Chapitre 43 – Squall Le Calme
Alger leva les yeux vers l’horloge murale et constatant qu’il était plus de huit heures, posa son verre et se fraya un chemin à travers les ivrognes qui déambulaient dans la rue.
L’Archipel de Rorsted étant riche en charbon, Bayam ressemblait aux villes continentales de Backlund et du Port de Pritz. Relativement propres, ses rues étaient bordées de hauts réverbères noirs dont la lumière provenant du gaz brûlant filtrait à travers les grilles métalliques.
Alger ôta son turban et s’engagea à pas lents dans une ruelle. Arrivé à une impasse, il perçut une odeur d’urine mêlée à celle de l’alcool. Bien que la Feuille D’Amyris disposât de toilettes, elles ne suffisaient pas à accueillir les clients aux heures de pointe. Certains ivrognes, ne pouvant plus se retenir, n’avaient pas d’autre choix que de trouver un endroit à l’écart pour se soulager.
Le clair de lune rouge qui perçait à travers les nuages éclairait la ruelle. Alger se demandait encore s’il devait se montrer plus convaincant lorsqu’une voix ferme et pénétrante se fit entendre derrière lui.
– « Est-ce intentionnellement que vous nous avez divulgué ces informations sur Le Flamboyant ? »
Il n’est pas stupide… marmonna Alger en se retournant lentement, comme s’il se préparait à une attaque surprise.
À sept ou huit pas de là, il aperçut une silhouette appuyée contre le mur.
L’homme mesurait environ 1 mètre 78 et portait un chapeau en forme de bateau. Son visage était fin, ses traits marqués et il avait l’air agressif.
Une mèche de cheveux noirs cachait à moitié ses yeux d’un vert sombre, ce qui lui donnait un air moins froid.
Bien qu’il y eût souvent une grande différence entre le portrait figurant sur un avis de recherche et la personne en question, de nombreux pirates célèbres se promenaient dans la ville sans même chercher à se déguiser. En tant qu’initié de l’Église, Alger avait vu de nombreux portraits presque photographiques dessinés selon des rituels et participé à des conventions de pirates. Il était donc capable de faire le lien entre la personne qui se trouvait devant lui et un nom figurant sur un avis de prime.
Mais il le garda pour lui et volontairement hésitant, demanda :
– « Squall Le Calme ? »
C’était le principal assistant de Steel Maveti, un Transcendant qui avait le don de contrôler ses émotions et de réfléchir calmement. Cependant, il était inhumain et sa tête était mise à prix pour 1 500 Livres.
L’homme resserra son coupe-vent noir et eut un sourire vide.
– « Puis-je le nier ? … Probablement pas, tout comme vous ne pouvez pas nier que vous avez délibérément parlé du Flamboyant à Oamaru. Ce n’est pas quelqu’un qui aime utiliser son cerveau, c’est tout le contraire de moi. »
– « Je n’ai jamais eu l’intention de mentir. Je souhaite seulement me faire payer pour les informations que je vous ai communiquées. Entre Le Flamboyant, qui est seul, et Steel qui a de nombreuses personnes pour l’aider, n’importe qui ayant un cerveau saurait qui choisir. Cela dit, je souhaite que vous gardiez ceci secret. Je ne voudrais pas être poursuivi par la vice-amirale Iceberg », répondit franchement Alger.
Squall hocha calmement la tête :
– « Racontez-moi tout en détails. »
– « Je vous l’ai dit, j’ai croisé et reconnu Le Flamboyant au casino de la Pièce D’Or. Il m’a chargé de prendre note des allées et venues de Steel. Il semblerait qu’il ait l’intention de lancer une contre-attaque », dit Alger sur un ton dédaigneux. « Nous avons convenu d’un point de contact. Je pense que ce renseignement vaut au moins 1 000 Livres. »
– « 1 000 Livres ? Regardez la lune cramoisie. Vous rêvez !? » railla Squall. « C’est peut-être un piège. Vous ne comprenez pas ? Il se pourrait que Le Flamboyant ait trouvé de l’aide, c’est pourquoi il se permet de nous chercher. »
– « Piège ou non, ce n’est pas à moi d’en juger. 500 Livres. En deçà, je préfère faire comme si rien ne s’était passé », argumenta Alger pour justifier sa récompense.
– « 300 Livres. Je vous conduirai quelque part où vous resterez un certain temps. C’est pour éviter que vous ne vendiez cette nouvelle à d’autres et ne gâchiez nos plans. Nous vous paierons lorsque, grâce à vos renseignements, nous aurons capturé Le Flamboyant ou aurons canalisé son esprit. Ne vous inquiétez pas, la nourriture, l’alcool et le lit sont gratuits. Quoi qu’il en soit, vous avez eu de la chance ! S’il survient des incidents à cause de vous, héhé, j’imagine que vous savez ce qu’il adviendra », laissa entendre Squall sur un ton qui n’admettait pas la répartie.
Je m’en doutais… Étant donné mon passé inconnu et le fait que je ne suis pas très dangereux, il y avait davantage de chances pour qu’ils préfèrent me détenir un temps plutôt que de me réduire au silence… Cela dit, je me suis préparé au pire et si je ne me montre pas trop négligent, m’échapper ne sera pas un problème…
Alger fit celui qui était confronté à un dilemme :
– « Pas plus de deux jours, sans quoi mon équipage repartira avec mon navire. »
– « Si ça dépasse deux jours, je les en informerai. »
Sans que l’on sache comment, Squall s’était mis à jouer avec un scalpel tranchant qu’il faisait sauter et tourner tel un acrobate.
Après qu’Alger lui eût décrit en détail le point de contact au 15 Avenue des Amyris et les moyens de communication concernés, Squall, sans un mot, le précéda dans diverses rues jusqu’à une maison anonyme.
Un vieil homme aux cheveux poivre et sel vêtu d’un ample pantalon comme ceux que portaient les locaux leur ouvrit.
– « Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus, capitaine de vaisseau fantôme aux cheveux bleus ! »
– « Vieux Quinn ! C’est donc vous l’officier de renseignement de l’Amiral de Sang… » feignit de s’étonner Alger.
Quinn eut un petit rire :
– « Il y a toujours une part de vérité dans les rumeurs. Ce que vous pensez être faux peut très bien s’avérer vrai. »
Il n’alluma pas l’applique murale à gaz. C’est avec un chandelier d’argent qu’il conduisit Alger et Squall à travers le sombre corridor jusqu’à un sous-sol spacieux et sans fenêtres.
« Vous allez rester ici un certain temps. Mes amis et moi nous chargerons de vous surveiller et de vous fournir alcool et nourriture », dit en souriant le vieux Quinn. « Pour vous montrer notre sincérité, nous vous laissons vos armes. »
– « Très bien », fit Alger en se dirigeant vers le lit.
Le vieux Quinn referma la lourde porte de pierre et la verrouilla derrière lui.
Squall ne s’attarda pas. Il quitta précipitamment les lieux en s’assurant à plusieurs reprises qu’il n’était pas suivi.
Après avoir changé de voiture de location, il arriva dans une enclave de Loen à l’intérieur de Bayam, quartier résidentiel de la classe supérieure.
En entrant dans un bungalow assorti d’un jardin, Squall vit Maveti qui l’attendait, assis au salon sur un canapé. Les autres étaient soit allongés, soit debout, soit assis en demi-cercle, entourés de marionnettes et de zombies qui faisaient office de gardes.
Steel avait des lèvres épaisses et une peau basanée. Ses cheveux bouclés ressemblaient aux billes d’acier que l’on voit souvent dans les usines.
– « Les informations sont-elles fiables ? »
Les muscles de ses bras tremblaient et il émanait de lui les vibrations d’une force impressionnante. Mais de toute sa personne se dégageait une sensation froide et sinistre, on aurait dit qu’il n’avait rien d’un être vivant.
Squall acquiesça.
– « C’est un capitaine pirate au service de l’argent. Je le détiens chez le vieux Quinn. Si vraiment il y a un problème, il ne quittera pas cet endroit vivant. Je pense qu’il l’a très bien compris. »
Squall afficha alors un sourire froid : « Cependant, nous devons rester méfiants. Nous ne sommes pas à l’abris d’un incident. Il pourrait s’agir d’un piège tendu par Le Flamboyant. »
– « Avez-vous une idée ? » demanda de but en blanc Maveti.
Son regard tomba sur un pirate allongé sur un canapé. Il portait une tunique locale brune et faisait tourner entre ses doigts un chapeau de paille d’un brun jaunâtre.
C’était Hendry dit « Ronces de Sang », l’adjoint de Maveti dans cette série d’opérations, le capitaine du sixième navire perdu lors de la bataille contre le vice-amiral Dusk. Sa prime était de 3 800 Livres.
– « Il est clair que Squall a un plan », dit Hendry en couvrant son visage pâle de son chapeau de paille.
Squall eut un petit rire :
– « L’aventurier John Smith n’a-t-il pas envoyé Mordor pour nous rejoindre sous couverture ? Divulguons-lui les informations en lui faisant croire que nous attendons toujours de l’aide et que nous ne pourrons agir qu’après-demain, voire dans trois jours.
« Cette bande de cupides aventuriers ne laisseront certainement pas Le Flamboyant s’en tirer. Ils se jetteront à corps perdu sur lui. Le moment venu, nous trouverons un endroit pour assister au spectacle. En cas d’accidents, ce sont eux qui en feront les frais. Si tout se passe bien, nous pourrons tous les éliminer ! »
– « D’accord. »
Steel Maveti bougea légèrement ses yeux qui irradiaient une intense soif de sang.
…
Au petit matin, tout était prêt.
Ronces de Sang apporta une valise de cuir, en sortit un tapis bleu paon et l’étala lentement devant lui. Il était orné de nombreux motifs mystérieux qui n’avaient pas l’air d’être d’origine humaine.
Maveti, Squall, deux autres Transcendants ainsi que huit zombies et marionnettes prirent place sur le tapis.
Hendry fut le dernier à s’installer. Fermant à demi les yeux, il prononça en elfique :
– « Vol ! »
Le tapis bleu paon se tendit brusquement et s’éleva, emportant tout le monde vers l’avenue des Amyris.
Hendry sortit alors un mouchoir noir et d’un mouvement du poignet, le transforma en un ciel nocturne qui vint, comme par magie, couvrir toutes leurs traces sous le clair de lune.
Sept à huit minutes plus tard, ils arrivèrent aux abords du numéro 20 de l’avenue des Amyris qui se trouvait face à eux, en diagonale.
Ils s’arrêtèrent, laissèrent le tapis volant planer silencieusement devant la cime d’un arbre touffu et s’allongèrent pour observer.
Les secondes s’égrenaient et Hendry stabilisait l’objet occulte sans montrer aucun signe de manque d’énergie spirituelle.
La nuit passa lentement et l’horizon se teinta d’une faible lueur rouge. Le soleil étant sur le point de se lever, la bande de pirates dirigée par Steel Maveti se préparait à trouver un endroit propice à la surveillance diurne lorsqu’ils aperçurent une silhouette qui se déplaçait agilement sur les toits, dos courbé, jusqu’au numéro 15.
Revêtu d’une cape noire, l’homme avait des sourcils blonds et des yeux bleu sombre. Les traits et les contours de son visage étaient relativement doux. Ce n’était autre que Danitz !
Ce dernier regarda autour de lui avec circonspection, puis grimpa sur la cheminée, y passa la main et se laissa glisser à l’intérieur.
Il est donc venu ?
Steel Maveti, Hendry, Squall et leurs compagnons se sentirent tout à coup ragaillardis.
C’est alors que plusieurs silhouettes surgirent des cheminées et des alentours des numéros 13, 14 et 17. Rapides et puissants, ils se ruèrent vers le numéro 15 et s’y engouffrèrent, les uns brisant des fenêtres, les autres défonçant les portes ou recourant à la cheminée.