Chapitre 53 – Les Auditeurs
Un ancien trois-mâts naviguait dans une tempête tumultueuse. Il n’était pas rapide et son déplacement était capricieux, vu la situation cataclysmique qui se jouait autour de lui. Le voilier évoquait une feuille flétrie séparée de son arbre. Mais, ni les typhons qui se déchaînaient, ni la terreur des vagues ne l’empêchaient de naviguer paisiblement.
Alger Wilson se tenait seul sur le pont à regarder les immenses vagues à l’allure de montagnes.
C’est bientôt lundi … Marmonna-t-il en silence.
C’était le jour de la Terre nourricière, début d’une série de phases croissantes et décroissantes.
Néanmoins, cela avait une signification différente pour lui: l’appartenance à une existence mystérieuse, à jamais enveloppée d’un brouillard blanc grisâtre.
Au moins, cela ne m’a pas rendu fou … Il cessa de regarder autour de lui et eut un petit rire.
Un des rares marins présents sur le navire l’aborda poliment:
– « Votre Grâce, où mettons-nous le cap cette fois ? »
Alger balaya son environnement du regard et répondit d’une voix calme:
– « Poursuivez l’Auditeur de l’Ordre Aurora. »
…
La tempête se calma et des émanations brumeuses apparurent par-ci par-là. Sur un étrange voilier transportant des canons, un garçon de neuf ans aux cheveux blonds et doux regardait, apeuré, les pirates autour de lui. Ils étaient désordonnés. Certains se régalaient de tonneaux de bière, d’autres se balançaient avec des cordes et d’autres encore se moquaient les uns des autres ou se battaient avec leurs poings.
Il se retourna vers un homme en robe noire qui se tenait dans l’ombre, et lui demanda d’une voix étouffée.
– « Père, où allons-nous ? »
Il avait vu pour la première fois ce père aventurier, cinq jours auparavant. La peinture à l’huile que sa défunte mère lui avait laissée et qui confirmait l’identité de son père, et l’orphelinat qui lui avait ouvert ses portes n’avaient pas donné au jeune garçon l’envie de quitter sa ville natale et de suivre son seul parent qu’il prenait presque pour un étranger.
L’homme baissa la tête et regarda son fils.
– « Jack, je t’emmène dans un lieu saint, une résidence sacrée où le Créateur a vécu autrefois. »
– « Est-ce le Royaume de Dieu ? Nous, les mortels, ne pouvons y entrer qu’en gagnant Sa grâce… »
Jack avait été bien éduqué par sa mère, et savait pas mal de choses. Il était à la fois surpris et effrayé par cette aventure.
Debout dans l’ombre, son père avait une mâchoire travaillée, comme sculptée et ciselée par le meilleur des artisans.
Il plaça sa main sur son oreille et prit la pose de celui qui écoute. « Jack, les mortels sont un concept erroné. Le Créateur a conçu ce monde et il est partout. Il existe en chaque être vivant. Par conséquent, tous les êtres ont une nature divine. Une fois que la divinité atteint un niveau particulier, ils peuvent devenir angéliques. Les sept faux dieux actuels ne sont que des anges puissants.
« Regarde, je peux entendre les enseignements du Créateur. Ah, comme cette révélation est extraordinaire ! La vie n’est qu’un tour de l’esprit. Quand l’esprit est suffisamment puissant et résistant, nous pouvons trouver notre divinité et fusionner avec encore plus de dieux… »
Jack ne comprenait rien à cette description compliquée. Il secoua la tête et posa une question qu’il n’avait pas eu l’occasion de poser.
– « Père, Mère m’a dit qu’après avoir créé ce monde, le Créateur s’était divisé pour donner naissance à tous les êtres. Pourquoi sa Sainte résidence existerait-elle ? »
L’enfant avait un raisonnement très logique.
L’homme au visage ciselé en fut stupéfait. Il détourna la tête comme s’il écoutait d’autres murmures, puis s’effondra sur les genoux. Il serra sa tête entre ses deux mains, l’expression déformée, et cria dans une extrême douleur.
– « Ils mentent ! »
…
Après le déjeuner, et sur la promesse que le vieux Neil lui avait faite de l’emmener au marché clandestin la fois suivante, Klein rentra tranquillement à la Compagnie de Sécurité. Il avait deux options de travail : lire les documents dans le bureau du personnel et pratiquer ses capacités, ou profiter de l’occasion pour sortir et se comporter en Voyant au sein du Club de Divination avant que le capitaine Dunn ne le retienne.
C’est alors qu’il vit entrer Dunn Smith, vêtu de son habituel coupe-vent noir et de son chapeau.
– « Des nouvelles Capitaine ? »
Klein pensait, avec une certaine fébrilité, à l’endroit où pouvait se trouver le carnet de la famille Antigonus.
Sans montrer aucun signe de fatigue, Dunn répondit.
– « Les faits confirment que le carnet est bien entre les mains de Ray Bieber. Malheureusement, il a disparu corps et biens.
« J’en ai déjà informé les Faucons de Nuit par télégramme, leur demandant de surveiller les différents embarcadères et gares. Les premiers portraits ont été envoyés hier après-midi et seront imprimés dans différents quotidiens importants. »
Comme ce serait bien s’il y avait des téléphones, des fax, des caméras de surveillance et des banques de données… Quel dommage de ne pas pouvoir les utiliser et comprendre un peu la logique qui se cache derrière … Pensa Klein.
– « Mais quoi qu’il en soit, nous pouvons considérer que nous avons trouvé le carnet. Et tout cela, c’est grâce à vous. Bien sûr, il nous faut encore une autre série de confirmations. J’ai envoyé un télégramme au diocèse de Backlund, leur demandant de mettre l’artefact scellé 2-049 sous protection jusqu’ici. C’est un objet dangereux qui provient de la famille Antigonus. Il peut nous aider à savoir si Ray Bieber est l’un de ses descendants. »
Un artefact scellé de niveau 2 … Dangereux … Ils peuvent être utilisés avec soin et modération . Klein avait voulu s’informer sur l’artefact, ses capacités spéciales, et le danger qu’il représentait, mais il n’en avait pas eu l’autorisation.
– « Que la Déesse nous bénisse », dit Klein en tapotant quatre points sur sa poitrine, formant le signe de la pleine lune.
Dunn poussa la porte de son bureau.
– « La Déesse nous a toujours protégés. Si vous n’aviez pas décidé de devenir Voyant, vous seriez devenu membre officiel après cette affaire. Vous auriez pu choisir de devenir un Insomniaque mais dommage… Pour être franc, je suis perplexe quant à votre choix. Bien qu’il soit assez rebutant de devenir Collecteur de Cadavres, vous avez vu Daly et vous savez que les Médiums Spirites ont des forces différentes. Vous auriez également pu choisir de devenir Observateur de l’Ombre. Au moins auriez-vous eu l’exemple du vieux Neil qui pouvait faire en sorte que le risque de perdre le contrôle soit minimisé. »
Klein avait déjà préparé une réponse.
– « Mes considérations découlent du fait que les Voyants et les Observateurs de l’Ombre sont considérés comme des Transcendants ayant un rôle de soutien. Ils n’ont pas toujours à affronter des ennemis, car c’est trop dangereux. Vous et le vieux Neil avez dit que dans le domaine du mystère et des Transcendants, la curiosité et l’expérimentation entraînaient généralement des issues terrifiantes. Comme vous le savez, je n’étais qu’un simple diplômé il n’y a pas si longtemps. Le manque de courage est la seule raison pour laquelle j’ai fait un tel choix ! ».
– « Je dois dire que c’est une réponse très raisonnable, qui dépasse mes attentes », commenta Dunn en se massant les tempes. « Continuez vos investigations à l’extérieur. Ne vous limitez pas aux voies d’accès allant de chez Welch à la rue de la Croix de Fer. Vous pourriez peut-être détecter le carnet et nous permettre de localiser Ray Bieber. »
– « Très bien. »
Klein n’étant plus dans le dilemme prit congé et se dirigea vers la porte en comptant mentalement: Trois, deux….
– « Attendez ! » Cria Dunn.
Klein se retourna avec un sourire:
– « Autre chose, Capitaine ? ».
– « Eh bien, il arrive que les Transcendants de soutien aient à combattre de temps à autres. Bien que les Voyants semblent pouvoir éviter de telles batailles, elles ne doivent pas être ignorées. Vous devez entretenir vos compétences de tir et travailler pour augmenter votre force. »
– « C’est pour cela que je travaille dur », répondit Klein en montrant du doigt la porte: « Je pars ! »
– « Très bien. Euh, attendez un instant ! Peut-être devrais-je engager quelqu’un pour vous entraîner au combat. Dans l’hypothèse, bien entendu, où vous deviendriez un membre officiel. »
– « Autre chose Capitaine ? » Demanda prudemment Klein.
– « Non. » Devant le regard incrédule de Klein, Dunn secoua la tête. « Vraiment, rien. »
Klein fit ses adieux à Rozanne, à Mme Oriana et prit la direction du centre de tir pour s’entraîner.
Cela fait, il se rendit au club de divination où il trouva la belle Angelica qui lisait tranquillement un magazine.
« Chez soi » … Lut mentalement Klein. La canne à la main, il s’approcha et la salua.
– « Bonjour, Madame Angelica. »
– « Bonjour, M. Moretti », répondit la jeune femme sans se presser en posant son magazine. Elle se leva et dit. « Peu de temps après votre départ hier, M. Glacis est venu. Il se relève d’une grave maladie. »
Klein soupira.
– « Cela mérite d’être célébré ! »
– « M. Glacis dit que vous êtes un médecin vraiment, vraiment, vraiment magique. Est-ce vrai ? » Demanda-t-elle, curieuse, à voix basse.
Quoi ? Il la regarda fixement, pensant halluciner.
Qu’est-ce qui lui a fait croire que j’étais médecin ?
Je l’ignore moi-même…