Chapitre 49 – Un grand jeu d’acteur
Des choses à demander au capitaine ?
Danitz fronça les sourcils en regardant Gehrman Sparrow quitter la pièce, incertain quant à sa véritable motivation.
Que recherche donc ce type ? L’argent, la richesse ? Il avait le temps d’emporter les têtes de Steel Maveti et de Ronces de Sang en échange de près de 10 000 Livres de primes, ce qui lui laisserait sept à huit mille après payement des commissions. Pourtant, il ne l’a pas fait. De plus, il a généreusement partagé avec moi le butin de guerre. C’est très contradictoire. Lorsqu’il a appris que j’étais Le Flamboyant, sa première réaction a été de me qualifier de prime de 3 000 Livres… Pour reprendre les termes du capitaine, ce n’est pas scientifique…
Pourquoi renoncerait-il délibérément à la prime ? Aurait-il trouvé un meilleur moyen plus sûr de la réclamer ? À moins… à moins qu’il ne l’ait laissée pour quelqu’un ? Voyons… il s’était préparé à ce que les Punisseurs Mandatés interviennent… Il a ses propres relations et canaux d’information ! Tout s’expliquerait !
Sans compter la possible existence d’un demi-dieu qui a tué Qilangos. Hmm, il y a une puissante organisation secrète derrière Gehrman Sparrow !
Choqué par ses propres spéculations, Danitz tenta instinctivement d’exprimer ses émotions par son langage corporel, mais la douleur lui rappela aussitôt son bras gauche fracturé.
Il était d’autant plus effrayé qu’il ne voulait pas que son capitaine rencontre un homme aussi dangereux et fou.
Il soupçonnait même Gehrman Sparrow de vouloir, en réalité, la prime de 26 000 Livres offerte pour la vice-amirale Iceberg !
En duel, ce fou ne gagnerait pas forcément contre le capitaine, et il reste le second, le premier, le troisième et quelques maîtres d’équipage. Mais il est soutenu par une organisation terriblement puissante ! Vous voulez faire du mal au capitaine ? Il faudra me passer sur le corps !
Danitz gonfla le torse et releva la tête, envahi par un sentiment d’abnégation.
Il se passa la main dans les cheveux, poussa un long grognement et se dit : Je vais poursuivre mes observations. Peut-être que ce Sparrow veut simplement des réponses à quelques questions.
Machinalement, il regarda autour de lui et aperçut le Tapis Volant et la Cape d’Ombre. Ils n’avaient pas disparu.
Si je comprends bien, Sparrow a laissé ici les objets qui m’appartiennent. N’a-t-il pas peur que je profite de l’occasion pour m’échapper ? À moins qu’il m’ait pris des cheveux pour faciliter la divination ?
Non, non, c’est un fou. S’il voulait utiliser mes cheveux, il n’aurait qu’à s’approcher et tendre la main pour en arracher un. Il est impossible pour lui de le faire en secret… Mais c’est vrai, il y a une puissante organisation secrète derrière lui ! Peut-être qu’en ce moment même, je suis surveillé par des gens à eux. Ils attendent que je parte, que je me mette à la recherche du capitaine… C’est insidieux !
C’est sans doute intentionnellement que Gehrman Sparrow est sorti ! se dit Danitz, qui pensait avoir compris grâce à son expérience et à son bon sens.
Il fit les cent pas, s’assit dans le fauteuil et se dit avec un sourire railleur :
Je ne partirai pas !
Je veux voir ce que vous avez l’intention de faire !
Je ne mettrai pas le Capitaine en danger !
…
15h15, sur l’île de Symeem…
Si cette île faisait également partie de l’Archipel de Rorsted, elle était des plus éloignées de Bayam, la Cité de la Générosité. Il fallait près de cinq heures de paquebot pour l’atteindre.
En chemin, Klein acheta un costume aux caractéristiques locales et une petite valise pour remplacer les vêtements qu’il avait laissés, le tout pour un total de quatorze Soli. Ils ne coûtaient même pas une Livre.
C’est vraiment bon marché, une poignée de monnaie comparé au prix d’un costume complet…
Vêtu d’un pantalon, d’une épaisse veste brune et coiffé une casquette marron clair, le jeune homme débarqua du paquebot avec un visage d’autochtone qui ne se fait pas remarquer et entra dans l’un des vieux ports de l’île de Symeem. Le temps qu’il pris pour s’acheter des vêtements et changer d’apparence lui avait fait manquer le bateau de 9 heures, aussi avait-il été contraint de prendre celui de 10 heures.
Repensant aux dépenses qu’il avait dû faire pour cette performance, il ne put s’empêcher de faire ses comptes.
La caractéristique du Sans-Visage a été vendue pour 3 825 Livres. Les primes des pirates me rapportent 3 000 Livres. Même si je n’ai pas encore perçu ces 6 825 livres, je peux, en principe, les inclure dans mon budget tant que Le Pendu n’a pas été démasqué…
Le reste de l’argent provenant du pourboire de Donna et compagnie s’élève à 255 Livres en petites coupures…
J’ai trouvé 26 Livres, 11 Soli et 8 Pence sur le corps de Steel Maveti…
Et c’est vrai, j’ai encore les cinq pièces d’or en réserve…
Je n’ai pas dépensé beaucoup ces derniers temps, à peine plus d’une Livre au total. C’est plutôt réjouissant…
Cela me fera donc 7 110 Livres. De plus, il me reste la caractéristique Transcendante du Cauchemar et la vessie du murloc. Elles valent encore quelque chose.
En y réfléchissant bien, j’ai gagné une prime de 3 000 Livres avec la caractéristique du Zombie Ce dernier valant entre 3 000 et 5 000 Livres, j’ai gagné environ 7 000 Livres, uniquement grâce à Steel Maveti, à Hendry et à Squall. Par ailleurs, il y a eu beaucoup de gaspillage… La chasse aux pirates est plutôt un bon boulot. Elle permet d’appliquer la justice, de punir le mal, de protéger les faibles et les innocents, et je peux devenir riche du jour au lendemain…
Klein tourna instinctivement la tête vers la mer et constata que l’eau était beaucoup plus claire qu’à Bayam. On aurait dit une immense pierre précieuse verte et cristalline qui reflétait les rayons dorés du soleil.
Confiant, il se mit à songer à l’avenir…
Ce n’est pas sans raison que des générations d’aventuriers sont partis en mer à la recherche de richesses. Même en déduisant l’énergie spirituelle résiduelle d’antiques esprits, les yeux de Gargouille à Six Ailes, l’eau de la Source d’Or de l’île de Sonia et autres ingrédients complémentaires requis pour la potion du Maître Marionnettiste, il me resterait encore de quoi m’offrir un manoir décent ici, dans la Baie de Desi, dans les colonies du Continent Sud et dans les zones non métropolitaines… Il paraît que la campagne de Loen est très belle et si vraiment je ne peux pas rentrer, je pourrai toujours envisager de m’installer dans un endroit similaire… j’ai encore une participation de 10 % dans la Société de Cycles de Backlund et d’importants rendements à venir…
Après avoir laissé ses pensées vagabonder, le jeune homme se mit à réfléchir sur à une question plus réaliste. Devait-il vendre la caractéristique Transcendante du Cauchemar, trouver une occasion de la restituer à l’Église de la Nuit Éternelle ou la confier à un Artisan afin qu’il lui crée un objet occulte ?
Tout dépend de la situation. L’idéal serait de la vendre à l’Église…
Klein, le martyr qui avait pris deux potions aux Faucons de Nuit, n’en était pas certain.
En même temps, il espérait que Petit Soleil atteindrait bientôt la Séquence 7. Il serait ainsi qualifié pour accéder aux méthodes permettant d’éliminer la corruption mentale d’une caractéristique Transcendante.
Quant à libérer du gant le Prêtre de la Lumière, il n’était pas pressé. Petit Soleil venant de recevoir la formule de sa potion de Séquence 7, il n’en avait pas besoin dans l’immédiat. Il allait devoir attendre un bon moment et les pouvoirs d’un Prêtre de la Lumière étaient très efficaces pour faire face à un pirate comme l’Amiral de Sang. Bien plus puissants que la Broche du Soleil.
Alors que son esprit s’apaisait peu à peu, Klein entra dans la petite ville portuaire.
L’endroit était essentiellement peuplé d’indigènes. Leur peau était hâlée et leurs cheveux noirs légèrement bouclés. Ils dégageaient une odeur d’épices due à un contact prolongé avec celles-ci.
Après avoir changé d’aspect et s’être renseigné sur Renée ainsi que sur la mort de Wendt, Klein trouva un coin isolé. Il passa sa main sur son visage et prit l’apparence de ce dernier, un homme grand et mince aux traits assez marqués.
Sa valise à la main, il fit le tour de la ville jusqu’à la périphérie. C’est alors qu’il aperçut le domaine viticole que dirigeait la famille de Renée.
La jeune femme aux cheveux couleur de lin ne pouvait plus être considérée comme une jeune fille. Elle avait manifestement beaucoup mûri par rapport aux souvenirs de Wendt.
Elle balayait l’entrée et il n’y avait personne dans les environs.
Klein prit une profonde inspiration suivie d’une lente expiration. Il était dans une position très délicate.
En tant que puissant guerrier du clavier, il connaissait, en théorie, des méthodes de jeu d’acteur telles que celle de l’Actors Studio ou le jeu expérimental, mais superficiellement. Il n’avait pas d’autre choix que de se faire une idée par lui-même du ressenti et du comportement de Wendt dans ce genre de scénario.
Enfin, il ferma les yeux et s’approcha.
Renée, qui avait entendu des pas, leva les yeux et reconnut le visiteur.
Elle ouvrit légèrement la bouche et laissa échapper une exclamation à moitié surprise.
– « Pourquoi ce soudain retour ? » s’enquit-elle, le visage impassible.
N’oublie pas que tu joues la comédie… se dit Klein qui eut un sourire :
– « Je suis venu vous faire mes adieux. »
Il s’exprimait dans un dialecte local, avec un accent de Bayam quelque peu indéfinissable.
La langue de l’Archipel de Rorsted dérivait également du Feysac ancien et appartenait à une autre variante. Klein, qui était à moitié historien, était capable de la maîtriser facilement et en peu de temps.
– « Vos adieux ? » répéta Renée, un peu surprise.
Klein tourna la tête sur le côté et répondit en souriant :
– « Je pars à la recherche d’un trésor et je ne sais quand je reviendrai.
« Le moment venu, je serai riche. J’achèterai un manoir en périphérie, je planterai des hévéas, je créerai un vignoble, j’aurai mon propre moulin, une cave à vin, une forge, et l’air s’imprégnera du parfum de toutes sortes d’épices. Par la suite, j’achèterai quelques esclaves et j’embaucherai des domestiques tout comme ces maîtres. Il ne me manquera plus qu’une chose. »
Dominant la chair de poule qui était sur le point de se former sur sa peau, il regarda Renée dans les yeux :
« Une épouse et une maîtresse pour le manoir. Je vous aime beaucoup, Renée, et je voudrais vous épouser. Si, aujourd’hui, je vous le dis tout haut, ce n’est pas pour obtenir une réponse, mais parce que j’ai peur de ne plus jamais avoir l’occasion de vous le dire. »
Renée écouta en silence, puis se mit en colère :
– « Wendt, vous êtes un lâche ! »
Ah… Ce n’est pas la réaction qu’elle aurait dû avoir… pensa Klein en affichant délibérément une expression surprise.
– « Il y a trois ans, trois fichues années, j’étais déjà prête à vous suivre à Bayam et vous n’avez rien dit ! », reprit la jeune femme en maîtrisant son ton. « Espèce de lâche ! Poule mouillée !
« À quoi bon me le dire maintenant ? Vous allez bientôt prendre la mer et vous ne reviendrez peut-être jamais ! »
Plus elle parlait, plus elle était agitée.
« Vous l’avez dit tout haut et vous en êtes heureux. Vous n’avez pas de regrets, mais qu’en est-il de moi ? Je vais devoir sans cesse penser à votre retour et vivre dans la douleur ? Vous n’êtes qu’un égoïste ! »
Elle agita le balai qu’elle tenait à la main et le balança en direction de Wendt.
Klein savait pertinemment ce qu’aurait fait le vrai Wendt : il aurait repoussé le balai, serré la jeune femme dans ses bras et lui aurait dit qu’il ne reprendrait pas la mer. Mais ne pouvant le faire, force lui fut de simuler celui que se fait pathétiquement chasser. Il courut jusqu’à une ruelle voisine et arrivé là, se frappa la tête contre le mur en se maudissant intérieurement.
Bon sang, c’est trop embarrassant ! Trop embarrassant !
Renée retourna à la porte, prit son balai et s’accroupit.
Elle avait le visage cendré et ne savait plus que penser.
Elle entendit vaguement un son et s’endormit.
Après avoir utilisé le charme, Klein revint et donna un coup de coude à la jeune femme qui était assise par terre appuyée contre le mur, puis il quitta rapidement les lieux et alla se cacher plus loin pour voir ce qui se passerait.
Renée se réveilla aussitôt et réalisa qu’elle s’était endormie sans même s’en rendre compte. Tout ce qui venait de se passer lui apparaissait comme un rêve.
Elle resta un long moment assise, immobile.
Soudain, elle baissa la tête et poussa un juron qui semblait venir du fond de sa gorge.
– « Wendt, vous n’êtes qu’un sale égoïste ! »
Klein, qui éprouvait une légère sensation d’assimilation de sa potion, soupira, changea d’apparence et quitta les lieux.
Il allait devoir passer la nuit sur l’île de Symeem, car il n’y avait pas de paquebot en direction de Bayam avant le lendemain matin.