Chapitre 52 – Une leçon en rêve
Les inquiétudes de Danitz ne se concrétisèrent pas. Klein lui lança un regard et alla se reposer dans sa chambre.
Durant les cinq heures qu’il avait passées sur le paquebot, il était très tendu. Il avait également été alarmé la nuit précèdente et de fait, n’avait pas bien dormi. En cet instant, il était vraiment épuisé.
Le jeune homme referma la porte de sa chambre avec un bruit sourd.
Ouf… Il m’a fait une peur bleue ! pensa Danitz qui se détendit et s’affala dans le fauteuil.
Quelques instants plus tôt, il s’était encore vu transformé en Livres d’or. Il avait grand mal à empêcher ces images de défiler dans son esprit.
Après un moment de silence, le pirate, qui avait traîné au bar jusqu’à l’aube, se rendormit sans s’en apercevoir. Il rêva que son Capitaine venait le sauver, mais en vain. Elle se faisait prendre par Gehrman Sparrow et au final, devenait la servante de ce fou d’aventurier.
Alors que Danitz, indigné et incapable de résister, allait se réveiller, il vit soudain la scène floue autour de lui s’éclaircir. L’image se figea sur leur luxueuse suite à l’Hôtel du Souffle d’Azur.
Le pirate entendit alors frapper à la porte : trois coups lents et rassurants.
Ne suis-je pas en train de rêver ?
Cette question à l’esprit, il s’approcha de la porte et tourna la poignée.
L’entrebâillement s’élargit et il aperçut une silhouette familière.
C’était une jolie femme au visage ovale, au nez haut placé, aux lèvres minces et aux yeux d’un bleu pâle qui rappelait l’eau d’une source claire.
Ses longs cheveux bruns, séparés au milieu, étaient retenus à l’arrière de sa tête par un nœud simple mais délicat et ruisselaient dans son dos.
Elle ne portait pas de chapeau, seulement un manteau beige serré à la taille, au col orné de fleurs de dentelle de la taille d’une paume.
Assortie à son manteau, une jupe de couleur sombre lui arrivait aux genoux. Les plis de celle-ci lui donnaient un aspect légèrement duveteux. Elle était chaussée de bottes de cuir de la même couleur que ses cheveux.
– « Capitaine ! » S’écria Danitz, inquiet.
Il sortit précipitamment de sa rêverie, se retourna et face à la chambre de Gehrman Sparrow, adopta une position défensive.
– « Attention ! Fuyez ! Un fou est à votre recherche ! Il est soutenu par une organisation terrifiante ! »
Alors qu’un sentiment d’abnégation montait en lui, le pirate entendit son capitaine dire calmement :
– « C’est un rêve. »
Un rêve… Oui, je rêve, qu’y a-t-il à craindre… ? Il jeta un coup d’œil à gauche et à droite, croisa les bras, se retourna et dit :
– « Capitaine, vous avez simulé les pouvoirs d’un Cauchemar ? Ce n’est pas possible, vous étiez encore près de l’île de Sonia la semaine dernière. »
Cette île était la plus grande de cette région de la Mer de Sonia, d’où son nom. Elle était presque aussi vaste qu’un petit continent. C’était le seul lieu de rassemblement des elfes après le Cataclysme, mais au fil du temps, cette ancienne race Transcendante avait été affectée par toutes sortes de facteurs et s’était progressivement éteinte. Seules des apparitions occasionnelles prouvaient qu’ils n’avaient pas totalement disparu.
À la fin de la Quatrième Époque, le Royaume de Loen occupait cette île, mais lors de la Guerre de Vingt Ans, il subit une terrible défaite et céda l’île de Sonia à l’Empire Feysac. C’était plus de sept siècles auparavant.
L’île de Sonia était située au nord/nord-ouest de l’Archipel de Rorsted et il fallait une quinzaine de jours de bateau pour y arriver. La vice-amirale Edwina Edwards, alias Iceberg, se trouvait encore dans les environs de l’île de Sonia la semaine précédente, aussi était-il impossible qu’elle ait rejoint Bayam en si peu de temps, à moins qu’elle n’ait la capacité de voler ou de voyager par le monde des esprits.
La belle dame que Danitz appelait Capitaine acquiesça.
– « Nous venons d’entrer dans les mers de Rorsted, à mille milles nautiques de Bayam. »
Autrement dit, il lui faudra encore trois ou quatre jours pour arriver ? C’est ce que j’appelle une chose normale…
– « Cela ne devrait-il pas dépasser la portée d’un Cauchemar ? » demanda-t-il, intrigué, tout en ajoutant mentalement : Et de loin !
La vice-amirale Edwina entra dans la pièce et se dirigea vers la table et la chaise.
– « Ce n’est pas un pouvoir de Cauchemar, mais un rituel magique secret. Il permet d’entrer dans le rêve d’une personne très éloignée par le biais d’un objet laissé sur le navire… »
En écoutant les explications minutieuses de son capitaine, Danitz eut aussitôt l’impression d’être revenu sur le Rêve d’Or et de commencer sa leçon.
Je n’ai jamais entendu parler de ce genre de magie rituelle… Il est vrai que le Capitaine maîtrise de nombreuses techniques étranges et rares de magie et de sorcellerie. Nul ne sait jusqu’où s’étendent ses connaissances… Il me semble qu’elle a dit que sa Séquence avait pour nom Maître en Occultisme… (Soupir) Si j’avais su qu’elle possédait cette “technique secrète”, je n’aurais pas été aussi contrarié de devoir trouver un moyen de l’informer des événements inattendus survenus à Bayam…
Pris dans un tourbillon de pensées, Danitz interrompit les explications d’Edwina.
– « Auriez-vous senti qu’il y avait un problème avec notre point de contact ici, Capitaine ? »
– « Oui, c’est une autre technique secrète… » répondit la jeune femme dont on sentait qu’elle aurait voulu décrire la méthode en détail.
– « Pauvres vieux Rinn et les autres… » s’empressa de soupirer Danitz.
Edwina s’arrêta de marcher et tournant le dos à la fenêtre, demanda succinctement :
– « Que se passe-t-il ? »
– « Je vais devoir commencer par le Port de Damir », répondit Danitz soudain revigoré, comme si sa longue dépression était enfin récompensée.
Il lui fit le récit de ses tentatives pour recruter Gehrman Sparrow dont il avait fini par découvrir que c’était un fou, et il exagéra sa pénible situation sur l’Agate Blanche.
Selon le brouillon qu’il avait préparé la veille au soir, il décrivit en détails l’étrangeté et l’horreur de ce qui s’était passé au Port de Bansy, y compris l’embuscade et la tentative d’assassinat impliquant Steel Maveti. Il expliqua comment il s’était allié à Gehrman Sparrow pour contre-attaquer et traquer, et fit part à son capitaine de ses théories sur les antécédents et les pouvoirs de Sparrow, sans oublier de mentionner la Faim Rampante et la puissante organisation secrète.
Ce faisant, il fit de son mieux pour rétablir la vérité, se contentant d’exagérer le rôle qu’il avait joué. Il n’était plus un domestique ou un préposé, mais un assistant ou un collaborateur.
La vice-amirale Edwards l’écouta en silence, sans l’interrompre. Lorsqu’il eut terminé, elle hocha légèrement la tête :
– « Il n’a pas de mauvaises intentions. »
Pas de mauvaises intentions ? Lui ? Gehrman Sparrow ?
– « Quoi qu’il en soit, Capitaine, c’est un homme dangereux ! Êtes-vous sûre qu’il ne cherche pas à nuire ? »
– « Je n’en ai aucune certitude », répondit calmement Edwina.
– « Alors pourquoi avez-vous… »
Danitz prit une inspiration silencieuse. Son capitaine ressemblait à Gehrman Sparrow. Impossible d’avoir une conversation avec ce genre de personnes.
– « C’est une supposition qui n’engage que moi », répondit la vice-amirale Iceberg, le visage impassible.
Danitz se frotta les tempes.
– « Quoi qu’il en soit, il est dangereux. Il est soutenu par une organisation secrète de laquelle je ne sais strictement rien. À mon avis, Capitaine, vous ne devriez pas prendre le risque de communiquer avec lui, même s’il prétend avoir quelque chose à vous demander. »
Edwina réfléchit un instant :
– « Il n’y a pas lieu de prendre des risques. Je peux communiquer avec lui par votre intermédiaire. »
Danitz poussa un soupir de soulagement puis, curieux et impatient, il demanda :
– « Comment cela va-t-il se passer, Capitaine ? Ou plutôt, que dois-je faire ? »
Edwina leva la main droite, et un support et un tableau noir apparurent dans son rêve.
– « J’ai besoin que vous organisiez un rituel », expliqua-t-elle. « Il s’agit d’un rituel de Chute d’Âme. Il permet à mon âme de traverser le monde des esprits et de s’attacher à vous. Je pourrai ainsi converser directement avec Gehrman Sparrow. Il fonctionne sur toute personne inférieure à un demi-dieu, avec une distance effective n’excédant pas 500 milles nautiques…
« Il implique la raison et la communication, et relève du domaine du Dieu du Savoir et de la Sagesse. Il vous faudra dessiner les symboles et signes magiques requis…
« En occultisme, l’étoile bleue correspond au Dieu du Savoir et de la Sagesse. Il faut du mercure, du laiton, de la lavande, du poivre et de la menthe…
« L’étoile bleue correspond au samedi. Son heure se situe entre minuit et une heure le vendredi, et de onze heures à midi le samedi… », expliqua Edwina tout en notant au tableau les points clés à retenir.
Instinctivement, Danitz s’assit et prit la posture de celui qui écoute attentivement.
Ce faisant, il se sentit confus.
Pourquoi faut-il que même en rêve, j’assiste à des cours ?
…
Klein, qui dormait dans sa chambre, se réveilla soudain en sursaut. Il avait vaguement senti quelque chose.
Il se leva et écouta un moment. Au salon, Danitz ronflait, mais sa respiration était plus calme qu’auparavant.
Ce n’était pas particulièrement étrange, mais pour un expert chevronné en matière d’occultisme comme Klein qui avait vécu bien des choses, c’était plutôt inhabituel.
Il se dirigea doucement vers la porte qui séparait la chambre du salon, saisit la poignée et la tourna lentement.
Sans un bruit, le jeune homme sortit de sa chambre. Danitz était allongé dans un fauteuil inclinable, profondément endormi. Tout autour de lui semblait normal.
Klein activa discrètement sa Vision Spirituelle et examina le pirate, mais il ne vit rien d’anormal. Qu’il s’agisse de la couleur de son aura ou de ses changements d’humeur, tout était dans les limites du raisonnable.
Après l’avoir observé un moment, Klein fronça les sourcils et sortit de sa poche un charme en argent.
« Charme de Rêve ! »
…
Plongé dans son rêve, Danitz apprenait le rituel avec une expression amère, mais sans le moindre doute sur l’authenticité de la femme qui lui faisait face.
Personne n’aurait pu simuler son style et son hobby !
Soudain, il entendit le bruit de la serrure.
Machinalement, Danitz regarda en direction de la chambre et vit l’entrebâillement s’élargir. Vêtu d’une simple chemise blanche, Gehrman Sparrow sortit, le visage impassible.
– « Vous ! Que faites-vous ici ?! » S’écria le pirate stupéfait en se levant d’un bond.
Il reprit rapidement ses esprits et balbutia :
– « C’est…c’est mon rêve ! »
Comment Gehrman Sparrow peut-il apparaître si facilement ?!
Une main dans la poche de son pantalon sombre, Klein se dirigea vers la femme qui tournait le dos à la fenêtre et dit à voix basse :
– « Un charme ».
Puis, la regardant droit dans les yeux, il demanda avec une quasi-certitude : « Edwina Edwards ? »
Sa tenue est un peu étrange… Elle n’a pas l’air d’une aventurière, encore moins d’une pirate. Elle a l’air d’une femme qui travaille décemment, de quelqu’un qui peut subvenir à ses besoins… Son style vestimentaire semble provenir d’Intis… pensa Klein, quelque peu déstabilisé.
Edwina hocha légèrement la tête et répondit par une question :
– « Gehrman Sparrow ? »
– « Oui. Bonjour, Madame », répondit Klein avec un léger sourire en s’inclinant, la main sur le cœur.
– « Bonjour. »
Fidèle à sa personnalité, Klein attendit que son interlocutrice lui demande ce qu’il lui voulait.
…
Il regardait Edwina.
…
Edwina le regardait.
…
Un silence de plusieurs minutes s’installa.
De temps à autre, Danitz regardait à droite et à gauche avec l’impression déroutante que, peut-être, tout cela n’était vraiment qu’un rêve.