Klein sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Son cœur se contractait et se relâchait violemment, et tout son corps tremblait.
Durant un instant, il en oublia presque ce qu’il avait à faire mais soudain, la silhouette du visiteur indésirable se figea et il tendit l’oreille, à l’affût du moindre bruit.
Le sang de Klein reflua vers son cerveau et, ayant retrouvé ses capacités cognitives de base, il glissa la main sous son oreiller et saisit la crosse de bois du revolver.
Ce contact ferme et lisse fit qu’il retrouva très vite son calme. Silencieux, il se leva et pointa le revolver sur la tête de l’intrus.
Pour être honnête, il n’était pas certain de l’atteindre. Certes, à l’entraînement, il atteignait désormais régulièrement sa cible mais c’était une chose que de frapper un objet immobile et une autre que d’atteindre une personne en mouvement. Il n’était pas prétentieux au point de confondre les deux.
Cependant, il se souvint de quelque chose qu’il avait entendu dans sa vie précédente, l’idée générale étant qu’une arme nucléaire est plus puissante avant son lancement.
Ce principe s’appliquait à cette situation : il fallait jouer sur la dissuasion.
S’il ne pressait pas la détente ou tirait à l’aveuglette, le visiteur indésirable ne saurait pas s’il avait ou non affaire à un total débutant qui avait de fortes chances de le manquer. Ses inquiétudes et ses craintes le feraient réfléchir et se montrer prudent.
Soudain, une autre pensée le traversa qui lui permit de prendre sa décision. Comme il n’était pas du genre à se montrer calme face au danger, il avait déjà imaginé ce qui se passerait s’il se trouvait confronté à l’observateur : il jouerait de l’intimidation au lieu de passer à l’attaque.
Dans l’Empire des addicts à la nourriture, il existait un idiome selon lequel prudence est mère de sûreté.
Au moment même où Klein pointait son arme sur l’intrus, la mince silhouette se figea soudain, comme s’il avait senti quelque chose, après quoi il entendit une voix accompagnée d’un petit rire :
– « Bonsoir Monsieur. »
L’homme maigre joignit les mains, visiblement tendu. Assis sur la couchette inférieure, le revolver pointé sur sa tête, Klein s’efforçait de prendre un ton aussi calme et naturel que possible.
– « Veuillez lever les deux mains et vous tourner vers moi, le plus lentement possible. Je tiens à vous prévenir, je suis très craintif et facilement nerveux. Si vous faites un geste brusque, je pourrais tirer accidentellement, je vous assure. »
L’homme leva ses deux mains à hauteur de sa tête et se retourna lentement. Klein put alors distinguer son costume moulant noir soigneusement boutonné et ses sourcils marrons, épais et en pointe.
Ses yeux d’un bleu profond, loin de refléter la peur, le regardaient avec l’intensité d’une bête féroce. De toute évidence, à la moindre seconde d’inattention, il n’hésiterait pas à bondir sur Klein et à le mettre en pièces.
La main serrée sur la crosse de son revolver, le jeune homme fit de son mieux pour paraître calme et indifférent.
Lorsque l’homme fut totalement face à lui, il désigna la porte d’un signe du menton :
– « Allons régler ça dehors, Monsieur. Ne dérangez pas les rêves des autres. Aucun mouvement brusque et marchez doucement, c’est la politesse la plus élémentaire pour un gentleman. »
L’homme roula des yeux étonnés et, les mains en l’air, se dirigea lentement vers la porte qu’il ouvrit doucement, toujours sous la menace du revolver.
Mais une fois celle-ci entrouverte, il se baissa soudain et roula en avant après quoi, comme sous l’effet d’un grand courant d’air, la porte claqua.
– « Hmm ? » Fit Benson qui dormait sur la couchette du haut en s’agitant, à mi-chemin entre le sommeil et l’éveil.
C’est alors qu’une paisible mélodie s’éleva qui semblait venir de l’extérieur. Une voix grave et apaisante se mit à chanter :
« Oh, terrible menace ! Cri d’espoir écarlate,
« Une seule chose, au moins, est certaine : la vie s’envole
« C’est la seule vérité, le reste n’est que mensonge :
« La fleur qui autrefois était éclose meurt à jamais… »
Ce poème semblait posséder le pouvoir de calmer et de détendre. Benson, sur sa couchette supérieure et Melissa, qui se trouvait dans une autre pièce, encore étourdis, se rendormirent.
Physiquement et mentalement apaisé, Klein était sur le point de bâiller.
L’homme était si agile qu’il n’avait pas eu le temps de réagir.
Il regarda la porte, sourit et marmonna pour lui-même :
– « Vous ne le croirez peut-être pas, mais appuyer sur la gâchette n’aurait rien donné ! »
L’emplacement vide pour éviter les accidents !
Klein attendit donc la fin du combat qui se déroulait dehors en écoutant la fin du poème nocturne.
Une minute plus tard, la paisible mélodie qui évoquait le reflet du clair de lune à la surface d’un lac s’arrêta et à nouveau, un profond silence enveloppa la nuit.
Sans un bruit, le jeune homme fit tourner le barillet pour déplacer l’emplacement vide en attendant le résultat.
Dix minutes s’écoulèrent. Inquiet, il se demandait s’il fallait aller aux nouvelles lorsqu’il entendit, derrière la porte, la voix calme et chaleureuse de Dunn Smith.
– « C’est réglé. »
Ouf ! soupira le jeune homme.
Son revolver à la main, il prit sa clé, s’approcha prudemment de la porte et l’ouvrit sans faire de bruit. Vêtu de son manteau noir et de son habituel chapeau, Dunn se tenait devant lui, le regard calme et profond.
Klein referma la porte derrière lui et le suivit jusqu’au bout du couloir éclairé où filtrait le clair de lune cramoisi.
– « Il m’a fallu un certain temps pour entrer dans son rêve », dit calmement Dunn en regardant par la fenêtre.
– « Avez-vous pu savoir d’où il venait ? » S’enquit Klein, soulagé.
Dunn hocha la tête :
– « Il travaille pour une organisation très ancienne connue sous le nom d’Ordre Secret et qui remonte à la Quatrième Époque. Elle est liée à l’Empire Salomon et à un certain nombre d’aristocrates déchus. C’est d’eux que provient le journal de la famille Antigonus car suite à la négligence d’un de leurs membres, celui-ci s’est retrouvé sur le marché des antiquités. C’est comme ça que Welch a pu l’acquérir. Ils n’ont alors eu d’autre choix que de lancer des gens à sa recherche. »
Il fit une brève pause et, sans attendre la réaction de Klein, poursuivit :
« Nous allons suivre les indices et capturer les autres membres. Mais bon, il se pourrait que cela ne se termine pas trop bien car ses gars sont aussi doués pour se cacher que des rats dans un égout. Au pire, ils penseront que nous sommes certainement en possession du journal ou du moins que nous avons découvert un élément pertinent. Si ce n’est pas quelque chose de crucial ou d’extrêmement important, ils abandonneraient l’opération. Telle est leur philosophie de survie. »
– « … Et dans le cas contraire ? » Demanda Klein avec inquiétude.
Pour toute réponse, Dunn sourit :
– « Nous ne savons pas grand-chose de l’Ordre Secret. Si nous avons réussi cette fois, nous le devons à votre vivacité d’esprit. C’est donc à vous qu’en revient le mérite. Compte tenu des éventuels dangers encourus et sachant combien une perception accrue nous serait utile pour retrouver ce carnet, nous vous laissons le choix. »
– « Le choix ? » Répéta Klein, un peu oppressé par un vague pressentiment.
Dunn prit alors un visage grave :
– « Voulez-vous devenir un Transcendant ? Vous ne pourrez choisir que la Séquence initiale d’une Séquence incomplète.
« Bien entendu, vous pouvez renoncer à cette opportunité et choisir d’accumuler les mérites. Il vous suffira alors d’attendre qu’il y ait suffisamment de place pour devenir un Insomniaque, première Séquence complète que la Déesse a donnée aux Faucons de Nuit. »
En fait… Klein en était ravi et pas le moins du monde hésitant.
– « Dans ce cas, parmi quelles Séquences 9 puis-je choisir ? » Demanda-t-il en pensant : Il me faut d’avantage d’informations pour prendre ma décision.
Dunn se retourna. Il semblait comme enveloppé d’un voile rouge et brillant.
Regardant Klein dans les yeux, il répondit calmement :
– « Outre les Insomniaques, l’Église propose trois formules de potion de Séquence 9, dont Observateurs de l’Ombre, dont Old Neil maîtrise le pouvoir. Rozanne, qui ne sait pas se taire, a dû vous en parler. »
Klein eut un sourire gêné, qu’heureusement, Dunn ne remarqua pas.
« Nous tenons cette formule et les Séquences ultérieures, qui ne sont pas directement enchaînées, de l’Ordre Ascétique de Moïse. À l’époque, on disait qu’ils n’avaient pas encore succombé à la corruption mais persistaient dans leur moralité et leurs préceptes, bien déterminés dans leur quête du savoir. Leurs secrets étaient strictement confidentiels. Tout adhérent qui devenait Observateur de l’Ombre était réduit au silence durant cinq ans, cette épreuve leur permettant d’améliorer leur concentration. C’est d’eux que vient la devise de l’Ordre Ascétique de Moïse : faites ce que vous voulez, mais ne faites pas de mal.
« Les Observateurs de l’Ombre ont une compréhension et une maîtrise complète mais rudimentaire de la magie, de la sorcellerie, de l’astrologie et autres savoirs occultes. Ils connaissent bon nombre de rituels magiques, mais ils ressentent facilement certaines présences cachées dans la matière, ils se doivent d’être très prudents et de respecter leurs pouvoirs en tant que Transcendants.
« Si cette Séquence est incomplète, c’est parce qu’il nous en manque une grande partie, comme par exemple la Séquence 8. Ceci dit, il est possible qu’elle soit en possession de la Sainte Cathédrale. »
Cela répond à peu près à toutes mes exigences… Pensa Klein qui se sentait très enclin à faire ce choix.
Heureusement, d’autres choses lui revinrent en mémoire :
– « Et les deux autres ? »
– « La seconde se nomme Collecteur de Cadavres. C’est le choix que font bon nombre d’habitants du Continent Sud qui vouent un culte à la Mort. Lorsqu’ils ont pris cette potion, les esprits des morts dépourvus d’intelligence les prennent pour les leurs et ne les attaquent pas. Ils gagnent en résistance au froid, à la putréfaction et à la corrosivité des auras cadavériques. Ils ont le don de voir certains esprits mauvais, de percevoir les caractéristiques et les faiblesses des morts-vivants ainsi que certains attributs d’amélioration. Elle est suivie par la séquence 8 et la séquence 7… qui, vous l’aurez sans doute deviné, se nomme Médium Spirite. C’est celle qu’a choisie Daly. »
Médium Spirite… c’est assez mystérieux et plutôt cool, pensa Klein qui l’écoutait sans l’interrompre. Mais ce que je cherche, moi, c’est à acquérir le savoir occulte.
Dunn Smith tourna la tête vers la lune cramoisie et reprit :
– « Pour ce qui est de la troisième chaîne, nous ne possédons que la Séquence 9, appelée Le Voyant. J’ignore totalement si la Sainte Cathédrale possède le reste. »
Le voyant ? Les pupilles de Klein se resserrèrent et il se remémora les paroles que l’Empereur Roselle avait consignées dans son journal : il regrettait de ne pas avoir choisi parmi l’Apprenti, le Bandit ou le Voyant.