Chapitre 42 – La rencontre
17 heures, Avenue de l’Olivier, Pavillon de Divination de Pam…
Alger Wilson poussa la porte de bois marron surmontée de vitres et entra dans le café qui avait pour thème l’occultisme.
Il commanda une tasse de café Fermo de la vallée de Paz, sur les Hauts Plateaux Étoilés du Continent Sud. Sortit les cartes de tarot qu’il avait achetées plus tôt et les plaça près de lui, la carte du dessus étant Le Pendu. Elle représentait un ange pendu à l’envers, les mains liées dans le dos.
Il avait changé de tenue vestimentaire et portait une robe sombre classique assortie d’une barrette d’ecclésiastique, tel un sorcier ou un magicien issu du folklore.
Alger Wilson prit une inspiration silencieuse et dégusta lentement son café. Il n’était pas du tout inquiet quant à l’attente.
Au bout de cinq minutes, l’épaisse porte de bois s’ouvrit. Un jeune homme vêtu d’un manteau de tweed noir et coiffé d’un semi haut-de-forme fit son entrée.
L’homme n’avait pas trente ans. Son visage était fin et anguleux, laissant entrevoir un tempérament à la fois mature et sombre. Ce n’était autre que Klein qui avait légèrement modifié son apparence et changé de personnalité.
Quoiqu’il ne portât pas ses lunettes à monture dorée, sa vue n’en était pas affectée. Il jeta un œil désinvolte sur les favoris bleu foncé d’Alger.
Baissant les yeux, il vit la carte du Pendu posée face visible sur le jeu.
Sans un mot, il s’approcha, ôta son chapeau et prit place devant Alger.
– « J’aimerais faire une divination », dit-il avec un sourire grinçant.
Tout en parlant, il avait noté l’apparence du plus ancien membre du Club de Tarot.
Le visage buriné, des contours rugueux… un aspect clairement marqué par les intempéries. Il est évident qu’il s’agit de quelqu’un qui se bat souvent et n’importe où.
Il a la peau couleur bronze, mais elle diffère de celle des autochtones. On dirait un pur Loenois exposé durant des années aux mauvais temps. Cela dit, ses cheveux bleu sombre sont particuliers et ne relèvent pas du Royaume de Loen. Ils le rapprochent davantage des colons de la Baie de Desi qui vivent dans la région de la Mer Berserk.
Un sang mêlé… conclut Klein.
Alger regarda l’homme en face de lui et lentement, superposa son image à celle du Monde. Puis, poussant vers lui les cartes, il murmura :
– « Vous allez devoir mélanger et couper le jeu. »
Klein prit les cartes, les étala pour les mémoriser, puis les rassembla et battit le jeu.
Il coupa plusieurs fois le paquet, sortit trois cartes et les plaça dans un ordre évoquant le passé, le présent et le futur.
Se penchant lentement en arrière, le jeune homme, de sa main droite, retourna la carte du centre. Elle représentait une femme nue revêtue seulement d’un foulard de soie pourpre et entourée d’une guirlande verte qui évoquait une porte.
C’était le Monde, carte numérotée 21, le numéro 22, qui ramène à 0, symbolisant le Fou.
– « Comment dois-je interpréter cela ? » demanda délibérément Klein.
Bien que Le Pendu n’ait pas explicitement mentionné que Le Monde était l’adorateur du Fou, il n’était pas nécessaire, selon Klein, d’espérer le contraire. Le fait d’être honnête à ce sujet contribuait à asseoir son image : Si Alger ne l’avait pas déjà deviné, ce serait un acte d’ouverture et de confiance. S’il était déjà au courant, cela confèrerait au Monde l’attitude de quelqu’un qui est tout à son aise, comme si tout était sous son contrôle.
Sait-il que je sais ? Il pense que j’avais deviné avant qu’il n’aborde le sujet au-dessus du brouillard ? Impressionnant… Le cœur d’Alger eut un sursaut et il répondit à un rythme modéré :
– « C’est inversé. Cela signifie que les choses échoueront faute d’une préparation suffisante. »
– « Quel genre de préparation faut-il ? » s’enquit Klein, pensif.
Alger reprit toutes les cartes de tarot à l’exception du Monde, les mélangea habilement et coupa le jeu, après quoi il découvrit la carte supérieure :
C’était Le Pape !
– « Vous avez besoin de conseils. Il vous faut l’aide de la foi et de la religion pour éviter de vous engager dans la mauvaise voie ».
Sans attendre l’intervention de Klein, il suivit la procédure et retourna la seconde carte. Elle représentait La Lune, qui surplombe la terre.
« Vous serez désorienté, épuisé et vous errerez dans vos rêves, mais ce ne sera que temporaire. »
Alger lui présenta ensuite une troisième carte, Le Soleil.
« Tout passera et la lumière reviendra briller sur le pays », dit-il à la manière d’un charlatan.
Klein demeura quelques secondes silencieux, puis prit l’air de quelqu’un qui demandait confirmation :
– « Église, rêve, soleil ? »
Un sourire se dessina sur le visage d’Alger. Il hocha légèrement la tête et répondit :
– « C’est cela. »
Durant sa séance de divination, il avait caché des indices concernant des plans ultérieurs.
Dans une situation où il n’avait rien à voir avec l’affaire et où on ne le remarquait même pas, il n’était pas nécessaire de faire preuve d’autant de tact. Il aurait pu donner de suite tous les détails, mais il avait le sentiment de devoir tester plus avant cet adorateur qu’était Le Monde. Il voulait savoir s’il était suffisamment intelligent plutôt que de se fier à sa force.
Si leur intelligence était de même niveau, ils pourraient coopérer davantage à l’avenir. Entre gens intelligents, nul besoin de trop en dire. Il s’efforcerait, au contraire, de ne pas impliquer Le Monde dans ses propres affaires. Il ne demanderait de l’aide que lorsqu’il en aurait besoin, à moins que Le Fou ne lui donne d’autres directives.
La réponse du Monde et ses précédentes performances montraient qu’il était sournois, vicieux et expérimenté.
Hey, je suis expert en cartes de tarot… Dans ce domaine, Monsieur Le Pendu, vous n’êtes qu’un débutant… pensait Klein, riant intérieurement.
Le message caché dans l’interprétation du Pendu était très simple. Le Pape voulait signifiait qu’il avait l’intention d’informer l’Église des Tempêtes au sujet de Danitz et de Steel Maveti, puis de recourir au pouvoir des Punisseurs Mandatés pour diviser l’ennemi et en récolter les fruits.
Klein utilisant souvent cette méthode, il n’avait eu aucun mal à comprendre.
Les cartes suivantes représentant La Lune et Le Soleil étaient un rappel et un avertissement du Pendu.
S’agissant des Punisseurs Mandatés, il fallait faire preuve d’une certaine prudence. De l’expérience d’Alger, ses collègues de Bayam, dans ce genre de situation, auraient sans doute recours à un Artefact Scellé capable d’emmener dans un rêve de nombreuses personnes. D’après les caractéristiques de Maveti, il était sans doute ciblé par un objet spécifique relatif au Soleil.
Je suis immunisé contre les rêves et je n’ai pas peur du Soleil… pensa Klein en retournant la carte du Monde qui était inversée pour la remettre dans la bonne position. Il signifiait par-là que ce plan était réalisable et qu’il allait s’y préparer.
Alger releva la tête et inspira profondément.
– « La maîtresse des lieux spécialisée dans l’aromathérapie. Elle peut utiliser les parfums de différentes huiles essentielles, d’extraits, d’encens et d’essences de fleurs pour traiter les problèmes émotionnels et apaiser l’esprit agité. Voulez-vous tenter ? »
Par le biais du point de contact de l’avenue Amyris ?
Klein eut un sourire :
– « D’accord. »
Ils se regardèrent l’un l’autre, immobiles. Ils n’ajoutèrent rien au sujet de l’aromathérapie, tous deux ayant déjà tout prévu.
Klein ne s’attarda pas plus que nécessaire. Il sortit sa montre à gousset, la consulta et se leva lentement.
Alger, qui avait retrouvé son visage grave, s’inclina légèrement, la main sur le cœur.
– « Louons Dieu. Tous ce que nous avons appris par la divination, c’est Lui qui nous l’a révélé. »
Oh, vous savez même comment exprimer votre loyauté… pensa Klein qui se retenait de rire.
– « Dieu soit loué », dit-il d’un ton sérieux en imitant son interlocuteur.
Il s’éloigna de deux pas, puis s’arrêta brusquement et se retourna vers Alger.
– « Franchement, vous n’êtes pas fait pour ce genre de tenue », dit-il avec un petit rire en remettant son chapeau.
Ah ? Alger ne parvenait pas à suivre le fil des pensées du Monde.
Lorsque Klein eut quitté le café à thème, Alger s’examina attentivement dans le miroir au coin de la salle.
Si au départ, il ne voyait pas ce qu’il y avait de mal à se vêtir ainsi, suite à la remarque du Monde et à mesure qu’il se regardait, il trouvait cela de plus en plus incohérent. Enfin, il comprit pourquoi cet homme lui avait dit ça.
Un type à l’air rustre et endurci, visiblement capable de convoquer à tout moment une centaine de marins pour frapper son adversaire ou de sortir une hache pour le couper en morceaux n’avait pas à porter une robe de sorcier classique aussi mystérieuse. Cela lui donnait une allure quelque peu étrange.
…
Cathédrale des Vagues…
Alger, qui avait repris ses vêtements d’origine, se fit discret et suivit les fidèles dans la salle. Il profita de la confession pour rencontrer l’évêque Chogo par l’intermédiaire du prêtre responsable.
Après l’avoir salué, il alla droit au but.
– « J’ai rencontré Danitz Le Flamboyant. Il prétend que la clé que possède la vice-amirale Iceberg n’a rien à voir avec le trésor de La Mort et qu’ils sont même prêts à la vendre.
« Il m’a confié pour mission de prendre note des allées et venues de Steel Maveti. Apparemment, il a été blessé par le second de l’Amiral de Sang et il est pressé d’échapper à sa poursuite.
« Votre Excellence, je souhaiterais divulguer l’information selon laquelle Steel Maveti et ses subordonnés ont réussi à coincer Blazing Danitz. Je voudrais profiter de l’occasion pour les capturer tous ou les exécuter sur le champ.
« Cela permettra de refreiner efficacement l’arrogance des pirates. »
Chogo eut un regard approbateur.
– « Très bien. Vous vous y prenez mieux que ce à quoi je m’attendais. »
– « Je le dois aux conseils du Seigneur et à vos enseignements », répondit Alger en prenant un air humble.
« Dans la soirée, je trouverai une personne à qui annoncer la nouvelle. Si je reviens prier, cela signifiera que Steel Maveti n’a pris aucune mesure dans l’immédiat. Si vous ne me voyez pas, vous aurez compris que lui ou ses subordonnés me retiennent pour empêcher toute fuite. Cela voudra dire qu’ils sont tombés dans le piège. »
Après lui avoir précisé le lieu et donné d’autres détails, Alger retourna au confessionnal et quitta les lieux comme à son habitude.
…
19 h 15, au bar « La Feuille d’Amyris »…
Vêtu d’un pantalon ample, un turban enroulé autour de ses cheveux bleu sombre, Alger se tient près d’un ring de boxe, un verre de Lanti Proof à la main. L’air moqueur, il observait les deux adversaires couverts de bleus.
Très vite, il vit sa cible qui venait d’entrer et se dirigeait droit vers le comptoir.
Il attendit un moment, puis vint s’asseoir à côté de cet homme mince et lui dit avec un petit rire :
– « J’ai entendu dire que Steel était arrivé à Bayam. »
L’homme, inquiet, pencha la tête et eut un sourire feint :
– « Pourquoi ne suis-je pas au courant ? »
– « Vraiment ? On dirait que Le Flamboyant m’a bien eu ! »
Alger donna un coup sur le comptoir et but une gorgée de son verre.
– « Le Flamboyant… Danitz ? » demanda l’homme, hésitant, tandis que ses yeux s’illuminaient.
– « Oui, c’est lui ! » Alger serra les dents. « Je l’ai rencontré ce matin au Casino de la Pièce d’Or. Ce maudit type a prétendu que Steel était à Bayam. Pfff ! Comment a-t-il osé me mentir ? »
L’homme mince et basané jeta un regard alentour mais ne l’interrompit pas.
Il écouta tranquillement jusqu’au bout, puis se leva et gloussa :
– « J’ai oublié que j’avais quelque chose à faire. Notre partie de cartes sera pour une autre fois ».
Il donna une tape sur l’épaule d’Alger et l’air calme, quitta le bar.
Son verre à la main, Alger le regarda partir de dos. Son regard était sombre et profond, et il n’y avait nulle esquisse d’un sourire sur son visage.