Dans une petite ville à la périphérie de Backlund.
Après avoir enfilé des vêtements propres et secs, Klein plaça les billets mouillés sur la table, un par un, attendant qu’ils sèchent naturellement dans la pièce chaude.
Il se déplaçait doucement et avec beaucoup de précautions, réprimant même les éternuements et la toux provoqués par la fièvre.
Pour être certain de ne pas faire d’erreur, il s’était même abstenu de les sécher en prenant lui-même le contrôle d’une flamme.
Cela fait, il se dirigea vers le miroir en pied situé dans un coin de sa chambre d’hôtel.
Celui-ci lui renvoya l’image d’un jeune homme aux cheveux noirs soigneusement peignés, aux yeux marron sombre, au visage mince et anguleux.
Il portait des lunettes à monture dorée, n’avait pas de barbe, semblait jeune mais expérimenté.
C’était Zhou Mingrui, auquel il avait donné des traits d’un natif du Continent Nord. De plus, il s’était servi de l’apparence juvénile qu’il avait à l’université, lorsqu’il était plein de vigueur et que la société ne l’avait pas encore empâté.
Lorsque les choses se seraient un peu calmées, il avait bien l’intention de retourner à Backlund sous cette apparence et de se procurer une identité légale. Comparé au moment où il avait quitté Tingen, il ne manquait pas de contacts comme par exemple Ian au Bar des Cœurs Vaillants, le cercle de Miss Sharron et le détective Isengard Stanton.
Quelle nostalgie… murmura Klein tandis qu’il s’affairait à préparer un rituel dans la pièce aux rideaux tirés. Il envisageait d’emmener la Faim Rampante au-dessus du brouillard gris pour l’étudier en toute sécurité.
Dans l’antique et silencieux palais, il réapparut tout au bout de la longue table de bronze, adossé à sa chaise avec, à la main, une paire de gants fins en peau humaine.
Aussitôt, il ferma les yeux et répandit son énergie spirituelle sur l’objet à sceller.
Il ressentit immédiatement la faim qu’éprouvait le gant. On aurait dit que son estomac ne pourrait jamais être rassasié, mais au-dessus du brouillard gris, il était si calme qu’il ne se serait pas permis de laisser échapper le moindre signe de malice. On aurait dit un chien de chasse couché là, n’osant pas bouger.
Le jeune homme entendit alors des cris d’indignation et des gémissements de douleur.
De nombreux visages déformés, hideux et affligés apparurent dans sa perception spirituelle, débordant d’une mélancolie et d’une folie indicibles.
Ces visages étaient profondément imprégnés de caractéristiques Transcendantes de différentes couleurs et de différents états. Partout où passait l’énergie spirituelle de Klein, elle se combinait avec les visages et utilisait les pouvoirs qu’ils possédaient.
C’est comme ça qu’il faut l’utiliser ? Avec l’aide de la divination, Klein fit de multiples tentatives et découvrit les cinq âmes que la Faim rampante pouvait laisser paître.
La première était Sans-Visage, mais elle n’avait que le pouvoir de changer son apparence et sa corpulence.
La seconde était un Psychiatre. Il pouvait faire tomber une cible dans un état de frénésie en plaçant un certain nombre d’indices psychologiques et avait la capacité de simuler la puissance d’un dragon, intimidant individus et groupes, et créant le chaos.
La troisième, un Interrogateur, permettait au porteur du gant de maîtriser toutes sortes d’armes, de devenir un expert en démolition, de concentrer son esprit et de percer le Corps Spirituel d’une cible.
La quatrième était un Cauchemar. Il n’avait qu’un seul pouvoir, celui d’entraîner quelqu’un dans un rêve sans être détecté. Cependant, ce pouvoir n’était pas celui d’un Transcendant de la Séquence correspondante. Il avait été obtenu grâce à la Faim Rampante, de sorte que le porteur pouvait encore se mouvoir une fois entré dans un état de Cauchemar.
Le cinquième était le Prêtre de la Lumière. Il lui permettait de produire un effet de halo, purifiant tous les morts-vivants et les créatures immondes dans un certain rayon d’action. En même temps, il avait aussi la capacité de chant d’un Barde capable de renforcer ses compagnons, et celle d’invoquer la Lumière de Sainteté, plus faible que le Soleil Flamboyant.
La limite est de cinq âmes et les pouvoirs sont fixés lorsqu’on les “laisse paître” pour la première fois… Je ne peux pas décider par moi-même. C’est une question de chance ; peut-être y en aura-t-il trois, voire une seule… pensa Klein avant de soupirer et de s’adresser aux âmes en peine :
– « Qui que vous ayez pu être par le passé, je vous libérerai progressivement de votre emprisonnement jusqu’à votre complète délivrance.
« À l’avenir, je ne brouterai que les âmes de personnes ayant commis des crimes odieux et impardonnables. Pour chaque Transcendant de ce type que je tuerai, je libèrerai l’un d’entre vous, que j’aie besoin ou non de ses pouvoirs. »
Sa voix solennelle mais douce résonnait dans l’ancien palais. Les âmes gémissantes se calmèrent et cessèrent de se tordre de hideuse façon.
Klein soupira, rouvrit les yeux, tapota de ses doigts le bord de la table et se dit : Les pouvoirs de ce Sans-Visage se confondent avec les miens, il m’est donc totalement inutile. C’est lui que je libèrerai le premier sitôt que j’aurai trouvé à le remplacer. Le moment venu, je pourrai tenter de canaliser son esprit et de converser avec lui. J’obtiendrai peut-être des informations sur les séquences supérieures de la voie du Voyant ainsi que des indices sur l’endroit où se trouvent les sirènes… Non, finalement, inutile d’attendre son remplacement. D’ici quelques jours, lorsque je serai totalement remis de mon rhume, je ferai une tentative…
L’âme du Prêtre de la lumière devrait pouvoir compléter les formules que j’ai obtenues précédemment. De plus, il laissera derrière lui la caractéristique Transcendante correspondante. Ainsi, Petit Soleil n’aura pas à s’inquiéter de son évolution ultérieure. Il sera donc le second que je libèrerai…
Quant au fait qu’il me faille donner l’âme et la chair d’un humain à la Faim Rampante à chaque fois que j’y ai recours, je n’ai pas à m’en soucier. De toute façon, je ne l’utilise pas. Lorsque ce sera le cas, je serai certainement confronté à un ennemi terrifiant. Dans un combat de ce type, ce ne sont pas les vies qui manquent. Et dans le cas contraire, je pourrai toujours expédier la Faim Rampante au-dessus du brouillard sans avoir à m’inquiéter de son contrecoup, ni craindre de blesser des innocents. Le pire serait qu’elle devienne inutilisable…
Mettant de côté ses pensées, Klein tenta d’utiliser l’objet occulte qu’était la Faim Rampante pour deviner la formule de la potion du Berger, mais ce fut un échec.
Craignant de provoquer une entité hostile, il ne tenta pas de deviner les origines de l’objet.
Quand bien même il n’aurait pas craint – en raison de l’isolement et de l’obstruction du brouillard – de se mettre en danger, il risquait cependant d’endommager la Faim Rampante.
J’envisagerai de tenter quand je n’en aurai plus besoin… pensa-t-il se penchant en avant, coudes sur la table.
Alors qu’il passait rapidement en revue les événements précédents, le jeune homme nota un détail.
Une fois le Passe-partout anéanti, sa caractéristique Transcendante n’a pas pour autant disparu. Au contraire, elle s’est transformée en points de lumière qui s’efforçaient de se rassembler…
On peut supposer que la caractéristique de l’Apprenti qui finira par se former ne contiendra plus les rugissements de M. Porte.
En d’autres termes, on peut recourir à cette méthode pour se débarrasser de la corruption mentale contenue dans une caractéristique Transcendante !
Mais le problème sous-jacent est qu’il n’y a aucun moyen de détruire une caractéristique Transcendante qui s’est solidifiée en un objet dans des circonstances normales. À l’époque, je comptais sur un rituel capable de permettre à un vrai dieu de descendre. Il fallait pour cela un grand nombre de vies innocentes…
De plus, une fois l’Oeil Noir brisé, la corruption mentale du Vrai Créateur qui s’y cache éclatera à coup sûr. Qui pourra alors y résister ? Le faire au-dessus du brouillard gris ?
Alors que ces pensées lui traversaient l’esprit, Klein repensa à ce qui avait dû se produire dans le Quartier Est. Il s’empressa de prendre un stylo et du papier pour procéder à la divination appropriée.
La révélation reçue, son visage s’assombrit et il s’adossa lentement à sa chaise.
Au-dessous de lui, l’immensité sans fin du brouillard gris flottait en silence, apparemment éternelle et immuable.
…
Debout près de la fenêtre, Audrey regardait le brouillard mêlé de jaune pâle et de noir se disperser rapidement. Lorsqu’elle vit tomber une pluie abondante, incompatible avec l’hiver, son cœur s’apaisa.
Au bout d’un temps indéterminé, Susie et elle attendirent le retour du Comte Hall.
– « Père, comment cela va-t-il ? » demanda Audrey avec inquiétude.
Le Comte lui adressa un sourire tandis qu’il remettait à un domestique son manteau et son chapeau.
– « C’est résolu, mais tous les détails ne sont pas encore clairs. Ma petite princesse, tu m’as beaucoup aidé cette fois-ci. Tu mérites une tonne de médailles ! »
Fort bien, fort bien… Grâce au rappel de M. Le Fou, grâce à l’enquête risquée de “Son” adorateur… Notre Club du Tarot a, une fois de plus, empêché la descente d’un dieu maléfique et sauvé le monde ! pensa la jeune fille, le cœur rempli de fierté.
Le Comte Hall prit une serviette des mains d’une domestique, s’essuya le visage et soupira.
– « Cependant, cette fois-ci, il y a eu des pertes importantes. Rien qu’à penser que le smog de Backlund puisse devenir à ce point mortel… Bien que les statistiques n’aient pas encore été établies, j’estime à plus de dix mille le nombre de morts dans le Quartier Est, le secteur des Docks et celui des usines. De plus, la peste continue de se propager aussi, pour le moment, essayez de ne pas sortir. »
Plus de dix mille personnes ? Si Audrey comprenait parfaitement ces statistiques, elle ne pouvait l’imaginer. Jamais elle n’avait vu autant de personnes réunies sinon à l’occasion de l’anniversaire de la fondation du royaume et durant la parade.
Elle sentit alors son cœur s’alourdir et son humeur devint morose.
…
Debout devant l’entrée de son appartement, Daisy regardait les médecins et infirmières en blouse blanche qui, masqués, évacuaient les corps.
Elle avait depuis longtemps compris ce qu’il en était. Son visage était engourdi et son regard vide. Inconsciemment, elle se rapprochait de la porte lorsque le policier en charge du cordon l’arrêta.
– « Ne vous approchez pas. Voulez-vous être contaminée par la peste ? »
Daisy resta là à regarder transporter les deux corps. Liv, sa mère, serrait très fort dans ses bras sa sœur Freja. On les chargea dans un fourgon de marchandises que l’on avait réquisitionné pour un temps et enveloppé d’un tissu noir, puis on les recouvrit d’un linge blanc et elles disparurent à ses yeux.
Lentement, le véhicule se dirigea vers le bout de la rue.
Soudain, comme si elle sortait d’un rêve, Daisy se mit à courir de toutes ses forces à la poursuite de la voiture.
Le sol était extrêmement boueux après la pluie. Elle tomba et se releva plusieurs fois, le corps couvert de terre.
Cependant, elle ne parvint pas à rattraper le véhicule qu’elle vit disparaître au coin de la rue.
Daisy ralentit le pas, légèrement chancelante et le regard étrangement vide.
Elle s’agrippa à un arbre, les yeux rivés vers la direction qu’avait prise la voiture.
Soudain, son corps entier s’amollit et elle se mit à pleurer.
« Mère…
« Freja…
La voix était douce, grave, aiguë, faible et persistante.
En cet instant, dans le Quartier Est, le secteur des docks et celui des usines, des dizaines de milliers de personnes pleuraient elles-aussi leur chagrin.
…
Quartier de l’Impératrice, au Palais Sodela.
Le visage résolu orné d’une fine moustache, couronne sur la tête, George III, assis sur le trône fixait sans un mot le comte palatin qui lui faisait face.
– « Votre Majesté, les gens des Trois Églises attendent dehors votre explication », dit ce dernier tandis que la sueur perlait sur son front.
– « Une explication ? Le Prince Edessak a été séduit par une Démone, ce qui l’a amené à s’associer à une secte et à tenter de se rebeller. La voilà, l’explication ! Ses manigances ont été dévoilées et il s’est suicidé. De quelles autres explications ont-ils besoin ? » répondit George III, soudain pris d’une colère noire.
Après une grande inspiration il retrouva sa solennité habituelle.
« Vous leur direz que quiconque obtient, par n’importe quel moyen, le titre aristocratique requis pourra obtenir un siège à la Chambre des Lords. Les restrictions de propriété nécessaires aux élections seront assouplies et les circonscriptions invalides supprimées. Tout cela a pour but d’apaiser les propriétaires d’usines et les banquiers.
« De même, le Conseil National de la Pollution Atmosphérique donnera immédiatement sa conclusion finale. Le projet de loi correspondant sera bientôt adopté et les garanties minimales comme les heures de travail feront prochainement l’objet d’une loi !
« La Loi sur les Pauvres sera réformée conformément à leurs demandes… Les Trois Églises sont autorisées à envoyer leur personnel dans l’armée !
– « Votre Majesté… » commença Le comte palatin, surpris.
De telles concessions dépassaient son imagination, en particulier la dernière.
Une nouvelle fois, George III s’enflamma :
– « Dites-leur ceci ! Puisqu’ils veulent un nouvel ordre, je vais leur donner un nouvel ordre ! »
– « Bien, Votre Majesté. »
N’osant rien ajouter, le comte palatin quitta le palais.
George III resta longtemps assis là, immobile, tel une statue de pierre.
Au bout d’un temps indéterminé, son visage, brusquement, s’adoucit.