Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 28 – Le Langage de l’Ignominie
Une seule bougie illuminait la pièce. L’atmosphère du salon était si silencieuse qu’on aurait dit que tout était figé.
Quelques secondes plus tard, l’apothicaire présumé marmonna:
– « Pourquoi ne pas me laisser une adresse ? Je pourrai ainsi récupérer quelque chose de votre corps. »
On dirait qu’il me maudit, mais en fait, il me persuade du contraire…
Faisant mine de ne pas comprendre, Klein dit à Serpent noir :
– « Si je ne parie pas, je n’ai aucune chance de survivre mais si je le fais, j’aurai au moins une lueur d’espoir. Je ne vais pas rester assis à attendre la mort. »
En entendant cela, Œil de Sagesse, qui était sur le point de dire quelque chose, se tut. Il n’avait pas d’autre espoir à lui offrir.
– « Vraiment, j’admire votre personnalité ! » S’exclama Serpent Noir en riant.
– « Moi de même. Mais j’ai eu pas mal d’amis dotés de ces traits de caractères et aujourd’hui, je me rends chaque année sur leur tombe pour y déposer un bouquet de fleurs », ajouta l’Apothicaire présumé d’un air sarcastique qui se voulait persuasif.
Qu’importe que Serpent Noir fût meilleur combattant que lui. Il disait ce qu’il voulait.
M. l’Apothicaire avait dû souffrir de son tempérament… Se dit Klein qui au fond de lui, lui en était reconnaissant.
Il tendit l’étui à cigarettes en fer contenant la caractéristique Transcendante du Chasseur à l’assistant qui l’apporta à Œil de Sagesse.
Le vieux monsieur prit 400 Livres en liquide dans une mallette posée près de lui et demanda au préposé de les remettre à Serpent Noir.
Ce dernier y jeta un coup d’œil :
– « Je crois en M. Œil de Sagesse ».
Il sortit une petite boîte en bois, la déposa sur le sol et la poussa vers Klein sans passer par l’assistant.
Au moment où les doigts du jeune homme touchaient la surface de la boîte, il entendit de faibles sons irréels et fut pris d’une forte sensation de vertige.
Cela n’avait rien de comparable aux voix irréelles qu’il percevait lorsque Justice et les autres le priaient.
Se redressant, il ouvrit précautionneusement le coffret de bois et découvrit dedans une “oreille”!
Si ce n’était sa peau sombre et quelles zones verdâtres, comme décomposées, elle avait l’air tout à fait réelle.
– « Comment je l’utilise ? » demande Klein.
– « Il suffit de la saisir sans gants. Vous feriez mieux de rentrer chez vous et d’essayer quand vous serez seul. »
Sans autres questions, Klein referma la boîte et la glissa dans sa poche avec un sourire amer :
– « Cela me donne le vertige. »
Il y eut un court moment de silence puis le supposé Apothicaire s’écria :
– « Je cherche à acheter des cristaux médullaires de la Source des Elfes. Quelqu’un en aurait ? »
Sa voix résonnait dans l’air mais personne ne répondit.
L’Apothicaire se pinça les lèvres et marmonna :
– « Sérieusement, il n’y a jamais de réponse à cette demande. »
– « Peut-être pourriez-vous envisager une croisière pour l’Île Sonia », plaisanta Œil de Sagesse.
La Source des Elfes était également connue sous le nom de Source d’Or de Sonia, ce qui était une indication sur son origine. Il s’agissait d’un liquide commun d’une riche énergie spirituelle. Cependant, les cristaux médullaires, considérés comme des ingrédients Transcendants, étaient difficiles à se procurer.
Quelques transactions échouèrent durant la réunion puis Œil de Sagesse frappa dans ses mains :
– « C’est terminé pour aujourd’hui. Comme convenu, nous partirons un par un, à trois minutes d’intervalle chacun. »
Un par un… À trois minutes d’intervalle… Serait-ce pour éviter que les participants à la réunion soient suivis et qu’on les vole ?
Au signal d’Œil de Sagesse, Klein se leva et suivit l’assistant jusqu’à la porte.
Remettant à l’homme sa robe à capuche, il retourna de mémoire jusqu’à la porte arrière du Bar des Cœurs Vaillants, retira son masque de fer et traversa la cuisine. Au milieu des aboiements des chiens et des clameurs des gens, il aperçut Kaspars debout devant la salle où l’on jouait aux cartes.
– « Je suis ravi que vous ayez pu revenir », dit l’ancien au nez rouge avec un soupir de soulagement. On aurait dit que les vilaines blessures sur son visage tremblaient.
Klein se pencha vers lui et murmura :
– « Y aura-t-il d’autres réunions comme celle-ci ? »
– « Apparemment, vous n’avez pas obtenu ce que vous cherchiez. Par le Seigneur des Tempêtes, ne perdez pas davantage votre temps », répondit Kaspars, visiblement inquiet pour son client. « Peut-être dans quelques jours. Je ne sais pas exactement. Nous verrons si vous pouvez y arriver à temps. »
Klein acquiesça :
– « Maric est-il ici ? »
– « Vous espérez encore le convaincre ? Ça ne fera que le mettre en colère ! » Avertit Kaspars d’une voix grave. « Il est dans la salle des cartes, juste derrière vous. »
Hors de question d’essayer de le convaincre. Je m’efforcerai de rester le plus loin possible de lui pour éviter une mutinerie de la part de ses zombies… Se dit Klein en touchant le sifflet de cuivre d’Azik dans sa poche.
– « Je vois. »
Quittant aussitôt le bar, il passa par son studio du Quartier Est pour se soulager et retourna rue Minsk.
Dans la salle de jeu, Maric misa tous ses jetons et, confiant, découvrit ses cartes.
Il possédait trois rois et une paire de neuf, et le zombie en face de lui une paire de six et un huit.
Soudain, le zombie révéla ses cartes cachées : une paire de six !
Il remporta le tour avec un carré de Six !
Maric pâlit et resta assis sans rien dire avec l’impression soudaine que les zombies le regardaient froidement.
Quelques minutes plus tard, les jambes tremblantes, il sortit en titubant de la salle de jeu et faillit s’effondrer à la porte tandis que dans la salle, ses subalternes s’écroulaient sur le sol.
– « Ne laissez entrer personne avant l’aube » ordonna-t-il d’une voix rauque à Kaspars stupéfait.
Il a sorti un mouchoir blanc avec lequel il s’essuya le coin de la bouche. Aussitôt, le tissu se retrouva teinté de bleu sombre avec quelques traces de rouge.
Kaspars ayant acquiescé, Maric trouva une chaise, commanda un baril de bière Southville et se mit à boire, le regard vide.
…
Au 15 rue Minsk, Klein, selon sa routine habituelle, fit sa toilette, retourna dans sa chambre et tira les rideaux.
Après avoir attendu plus de dix minutes pour s’assurer qu’il n’y avait aucun point d’énergie spirituelle dans les environs, il se mit à s’invoquer lui-même. Puis il se répondit et emporta le coffret de bois contenant l’oreille noire dans l’espace mystérieux surplombant le brouillard gris.
Les étoiles cramoisies ne scintillant pas, le jeune homme s’assit à la place d’honneur au bout de la longue table antique et ouvrit la boîte.
Cette fois, il n’entendit aucun murmure ni ne ressentit de vertiges. Le brouillard gris semblait l’isoler de tous les sons extérieurs.
Klein poussa un soupir de soulagement. Il était désormais beaucoup plus confiant quant à l’expérience qu’il s’apprêtait à faire et à sa propre sécurité.
D’une pensée, il a bloqué son ouïe et procéda à quelques expériences pour en confirmer les effets.
C’est bon… Dit-il en hochant la tête, satisfait. Puis il tendit la main et saisit l’oreille noire qui présentait des signes de décomposition.
Elle était froide et glissante, mais il n’entendit pas la voix du grand être dont lui avait parlé Serpent Noir.
Complètement isolé ? Ça ne marchera pas… Impossible de l’utiliser seul… murmura Klein, perplexe, tout en réfléchissant aux moyens de stimuler un effet.
Une dizaine de secondes plus tard, il fit apparaître un stylo et du papier dans l’intention de reproduire la procédure qu’il avait utilisé pour espionner l’Éternel Soleil Flamboyant.
J’avais regardé directement l’Éternel Soleil Flamboyant au moyen du sang divin. Cette fois, je n’utiliserai que les reliques d’un Auditeur. Ce ne devrait pas être aussi dangereux…
Sans hésiter, il écrivit :
Origine de cet objet.
Puis, prenant une inspiration, il saisit l’oreille noire et se pencha en arrière en récitant la formule de divination.
Lorsqu’il l’eut répétée sept fois, ses yeux s’assombrirent et il plongea dans un profond sommeil.
Dans ce monde flou, brisé et gris, Klein vit un homme se débattre sur le sol. Il roulait et criait, les yeux exorbités. Son corps gonfla comme un ballon et sur son corps poussèrent d’innombrables poils noirs et longs.
Peu après, une voix particulièrement maléfique et répugnante retentit aux oreilles du jeune homme qui se réveilla aussitôt.
Elle ne ressemblait pas aux divagations et aux hurlements provenant de l’espace mystérieux au-dessus du brouillard gris. Ce son était plus pénétrant, plus résolu et plus actif !
Klein se couvrit les oreilles pour s’isoler de toute répercussion mais la voix résonnait toujours dans sa tête.
Il vit ses veines gonfler tels d’épais serpents venimeux qui se tortillaient.
Ses vaisseaux sanguins éclatèrent et ses veines se détachèrent de son corps, se déployant en tentacules glissants aux sinistres motifs. Le brouillard gris qui se balançait légèrement donnait l’impression que le palais était sur le point de se corroder.
Contrairement à ce qui s’était passé avec l’Éternel Soleil Flamboyant, Klein, qui avait conservé toute sa raison, ne roula pas sur le sol. Il s’agrippa fermement aux accoudoirs et endura la douleur.
Au bout de quelques secondes, le brouillard gris retrouva son calme et la voix maléfique qui résonnait dans l’esprit de Klein se tût.
L’un après l’autre, les tentacules tombèrent au sol et ses blessures guérirent rapidement.
Quel que soit le moyen employé, il est vraiment dangereux d’interagir avec les divinités… Heureusement que cette fois, je n’étais pas confronté au Vrai Créateur, sans quoi j’en serais sorti un peu fou avec des symptômes de perte de contrôle qui affecteraient mon corps dans le monde réel… Se dit le jeune homme adossé à sa chaise, affaibli.
Conformément à ses attentes, la procédure n’avait pas échappé à son contrôle.
Une seule chose le laissait surpris : le Vrai Créateur semblait légèrement plus fort que l’Éternel Soleil Flamboyant…
Les pensées de Klein étaient sur le point de s’égarer lorsqu’il vit soudain l’oreille noire qu’il tenait dans sa paume se désagréger en minuscules taches de lumière noire.
Serait-elle devenue une pure caractéristique Transcendante ? En proie à la confusion, il constata, du coin de l’œil, que les tentacules aux motifs sinistres s’agitaient toujours sur le sol. Ils représentaient la folie et la perte de contrôle qui avaient été retirés de son corps.
Ces tentacules devenaient progressivement transparents et étaient sur le point de disparaître.
Un éclair d’illumination traversant son esprit, Klein dispersa les minuscules points de lumière noire sur les tentacules.
Un gaz noir, irréel, s’éleva et prit l’apparence d’un ciel strié d’éclairs sur un arrière-plan particulièrement dense et lugubre.
Puis tout ceci disparut aussitôt à sa vue, laissant sur le sol un charme de noir orné de nombreux symboles, de signes magiques, de sinistres motifs et de numéros de voie tordus.
Klein se pencha pour le ramasser avec le sentiment qu’à l’intérieur étaient scellés des fous hurlants.
Aidé de ses techniques de divination, il parvint à grand peine à déchiffrer l’usage de ce charme à partir de sa révélation. Il s’agissait de faire entendre à l’adversaire un rugissement terrifiant afin qu’il soit pris de folie. Quant au résultat final, il dépendait de la capacité de la cible à résister à de telles attaques. Si celle-ci était puissante, elle pouvait en tirer bénéfice, le prix à payer étant de devenir un fervent adepte du Vrai Créateur, et dans le cas contraire, elle s’effondrerait sur place et mourrait dans des cris tragiques.
Je vais l’appeler Le langage de l’Ignominie, marmonna Klein en lançant une incantation pour l’activer.