Chapitre 47 – Une Entente tacite
48 Rue du Citron Acide, devant l’Hôtel du Souffle d’Azur…
Vêtu d’une épaisse veste et d’un pantalon large, Danitz avait fait un détour pour rentrer. Il se colla à l’angle d’un mur et resta longtemps immobile, hésitant à saisir l’occasion pour s’enfuir pour ne plus avoir à affronter ce terrible fou de Gehrman Sparrow.
À la différence de la bataille du Port de Bansy, il s’était caché sur un toit très éloigné ce qui lui avait permis d’observer toute la zone de combat. Ainsi, tandis qu’il apportait son soutien à Gehrman Sparrow et combattait Hendry alias Ronces de Sang, il avait enfin vu le processus de combat de cet aventurier fou, et compris ses pouvoirs et spécificités Transcendants.
Des substituts de figurines en papier, des sorties de flammes, des chocs psychiques, un rayon sacré issu du domaine du Soleil, des balles d’air tirées avec son doigt, la capacité de se déguiser en une autre personne, un gant qui change plusieurs fois d’apparence et a dévoré Squall… Ses pouvoirs dépassent largement mon imagination et quelques-uns ne sont même pas compatibles entre eux. Cela ne saurait s’expliquer par le simple ajout à une Séquence d’un ou deux objets magiques… De plus, cette sensation de faim venue des profondeurs de son âme m’éclaire… Le gant du vice-amiral Ouragan, la Faim Rampante ! Le Capitaine nous avait expressément expliqué que ce gant pouvait Brouter les âmes de nombreux Transcendants et ainsi utiliser leurs pouvoirs…
Danitz s’étant repassé les pensées qu’il avait eues précédemment, il en arriva à une conclusion.
Gehrman Sparrow est l’actuel propriétaire de la Faim Rampante !
Loin de le déprécier pour avoir tiré sa force terrifiante d’un puissant objet occulte, il n’en éprouvait que plus de respect pour Gehrman.
La raison en était simple : tirer le plein potentiel d’un objet occulte dépendait des capacités de l’utilisateur. Sans une force suffisante et une expérience de combat extraordinaire, Sparrow n’aurait jamais été capable d’éliminer Steel Maveti et Squall Le Calme en l’espace de dix secondes, et cela même avec la Faim Rampante.
De plus, son Capitaine, la vice-amirale Edwina Edwards, tenait de sources secrètes que le vice-amiral Ouragan n’était pas mort aux mains de l’Église des Tempêtes, mais qu’il avait été tué de façon très rapide par quelqu’un de puissant alors qu’il s’enfuyait.
Danitz connaissait parfaitement la puissance du vice-amiral Qilangos alias Ouragan à l’époque où il était à son apogée. Pour que quelqu’un puisse aussi facilement l’éliminer, il fallait qu’il soit l’égal des plus grandes puissances pirates, de deux des plus terrifiantes, à savoir, le Roi des Cinq Mers et la Reine Mystique !
Le facteur surprise peut tout au plus réduire un peu l’évaluation. La personne ne serait guère plus faible que le Roi de l’Immortalité, et en tous cas plus forte que l’Amiral des Enfers et l’Amiral de Sang… La Faim Rampante appartient désormais à Gehrman Sparrow, ce qui ne peut signifier que deux choses : soit c’est lui qui a tué Qilangos, soit il bénéficie du soutien d’un personnage de pouvoir du niveau des Quatre Rois. Dans un cas comme dans l’autre, c’est encore plus terrifiant que ce à quoi je m’attendais !
Danitz était tendu. Il n’avait vraiment pas envie d’affronter l’aventurier au sang fou.
Il soupira. Cela faisait trop longtemps qu’il hésitait : il devait prendre une décision au plus vite.
Gehrman Sparrow connait la divination et il a plutôt confiance en ses capacités dans ce domaine. Ma Cape d’Ombre est entre ses mains. Non seulement je ne parviendrai pas à m’échapper, mais cela pourrait l’exaspérer… La Cape d’Ombre est un objet occulte rare…
Serrant les dents, le pirate tourna au coin de la rue, passa la porte de l’hôtel et arriva devant la luxueuse suite.
Après quelques secondes d’attente et d’observation vigilantes, il sortit sa clé et ouvrit la porte.
La pièce était sombre, les appliques à gaz n’avaient pas été allumées et la faible lumière du petit matin qui filtrait par la fenêtre éclairait Gehrman Sparrow qui se tenait face à la porte.
L’aventurier avait remis son habituel pardessus noir en tweed et son pantalon sombre. Il tenait à la main son semi haut-de-forme et son pied droit reposait sur sa cuisse gauche.
Il se pencha un peu en arrière. Son visage était dans l’ombre du fait qu’il tournait le dos à la fenêtre. Seuls ses yeux marron foncé, d’une clarté exceptionnelle, observaient la porte avec une calme indifférence.
Danitz baissa instinctivement la tête, eut un rire sec et dit :
– « Conformément à vos instructions, j’ai fait le tour de quelques agences de presse. J’ai noté sur des morceaux de papier que Le Flamboyant avait tué Steel Maveti, Hendry alias Ronces de Sang et Squall, et je les ai jetés à l’intérieur.
« Bien entendu, je n’ai pas manqué de parler de l’aide puissante dont j’ai bénéficié : un mystérieux inconnu, un aventurier de premier plan et un chasseur de primes chevronné. »
Klein acquiesça et eut un sourire poli.
– « Très bien. »
Avec un soupir de soulagement, Danitz regarda autour de lui et vit le tapis bleu paon.
Il en resta quelques secondes stupéfait avant de demander, perplexe :
– « Et les têtes de Steel et Hendry ? »
– « Je ne les ai pas prises », répondit calmement Klein.
– « Vous ne les avez pas prises ? » s’exclama Danitz, interloqué. « Et notre prime ? »
S’ils avaient eu les têtes de Steel et de Ronces de Sang, il aurait pu, par l’intermédiaire de personnes ayant des relations, obtenir les primes. Cela leur aurait coûté 15 à 30 % de l’argent perçu, mais en tant que pirate, il ne pouvait pas réclamer lui-même la récompense. C’était le seul moyen, car ce n’était pas parce que l’armée et l’Église offraient des primes pour encourager les pirates à s’entretuer qu’ils fermeraient les yeux sur un cadeau qui viendrait à passer leur porte.
A la surprise de Danitz, Gehrman Sparrow, dont les yeux devenaient fous d’avidité lorsqu’il s’agissait d’argent, n’avait finalement pas pris les têtes de Steel et Ronces de Sang. Il avait donc, de fait, renoncé à la prime.
Klein ne lui répondit pas et désigna le Tapis Volant.
– « En tant que contributeur, vous avez le choix : 3000 Livres en liquide ou ce tapis. Je vous laisse cinq secondes pour réfléchir. Passé ce délai, je considèrerai que vous renoncez. »
3 000 Livres en liquide ou le Tapis Volant ? Ce tapis ne me semble avoir d’autres capacités que celle de planer et de voler. De plus, il n’est pas très rapide, donc pas très utile. Mais en mer, pour un Transcendant n’appartenant pas à la voie du Marin, ce type d’objet est très précieux. Au moins n’ont-ils pas à s’inquiéter des conséquences d’un naufrage…
Danitz était en plein dilemme.
Il entendit alors la voix de Gehrman Sparrow qui comptait :
– « 3, 2… »
Le cœur du pirate s’emballa et il s’empressa de répondre :
– « Tapis Volant ! »
– « D’accord », acquiesça Klein.
Sachant que Gehrman était très fiable, le pirate se détendit enfin et grommela :
– « Pourquoi n’avez-vous pas commencé le décompte par 5 et 4 ? »
N’étais-je pas censé disposer de cinq secondes ?
– « Je comptais mentalement », répondit Klein sans changer d’expression.
Danitz prit une profonde inspiration et grimaça.
Klein se leva lentement et d’un geste du poignet, lança son chapeau qui s’accrocha fermement au portant, puis il se dirigea vers sa chambre.
…
Cathédrale des Vagues…
Alger, qui venait d’arriver sous le prétexte de la prière du matin, alla trouver Chogo, l’évêque du diocèse, et lui expliqua tout ce qui s’était passé la nuit précédente, à ceci près qu’il remplaça le gaz anesthésiant des Sanguins par un Charme de Sommeil de l’Église de la Nuit Éternelle.
Chogo hocha la tête en signe d’approbation.
– « Avoir osé pénétrer profondément dans le repaire de l’ennemi au risque de perdre la vie au nom de votre foi, un tel acte est digne d’éloges. Vous êtes un véritable gardien de la tempête.
« La nuit dernière, nous avons capturé cinq Transcendants et tué deux d’entre eux sur le champ. En conséquence, Maveti, Hendry et Squall sont également morts. On ne reverra plus les têtes de ces trois pirates, sinon entre nos mains et la prime du gouvernement nous reviendra.
« Nous toucherons plus de 10 000 Livres au total et la plus grande part, à savoir 6000 Livres, sera pour vous.
« Ne refusez pas. Le Seigneur nous a dit que ceux qui combattent pour leur foi ne devaient pas se montrer réservés. »
– « Saint Seigneur des Tempêtes ! » s’exclama Alger, plein d’enthousiasme, le poing sur le cœur.
Même si Le Monde et lui n’étaient pas d’accord sur le partage du butin de guerre, il pensait qu’ils étaient parvenus à un accord tacite. Lors de leur chasse aux pirates, par exemple, ils ne devaient pas interférer dans les affaires de l’autre. La prime devant être blanchie par l’intermédiaire de l’Église, ils la partageraient à parts égales.
Quant aux primes offertes par des pays et des organisations comme Intis et Feysac, Alger n’en attendait rien. Pour toucher la récompense, en effet, il fallait remettre le cadavre ou la tête de la cible. De fait, une seule entité pouvait être choisie. Seules les personnes disposant d’une solide expérience et de bonnes relations avec les différentes organisations et les différents pays pouvaient percevoir l’ensemble des primes.
3 000 Livres reviennent au Monde… Si je perds cette somme d’un coup, cela éveillera les soupçons. Bon, je vais devoir trouver une occasion d’acheter un objet occulte. Ces objets sont rares, donc souvent hors de prix et plus encore en période de grande nécessité. Personne ne se doutera que j’ai dépensé 5 000 Livres pour un achat qui en vaut 3 000… Si je revends les objets obtenus du vieux Quinn, ceux qu’il avait reçus, les comptes seront équilibrés…
Alger avait rapidement trouvé une solution.
…
À l’idée des 3 000 Livres qui l’attendaient, Klein, ravi, prit place sur la chaise à haut dossier du Fou et se mit à réfléchir sérieusement.
Maintenant qu’il avait Brouté Steel Maveti, il devait, comme il l’avait promis, libérer une âme de la Faim Rampante.
Leurs pouvoirs Transcendants sont très utiles. Quel dommage d’avoir à les libérer avant de leur avoir trouvé un remplaçant. C’est vrai… Du reste, j’ai déjà libéré ce Sans-Visage. Il me semble que ce n’est pas nécessaire cette fois-ci…
En proie à des sentiments d’hésitation et de réticence à s’en séparer, Klein était confronté à un dilemme. Il était incapable de prendre une décision.
Au bout d’un long moment, il se pencha en arrière et soupira :
Je ne peux pas me leurrer.
Il secoua la tête et eut un petit rire, détendu à la pensée que sa décision était prise.
Il tiendrait sa promesse et libèrerait une âme.
Le Sans-Visage avait été libéré plus tôt que prévu car il avait besoin d’informations. C’était un échange équitable.
Qui dois-je libérer ? Miss Justice a acheté des matériaux pour une potion de Psychiatre et un objet mystique d’une valeur de 5 500. Même si elle est riche, sa situation financière doit être serrée. Il ne serait donc pas approprié, pour le moment, de vendre la caractéristique du Psychiatre. Et elle doit encore 2 000 Livres à mon adorateur, qu’elle ne pourra payer qu’en février ou mars…
À cette pensée, Klein décida de libérer le Cauchemar.
En tant qu’ancien Faucon de Nuit, il avait toujours eu un penchant et une gratitude basés sur son impression et son ressenti envers les Transcendants de ce domaine. Sans même avoir à prendre en compte d’autres facteurs, le choix n’était pas difficile à faire.
Ayant retrouvé son calme, le jeune homme prit le gant de peau humaine qu’il avait emporté au-dessus du brouillard et ferma les yeux afin de percevoir ces âmes difformes.
Sans hésiter, il libéra le Cauchemar.