec l’épée, il avait ressenti l’anomalie. Et durant sa conversation avec Kalat Le Chauve, il s’était aperçu qu’une infime énergie qui, quoique faible, extrêmement froide et sinistre, l’envahissait et corrompait lentement son âme.
Le jeune homme avait aussitôt pris la décision de partir. C’est alors qu’il avait senti que cette sombre énergie était liée à l’environnement. Elle se renforçait peu à peu et se connectait à un endroit inconnu.
De fait, tout en détournant son attention pour résister à la corruption, il se contrôlait pour ne pas interagir avec ce qui l’entourait, convaincu que s’il réagissait sur le chemin du retour, cela ne ferait qu’intensifier la corruption au point de la rendre irréversible.
Il avait d’abord pensé à trouver des toilettes à proximité et à utiliser le bouclier et l’isolation que constituaient le brouillard gris pour se débarrasser de ce froid et sinistre pouvoir, mais après réflexion, avait décidé de quitter l’endroit. En effet, il y avait beaucoup d’adeptes du Dieu de la Mer dans les environs, aussi était-il hautement probable qu’un accident se produise.
Ce faisant, il avait compris autre chose. S’il l’éradiquait trop tôt, le pouvoir projeté par Kalvetua laisserait dans sa chair et son sang des séquelles dont il n’avait aucune idée des conséquences ni des effets.
Il n’avait donc pas eu d’autre choix que d’attendre patiemment que cette sombre énergie ait totalement imprégné son esprit pour trouver l’occasion de se ‘purifier’.
Tout en réfléchissant à tout ce qui s’était passé, Klein frappa légèrement le bord de la table et marmonna pour lui-même : Il n’est pas si fort…
Le Dieu de la Mer était d’un niveau moindre que ce qu’il s’était imaginé !
Son plan initial était d’utiliser, pour gérer la projection de Kalvetua qui tentait de prendre le contrôle de son corps, la méthode qui lui avait permis d’éradiquer l’avatar d’Amon. Mais avant même qu’il n’ait fusionné avec la carte de l’Empereur Noir ou lancé son ange de papier, le brouillard dissipa l’image de Kalvetua qui disparut sans laisser la moindre trace.
Klein en conclut que le Dieu de la Mer était d’un niveau inférieur à celui d’Amon le Blasphémateur. Ce dernier plus doué pour l’intrusion, mais ce n’était qu’un avatar.
A-t-il été jeté de son piédestal par le Seigneur des Tempêtes ? A-t-il seulement le niveau d’un ange ? Ce ne serait qu’un demi-dieu un peu plus fort capable de répondre aux prières de ses fidèles dans un certain rayon d’action ?
Tout en faisant appel à ses souvenirs, Klein constata que Kalvetua n’était pas dans un état normal.
L’existence de cet esprit maléfique est plutôt faible, comme s’il pouvait s’effondrer à tout moment…
De plus, il donnait l’impression d’avoir fusionné avec le monde des esprits dans les ruines où il se trouvait. Serait-ce justement grâce à cela qu’il a pu échapper à l’encerclement de l’Église des Tempêtes ?
Klein s’adossa à sa chaise et émit une supposition.
Ce qui s’est passé aujourd’hui n’est certainement pas une coïncidence. Cela vient du fait que l’archéologue Leticia a emporté un artefact important qui se trouvait dans le temple oublié. L’état de Kalvetua s’est aussitôt détérioré alors qu’il avait déjà du mal à survivre. Il n’avait plus rien à quoi se raccrocher…
Tout en demandant à ses fidèles de se mettre en quête de l’objet, il se préparait également à prendre possession d’un autre corps pour survivre. Cette épée d’os provient sans doute de son corps de demi-dieu et elle cache un peu de la puissance qu’il projette. S’il trouve une cible appropriée, il s’infiltre dans le corps de la personne qui la touche, corrompt son âme et établit ses coordonnées. Cela lui permettra ensuite d’y transférer son esprit avant de se dissiper…
Mais manifestement, il n’est pas doué pour ce genre de choses. Ce n’est pas le Serpent de Mercure. Il est incapable de créer une boucle refermée sur lui-même pour se réincarner. Il n’est pas non plus comme Amon le Blasphémateur qui peut vivre comme un parasite à l’intérieur d’une âme. Pour pouvoir me posséder réellement, il va provoquer la destruction de son corps et créer un monstre terrifiant.
Si j’en crois cette logique, Kalvetua, alors mourant, commettra de nombreuses folies dans un futur proche…
Les sourcils froncés, Klein, sans hésitation, plongea dans le brouillard et retourna dans le monde réel.
Il déverrouilla la porte, l’ouvrit et entra au salon, ce qui fit sursauter Danitz qui faisait les cent pas.
Le pirate le jaugea à plusieurs reprises :
– « Vous allez bien ? » demanda-t-il, à la fois prudent et méfiant.
Fidèle à la personnalité de Gehrman Sparrow, le jeune homme répondit calmement :
– « C’est réglé. »
Réglé ? Danitz regarda autour de lui puis jeta un coup d’œil à la chambre en se demandant s’il avait halluciné, s’il n’y avait aucune malédiction de la part du Dieu de la Mer.
Qu’a-t-il fait dans sa chambre ? Il se serait délivré de la malédiction du dieu de la mer en une minute ou deux ? Ce type cache un immense secret… pensa le pirate qui recula de deux pas avant de s’écarter pour le laisser passer.
…
Près d’une table couverte d’un nombre important d’objets hétéroclites, Kalat, le chauve en fauteuil roulant, prit un air dépité :
– « Quel dommage », dit-il au tatoué.
– « Un peu plus et… Il ne l’a pas prise, il l’a juste touché », répondit Edmonton en soupirant à son tour.
Kalat regarda l’épée d’os légèrement courbée et murmura avec ferveur :
– « Lorsqu’un étranger prendra cette épée sacrée, Dieu, à nouveau, reviendra marcher sur ces terres… »
Edmonton s’agenouilla, comme s’il se confessait à une divinité.
Le temps passant, les deux hommes entendirent soudain deux cris de détresse.
Levant la tête, ils virent que deux de leurs compagnons s’étaient effondrés au sol. Leur peau ressemblait à de la pierre usée par le temps : ils s’étaient littéralement desséchés.
Kalat et Edmonton se regardèrent et ressentirent une atmosphère bien spécifique.
Ils se redressèrent simultanément et regardèrent la table.
L’épée sacrée d’un blanc laiteux se fendit avec un craquement et se brisa en une multitude de petits morceaux.