Chapitre 40 – La colonie
La chair de l’épinoche n’était certes pas d’aussi bonne qualité que celle du murloc, mais les épices se combinaient pour former des saveurs claires et variées que Klein était plutôt ravi d’avoir goûtées. La première bouchée avalée, il ne put s’empêcher de poursuivre son repas.
Puis il posa ses baguettes plutôt rudimentaires, s’essuya la bouche avec une serviette et laissa son esprit vagabonder.
En fait, certains Transcendants locaux souhaitent quitter ce cercle dangereux et mener une vie normale. Il est tout à fait possible pour eux de se rendre à Backlund et d’ouvrir un restaurant proposant la cuisine de Rorsted, avec pour spécialité le poisson grillé. Avec l’approbation de la ville sur de nombreux points, ils feraient certainement de bonnes affaires. Le seul problème est que bon nombre d’épices ne sont pas aussi bon marché qu’ici. Cela coûterait très cher et il faudrait choisir un emplacement adapté au groupe cible…
Selon lui, si les gens du peuple ne parvenaient pas à trouver les moyens de s’enrichir, c’était principalement parce qu’ils manquaient de perspective. Cela dit, celle-ci se trouvait limitée par l’éducation qu’avait reçue la personne et par ses expériences quotidiennes. Tout ceci étant lié à la classe sociale, il était vraiment difficile d’y échapper et de briser cette limitation. Le moyen le plus efficace était de s’efforcer d’atteindre un niveau d’instruction plus élevé, et le second de prendre des risques et de partir à l’aventure. Cela dit, le risque était considérable et de nombreuses personnes avaient disparu sans un bruit en empruntant cette voie.
Klein dépensa 2 Soli et 5 Pence pour ce repas. Ce n’était pas donné, mais il avait toujours été prêt à dépenser ce qu’il fallait pour bien manger. De plus, depuis quelques temps, Danitz couvrait ses principales dépenses.
Il remonta son col, mit son chapeau, prit sa canne noire et quitta le Vieux John juste à temps pour voir un officier de police chasser un clochard de la rue.
Les natifs de l’Archipel de Rorsted avaient la peau plus foncée que les habitants du Continent Sud. Elle était proche du bronze, qui résulte souvent de l’exposition au soleil. Leurs cheveux étaient la plupart du temps sombres et légèrement bouclés. Ils étaient très différents des colons du Royaume de Loen.
Cela faisait moins de cinquante ans que l’endroit avait été entièrement colonisé. Au début, Loen travaillait avec les rois et les chefs locaux sous le nom de Mid Sonia Company pour en tirer des avantages économiques, mais très vite, la direction de l’entreprise sombra dans la corruption en se battant pour le pouvoir, allant même jusqu’à provoquer l’ennemi pour son profit personnel en déclenchant une guerre. Plus absurde encore, ils se dénonçaient les uns les autres, alléguant que leurs concurrents avaient touché des pots-de-vin. À cet égard, ils trouvaient un député pour les soutenir. Lors des audiences parlementaires, ils s’attaquaient mutuellement, ce qui avait failli entraîner des procès.
Les autochtones n’auraient jamais imaginé que ces puissants personnages, capables de faire plier leurs rois et leurs chefs, d’embrasser la semelle de leurs chaussures et de livrer des charrettes et des charrettes de cadeaux, étaient en fait des gens sans importance qui n’étaient même pas députés au Parlement de Backlund. Bien que la plupart d’entre eux fussent issus de familles nobles, ils se trouvaient en bout de chaîne pour ce qui était des droits d’héritage.
À la suite de ce différend, le roi et le premier ministre acceptèrent de racheter les actions, de fermer la Mid Sonia Company et d’envoyer leur flotte ainsi que leurs troupes pour prendre le contrôle de l’Archipel de Rorsted, le soumettant ainsi à un véritable régime colonial.
L’Archipel était désormais gouverné par le bureau du gouverneur général, le Parlement et les Tribunaux. Les hauts fonctionnaires étaient tous de Loen et parmi le personnel de rang moyen, certains étaient des membres du Parlement et des magistrats de la Cour qui descendaient des rois et des chefs d’origine. Quant aux postes subalternes, ils étaient ouverts aux natifs instruits de la région. Il s’agissait notamment des officiers de police dont le grade était inférieur à celui de surintendant.
L’homme qui chassait le vagabond à coups de matraque était un policier autochtone et sa cible était également originaire de Rorsted.
Sitôt que le policier aperçut Klein dans sa redingote à double boutonnage, avec son chapeau et sa canne noire civilisée, il rangea immédiatement sa matraque, se redressa, joignit les pieds et salua.
– « Bonjour, monsieur. En quoi puis-je vous être utile ? »
En proie à des émotions contradictoires, Klein hocha doucement la tête.
– « Il n’y a pas de calèches ici ? »
– « Selon le règlement du bureau du gouverneur général, les calèches ne sont pas autorisées à circuler dans cette rue. Vous devrez marcher jusqu’à la rue devant vous », expliqua le policier avec autant de crainte que d’enthousiasme.
– « Merci », répondit Klein qui ajouta au passage : « Vous parlez bien le loenois. »
Le policier en fut si agréablement surpris qu’il s’enthousiasma :
– « Je pense que c’est une qualité essentielle pour un bon policier. »
Il avait failli répondre qu’il se sentait lui aussi Loenois, mais il craignait de fâcher le gentleman qui lui faisait face.
Klein soupira discrètement et se dirigea lentement vers le coin de la rue.
En chemin, il constata que le style vestimentaire local était très différent non seulement de celui des villes du continent telles que Backlund et Tingen, mais aussi de celui des ports comme Damir et Bansy, colonisés depuis plus de deux cents ans.
À voir cet homme honorable venu de Loen en costume formel, portant un haut de forme, une cravate et tenant à la main une canne de ville, les gens autour de lui se sentaient inférieurs, n’osaient pas le regarder dans les yeux ni le toucher. Les autres indigènes ou métis se plaisaient à assortir une veste épaisse à un pantalon ample et à porter une casquette du continent. Ils n’aimaient pas le noir, lui préférant le brun, le fauve et le gris clair. C’était un peu étrange aux yeux de Klein, mais cela lui donnait l’impression d’arriver dans un pays étranger.
Cela dit, les indigènes de haut rang et les métis imitaient aussi le style vestimentaire de Loen, croyant qu’il s’agissait d’une marque de civilisation.
…
14 heures, bar de l’Espadon, lieu de rendez-vous habituel des aventuriers.
Les clients étant peu nombreux, Klein se fraya facilement un chemin parmi les tables jusqu’au bar.
Ce qui démarquait cet établissement des autres, c’était la présence, sur le côté du comptoir, de trois tableaux noirs soutenus par des étagères de bois. On pouvait y voir des annonces d’un blanc jauni au contenu aussi étrange que varié. Certaines recrutaient des gardes du corps, d’autres demandaient de l’aide pour trouver des gens, d’autres encore enquêtaient sur la situation d’une île, offraient une forte récompense pour la tête d’un pirate spécifique, ou affirmaient être en possession d’une carte au trésor et vouloir former une équipe. En bref, les questions qui, à Loen, relevaient des détectives privés et des compagnies de sécurité étaient ici l’affaire des aventuriers.
Klein tapota sur le comptoir :
– « Un verre de Zarhar. »
C’était une bière de malt locale, bon marché, savoureuse et au goût unique. D’après Danitz Le Flamboyant, elle était appréciée des aventuriers.
Le barman jeta un coup d’œil nonchalant au client, mais son attitude ne changea pas à la vue du visage inconnu de l’étranger.
– « Trois Pence. »
Sa bière à la main, Klein s’assit au comptoir sur une chaise haute et sirota tranquillement sa boisson tout en écoutant les buveurs autour de lui. À travers leurs conversations, il espérait trouver une cible intéressante.
Près d’une heure s’était écoulée et alors que le nombre de clients augmentait, le jeune homme entendit enfin quelque chose qui pourrait lui être utile.
Son esprit en fut ébranlé et il se concentra.
Assises à une table à moins de trois mètres de lui, quatre personnes s’apitoyaient sur le sort d’un certain Wendt.
– « J’ai toujours cru que Wendt était en mer. Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit chez lui. Il était très malade. »
– « (Soupir) Si j’avais frappé à sa porte deux jours plus tôt, il ne serait pas mort. Vous n’imaginez pas à quel point la pièce était terrifiante. Des énormes plaques de champignons blancs poussaient sur son corps. »
– « Arrêtez merde ! Vous ne voyez pas que je mange mes saucisses ? »
– « Oui, oui, oui. La chambre de Wendt était remplie d’insectes, de phalènes, de mouches, de papillons, d’abeilles et de cafards. Par le Seigneur des Tempêtes, je ne pouvais pas croire qu’un être humain puisse vivre dans un tel endroit. Même la police, quand elle est arrivée, était stupéfaite ! »
…
En écoutant cette conversation, Klein fronça légèrement les sourcils. Pour lui, la mort de Wendt n’était pas normale. Seulement jours après, son cadavre était déjà couvert de champignons et des insectes grouillaient partout dans la pièce.
Cela aurait-il un rapport avec les Transcendants ? Devant une telle anomalie, la police n’a pas dû manquer de signaler l’affaire à l’équipe des Punisseurs Mandatés… Il semblerait que cela se soit produit il y a trois ou quatre jours. Les choses à régler ont déjà dû l’être…
Klein se demanda sérieusement s’il devait aller jeter un coup d’œil sur place. Au moins l’homme appelé Wendt était-il un aventurier solitaire à Bayam. Aucun de ses pairs ne souhaitait se charger de transmettre la nouvelle de sa mort.
Après avoir écouté un long moment, il se fit une idée approximative de l’endroit où résidait Wendt. C’était au 47 rue de la Corne Noire, tout près du bar.
Il but la dernière goutte de sa bière Zarhar, mit son chapeau, quitta le bar et se dirigea vers l’immeuble.
La porte d’entrée franchie, il ferma à demi les yeux et murmura pour lui-même : Un logement où quelqu’un est mort récemment…
Il répéta cette phrase sept fois de suite, puis s’aida de sa canne, et arriva rapidement et sans encombre devant l’appartement où vivait Wendt.
Il n’était pas encore reloué, mais avait été nettoyé. Apparemment, tout était normal.
Klein rangea le billet qu’il avait utilisé pour ouvrir la porte, la referma derrière lui et inspecta attentivement les lieux.
Cela fait, il sortit de ses poches des extraits, des huiles essentielles, des herbes, des poudres et des bougies spéciales, et mit rapidement en place devant le lit un rituel de canalisation des esprits.
Bien que, plusieurs jours s’étant écoulés, il ne puisse espérer obtenir que des bribes d’informations superficielles et décousues, cela valait toujours mieux que rien.
Sans même en douter, il s’adressa à lui-même, se transporta dans l’espace au-dessus du brouillard, se répondit et s’octroya le pouvoir de canaliser l’esprit.
La flamme de la bougie s’éleva soudain, se teinta d’un bleu fantomatique et oscilla.
Klein eut seulement la sensation que tout devenait silencieux, comme s’il était entré dans un royaume qui n’appartenait pas à la réalité.
Ses pupilles étaient toutes noires et l’on ne voyait plus le blanc de ses yeux.
Il n’avait plus besoin d’utiliser la technique de divination par le rêve. Maintenant qu’il était passé Sans-Visage et avec l’aide du brouillard gris qui avait fait une première entrée dans le monde réel, il était capable de voir directement la spiritualité résiduelle de Wendt, une volonté qui refusait de se dissiper.
Il y eut trois scènes. La première représentait un Wendt grand, mince, sombre, aux cheveux bouclés et aux traits marqués qui s’approchait d’un cadavre abandonné, étonné d’y voir une lueur se condenser en une gemme verte pleine d’une aura de vitalité. La seconde montrait Wendt allongé sur son lit, les yeux fermés, la bouche légèrement ouverte. Sa peau était couverte de champignons de toutes sortes, de cafards et de phalènes empilés les uns sur les autres, et sur sa poitrine, un collier d’argent serti de la même gemme verte que précédemment. Dans la troisième, Klein vit une jolie fille aux cheveux couleur de lin assise au bord de la mer, les yeux légèrement humides. À proximité, on pouvait entendre la voix hésitante de Wendt.
– « Renée, je suis sur le point de mourir. Je regrette vraiment, je regrette de ne jamais vous avoir dit que je vous aimais. Je veux vous épouser… »
L’image se brisa et le channeling prit fin. Klein regarda autour de lui et constata que la maison était toujours sombre et lugubre.
Ce type n’a vraiment pas eu de chance… soupira-t-il en secouant la tête.
Il avait déjà une idée de ce qui avait causé la mort de Wendt : il avait ramassé quelque chose au hasard.
La grande majorité des Transcendants ne connaissaient pas la Loi de Conservation et d’Indestructibilité des Caractéristiques et ne pensaient pas qu’au décès d’un de leurs semblables, celui-ci pouvait libérer une caractéristique susceptible de devenir un ingrédient. Ce processus étant relativement lent, il était facile de le manquer. C’est pourquoi généralement, après avoir tué un Transcendants, ils fouillaient le corps et le jetaient, le laissant à la merci de passants comme Wendt ou d’autres créatures, que ce soit au fond de la mer ou dans la nature.
Wendt ne savait pas qu’il s’agissait d’une caractéristique Transcendante. Pensant que c’était une gemme magique, il s’en était fait un collier et l’avait gardée sur lui. Progressivement contaminé par son pouvoir, il était mort dans d’atroces souffrances.