Chapitre 54 – Croyance locale
Quoi ? Traquer l’Amiral de Sang ? Danitz faillit porter la main à son oreille.
Sa première réaction fut de penser qu’il avait mal entendu.
Cependant, le sourire de Gehrman Sparrow teinté d’une folie dissimulée et le léger mouvement des sourcils de son capitaine – une singularité chez elle – lui rappela que ce dont il était question était vrai !
Ce… Ce fou de Gehrman Sparrow est vraiment téméraire ! Il s’agit de l’un des sept Amiraux Pirates. Rien de comparable avec un personnage comme Steel Maveti !
Les pupilles de Danitz se contractèrent. Son cœur était sur le point de rugir.
Si l’on fait abstraction de la puissance de Senor, l’Amiral de Sang, les pirates sous ses ordres sont déjà suffisamment intimidants. Son second, son troisième lieutenant et les capitaines de chaque navire sont tous capables de diriger seuls un grand équipage de pirates !
Les pirates de Sang comptent encore de nombreux membres de l’équipage que Steel Maveti avait emmené avec lui à Bayam !
Si le vice-amiral Qilangos, alias Ouragan, est mort sans bruit comme un chien sauvage à Backlund, c’est principalement parce qu’il n’était pas avec ses pirates. Mais Senor n’est pas comme lui. Il quitte rarement son navire amiral et ses hommes.
Même si l’on se focalise sur la force de Senor, elle reste extrêmement redoutable. Il est mystérieux, bizarre et c’est l’une des rares puissances en mer qui n’a rien à envier aux Quatre Rois. Notre Capitaine elle-même ne prétend pas lui être supérieure… Le culot d’un fou surpasse tout ce que je peux imaginer. Il ignore totalement ce que signifie la peur ! La mort et le remplacement d’un amiral pirate seront certainement un grand choc sur les Cinq Mers !
Les pensées se bousculaient dans l’esprit de Danitz, mais étrangement, il finit par s’apaiser.
Il venait de se souvenir que Gehrman Sparrow était du niveau des sept amiraux et qu’il se pouvait qu’il soit soutenu par une redoutable organisation secrète.
– « Connaissez-vous l’École de Pensée de la Rose ? », demanda Edwina après quelques secondes de silence.
Non seulement je les connais, mais j’ai tué leurs gens et pris leurs objets occultes… Mais…une minute ! Pourquoi devrais-je me décrire comme un méchant ?
Le sourire de Klein se renforça :
– « J’ai traqué leurs membres », répondit-il, imperturbable.
Une nouvelle fois, Edwina ne répondit rien. Danitz, qui se tenait à côté d’elle, était à nouveau en proie à diverses pensées : De quoi parlent-ils ? Qu’est-ce que l’Ecole de Pensée de la Rose ? Où suis-je ? Dans le rêve de qui ?
Après un court silence, Edwina reprit la parole :
– « Après la grande bataille contre les pirates du vice-amiral Crépuscule, l’équipage de Senor s’est volatilisé. À l’heure actuelle, personne ne sait où ils se trouvent. Il faudra être patient. »
Est-ce un accord ? se demanda Klein qui, à nouveau, eut un sourire :
– « Je ne manque pas de patience. Comment puis-je vous contacter ? »
Edwina regarda Danitz.
– « Il sait comment faire. »
Moi ? Le rituel ? Attendez une minute, Capitaine ! Vous voulez dire que je vais devoir suivre ce cinglé de Sparrow pendant tout ce temps ? Non ! Qui sait quand ce type sera pris de folie !
– « Capitaine, ça fait très longtemps que j’ai quitté le Rêve d’Or. J’ai manqué trop de leçons ! J’ai hâte de rentrer ! »
Il s’efforça, pour paraître sincère, d’arborer un regard plein d’une soif de savoir.
« Je pense que quelqu’un d’autre pourrait me remplacer, par exemple Peau de Fer ou Baril… »
Il n’avait pas terminé sa phrase qu’Edwina leva soudain la main droite et la pressa contre son oreille.
Elle regarda légèrement de côté et le visage impassible, demanda :
– « Qu’avez-vous dit ? Je n’ai pas entendu. Le Sortilège de Rêve de Roselle atteint ses limites… »
La jupe de l’amirale pirate voltigea légèrement. Elle recula d’un pas et presqu’aussitôt, sa silhouette s’évanouit sous forme de points de lumière fragmentés.
La fin de la phrase de Danitz resta bloquée dans sa gorge. Il tendit la main pour tenter de saisir quelque chose, mais finit par s’affaisser faiblement.
Le Sortilège de Rêve de Roselle ? La présence de l’Empereur dans le domaine de l’occultisme est impressionnante… Le nom complet de la vice-amirale Iceberg est Edwina Edwards… Edwards… N’est-ce pas le patronyme d’un des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse de l’Empereur ? Une descendante ? Cela dit, d’après le ton de la vice-amiral Iceberg, elle n’était pas familière avec Bernadette, la fille aînée de l’Empereur. Elles ne se connaissent peut-être même pas…
Klein regarda Danitz dont le visage était totalement décomposé et laissa échapper un léger rire.
– « Peut-être qu’un jour, je vous appellerai Monsieur 10 000 Livres. »
Le pirate, effrayé, se redressa et vit la silhouette de Gehrman Sparrow disparaître de son rêve.
Si je n’étais que de Séquence 7, mais que ma prime soit de sept ou huit mille Livres, je serais pris pour cible partout où j’irais…
Danitz resta ancré dans son rêve. Plus il y pensait, plus il en avait la migraine.
…
Le soir venu, le pirate regarda Gehrman Sparrow qui était vêtu comme un indigène.
– « Aujourd’hui, nous rendrons visite aux forces locales. Nous pourrions y trouver des choses intéressantes. Ils ont grand besoin d’ingrédients Transcendants, de nourriture et d’armes. »
Danitz examina Sparrow de haut en bas. Il était rare qu’il trouve un domaine dans lequel il était meilleur que lui. « Leur secteur est peuplé de locaux. Il n’y a guère de métis. S’il y a la moindre anomalie dans votre tenue vestimentaire, vous serez découvert.
« Votre pantalon et votre veste marron sont parfaits, mais vous ne pouvez pas porter de chemise en dessous. Les vrais indigènes portent des chemises Taraba ; elles ressemblent aux chemises Sea Soul, mais elles sont soit bleues, soit blanches. Ils ne portent ni casquette, ni foulard, ni quoi que ce soit d’autre.
« Par ailleurs, les personnes comme vous dont il est manifeste qu’elles viennent de Loen se heurteront à une sérieuse discrimination et hostilité, au même titre qu’un loup qui se faufilerait dans un troupeau de moutons. Vous n’avez aucun moyen de vous dissimuler… »
Il n’avait pas fini de parler qu’il vit Gehrman Sparrow pencher la tête et le regarder. Les traits profonds de son visage s’adoucirent presque aussitôt et sa peau claire prit la couleur du bronze. En un clin d’œil, il était devenu un natif qui ne se distinguait en rien.
Après quelques secondes de silence, Danitz eut un petit rire sec, comme si de rien n’était.
– « Moi aussi, je vais devoir me déguiser. »
Vous ? Klein ôta sa casquette et s’assit.
– « Quelle faction locale ? »
Elle vend des ingrédients, de la nourriture et des armes Transcendantes ?
– « Hum… pour faire simple, hum… c’est la Résistance », répondit Danitz qui, brusquement, n’était plus très sûr que Gehrman Sparrow ait des liens avec les autorités de Loen.
Klein en resta un instant surpris.
– « La Résistance ? »
Danitz eut un sourire gêné :
– « Des gens qui réclament l’indépendance et qui veulent que les autochtones gèrent leurs affaires locales. Leur base se trouve au fond des bois ou en mer. Ils coopèrent avec de nombreux pirates et aventuriers. Ceux qui les soutiennent sont surtout des gens de Feysac et d’Intis. Souvent, des prêtres du Dieu du Combat et de l’Éternel Soleil Flamboyant arrivent ici en secret. »
Bayam n’est pas si calme que ça… Depuis qu’il avait quitté le royaume pour rejoindre la mer, Klein avait enfin compris ce qu’il en était de la situation internationale. Cela n’avait rien de comparable à ce que l’on pouvait lire dans les journaux à propos des guerres de Balam Est.
Il hocha légèrement la tête et n’émit aucune objection.
Après avoir quitté l’Hôtel du Souffle d’Azur, Klein suivit Danitz dont le visage était peint en noir. Ils traversèrent les rues et prirent la direction du sud-est.
Passées les frontières de la Cité de la Générosité, ils pénétrèrent dans une zone aux styles architecturaux variés. Des bâtiments surélevés étaient soutenus par des piliers de bois et des maisons en terrasse dans le style de Loen, on avait fait des bâtiments de trois ou quatre étages.
Étroites et sales, les rues étaient jalonnées de nombreuses échoppes. On y vendait toutes sortes de coiffes, de boucles d’oreilles et d’accessoires en pierre, la plupart rouge vif ou multicolores.
– « Que ces gens sont étranges ! Ils aiment surtout les couleurs vives, comme les serpents venimeux de la forêt », murmura Danitz.
En tant qu’habitant d’Intis, vous n’êtes pas mieux. Vous prônez la couleur or, le luxe et le raffinement, tout comme les nouveaux riches… railla Klein.
Ils passent devant un groupe d’indigènes à la peau sombre, maigres et ratatinés, empruntèrent des ruelles où des vêtements séchaient au-dessus de leurs têtes. Soudain, l’espace s’ouvrit, révélant une petite place municipale.
Un groupe de locaux était rassemblé autour de l’étang central. Certains s’agenouillaient, d’autres se prosternaient, d’autres encore marmonnaient et d’autres, enfin, chantaient doucement. Ils arboraient des expressions empreintes de piété, mais semblaient engourdis.
Sitôt qu’ils s’aperçurent que quelqu’un approchait, ils se levèrent et s’enfuirent dans les ruelles aux alentours.
Toutes les fenêtres des premier, second et troisième étages des maisons environnantes se fermèrent et la place devint silencieuse. Cependant, la perception spirituelle de Klein lui soufflait qu’il y avait beaucoup de monde posté derrière les fenêtres, autour des ruelles, dans les coins sombres, à observer ces étrangers qui faisaient brusquement irruption dans leur univers.
Danitz baissa la tête et dit d’une voix étouffée :
– « Ne vous inquiétez pas, c’est leur façon de se protéger. »
– « Ah ? » fit Klein, exprimant ses doutes.
Danitz laissa échapper un petit rire.
– « Avant que cet endroit ne soit totalement colonisé, les natifs de l’Archipel de Rorsted croyaient en Kalvetua, le Dieu de la Mer. Ils étaient convaincus que cette divinité, qui se manifeste sous la forme d’un gigantesque serpent de mer, protégerait toutes les îles des environs des tremblements de terre ou des tsunamis.
« Depuis que cette croyance a été déclarée illégale, l’Église du Seigneur des Tempêtes n’a cessé de lutter contre les hérétiques. Même l’Église de la Nuit Éternelle et celle de la Vapeur et des Machines ne parviennent pas à étendre leur influence ici, et il n’y a que quelques cathédrales.
« Mais comment une foi qui est en place depuis des siècles, voire un millénaire, pourrait-elle être si facilement éradiquée ? Il y a encore de nombreux fidèles du Dieu de la Mer à Bayam, sur l’île de la Montagne Bleue et sur la Mer de Rorsted. Même si tous les un ou deux mois, des groupes sont capturés et subissent toutes sortes de châtiments extrêmes, on ne renversera pas la situation de sitôt. Les croyants du Dieu de la Mer sont le principal soutien de la Résistance.
« À mon avis, il faudra encore au moins cent ans avant que la foi en cette divinité ne soit totalement éradiquée. À condition bien sûr qu’il n’y ait pas d’autres éléments perturbateurs. »
Le Dieu de la Mer Kalvetua… Un gigantesque serpent de mer… Klein qui écoutait, pensif, suivit le pirate dans une maison de trois niveaux située sur la droite et empruntèrent un escalier étroit qui menait au dernier étage.
Danitz frappa à la porte qui se trouvait sur sa gauche.
– « Qui est là ? » demanda quelqu’un à voix basse.
– « Un ami qui apporte du vin et des grillades ».
– « D’où ? » demanda la voix, question qui parut étrange à Klein.
Danitz recula d’un pas.
– « De la mer. »
Il y eut un grincement. La porte s’ouvrit lentement et le jeune homme aperçut un bras nu sur lequel était tatoué un hideux serpent de mer bleu.