Chapitre 264 – Les nombreuses considérations du Fou
La première chose que vit Klein fut l’autel auréolé de lumières et une grande et mince silhouette debout devant.
Le personnage ôta sa capuche, révélant un visage magnifique et diaboliquement féminin, mais dont le sein gauche, les épaules, l’abdomen et les cuisses étaient couverts de chair sanglante qui se tortillait. C’était collant, écœurant.
Tout autour d’elle, on pouvait entrevoir des silhouettes immatérielles et transparentes desquelles émanaient la torpeur, le désespoir, la souffrance et la dépression.
Au-delà de l’autel, les quatre personnages qui priaient étaient tombés. Leur peau était ratatinée et leurs os étroitement enveloppés. On aurait dit qu’ils étaient morts depuis des années.
De l’extrémité de la salle, des rayons de lumière véhiculant des symboles magiques filtraient entre les piliers de pierre et venait tomber sur l’autel.
Klein n’avait pas plutôt quitté sa cachette que M. A ouvrit les yeux et regarda dans sa direction.
Ses pupilles étaient teintées de sang et dans son regard, on pouvait voir une folie extrême.
N’importe quel Transcendant aurait instinctivement détourné le regard, n’osant pas le regarder dans les yeux. Mais Klein, qui avait affronté l’Éternel Soleil Flamboyant et rencontré Amon le Blasphémateur ne le craignait pas. Il pressa calmement la détente, envoyant en direction de l’autel une de ses balles argentées de chasseur de démons sur laquelle étaient gravés de nombreux motifs.
Témoin de cette scène, M. A, machinalement, voulut lever la main, mais il renonça et, indifférent, regarda la balle argentée transpercer la couche de lumière qui enveloppait l’autel.
Silencieusement, celle-ci fondit et disparut sous les rayons, engloutie par le ressentiment et les incroyables émotions négatives.
Pour finir, elle se désintégra totalement. Il n’en restait plus aucune trace.
Les pupilles de Klein se contractèrent et il vida son chargeur. Les balles de purification en or et les balles d’exorcisme en bronze jaillirent, transperçant la barrière lumineuse.
Mais toutes se désintégrèrent et disparurent sans créer la moindre ondulation.
M. A eut un rire rauque.
– « Inutile, petit ver de terre. Le rituel a officiellement commencé et quand bien même vous seriez un Transcendant de Séquence 5, vous ne seriez pas assez puissant pour l’interrompre ou y mettre fin.
« Mais d’un autre côté, vous avez de la chance. Vous vivrez pour assister à la venue de notre Seigneur et serez intégré à son corps. »
Sur ce, M. A, ignorant Klein, referma les yeux. On aurait dit qu’il n’était en fait qu’un ver chétif.
Le Berger leva et écarta ses mains, et s’écria en Hermès ancien :
– « Seigneur qui avez tout créé ;
« Seigneur qui régnez derrière le rideau d’ombres ;
« Nature déchue de tous les êtres vivants ;
« Vos fervents fidèles vous supplient de venir ;
« Je suis prêt à vous offrir mon corps comme un vaisseau destiné à porter le fardeau de votre sainte volonté. »
Tandis qu’il priait, une lumière d’origine inconnue apparut au-dessus de la tête de M. A et l’enveloppa totalement.
Les griefs et les émotions négatives qui s’étaient accumulés autour de lui déferlèrent dans son corps tels un raz-de-marée.
Klein claqua plusieurs fois des doigts et recourant au Contrôle du Feu, fit l’impossible pour attaquer l’autel, mais les flammes ne purent résister à la barrière de lumière qui les désintégra.
Cessant toute tentative, le jeune homme resta là, l’esprit en ébullition.
Que faire ? Tous mes autres objets occultes sont au-dessus du brouillard. Pour les prendre, il faudrait que je procède à un rituel, ce qui me prendrait au minimum une ou deux minutes. Par ailleurs, il serait très dangereux de laisser mon corps sans protection. Que faire ?
De plus, ni la Broche du Soleil, ni la Bouteille de Poison Biologique, ni l’Œil Noir, ni la carte de l’Empereur Noir, bien qu’augmentant son niveau, ne semblait capable de franchir la barrière qui protégeait l’autel !
Dois-je attendre que Miss Justice appelle des renforts ou dois-je assister, impuissant, à la manifestation du Vrai Créateur ?
Klein se crispa. Les pensées défilaient dans son esprit. Très vite, il réfléchit aux stratégies à adopter.
Il considéra chacun des objets qu’il portait sur lui et ses mains se couvrirent de sueur.
Soudain, une idée lui vint !
Sans prendre le temps de réfléchir aux conséquences, Klein plongea la main dans sa poche et saisit un objet métallique.
Il fit quelques pas en avant et de toutes ses forces, lança l’objet en direction de l’autel.
Il y eut un éclair couleur de bronze et l’objet franchit la barrière de lumière.
Ce n’était rien d’autre qu’une vieille clé, le Passe-partout.
Une fois atteinte la barrière de lumière, la clé de laiton se mit à fondre et lorsque son enveloppe extérieure eût disparu, la malédiction qu’elle renfermait se révéla et vint se connecter à la zone inconnue où se trouvait M. Porte.
…
Quartier de l’Impératrice, dans la luxueuse villa du Comte Hall…
Debout près de la baie vitrée, Audrey, inquiète, regardait au loin.
Elle vit le brouillard à l’horizon s’épaissir peu à peu et prendre une teinte jaune pâle mêlée de noir à mesure qu’il s’étendait dans sa direction.
– « Il y a quelque chose de pas normal. »
Susie, l’énorme golden retriever, s’était assise à côté d’elle et regardait, elle aussi, le brouillard.
Oui, j’espère qu’on pourra l’arrêter à temps… pensa Audrey qui ne savait pas ce que représentait ce brouillard. Elle adressa une prière silencieuse à la Déesse et au Fou afin qu’ils ne laissent pas descendre la Démone Primordiale.
Soudain, elle remarqua que les branches au dehors commençaient à s’agiter et que la vitre tremblait légèrement.
Un vent se lève…
Inexplicablement, la jeune fille se sentit heureuse.
Quartier de Cherwood, cathédrale du Vent Sacré….
Des tempêtes terrifiantes, visibles à l’œil nu, apparurent soudain au dehors puis déferlèrent vers l’est en un ouragan inimaginable.
L’épais brouillard se dissipa et les riches couleurs jaune et noir s’estompèrent rapidement.
Les branches sèches tombèrent au sol tandis que la poussière et la terre s’élevaient dans les airs et s’éloignaient avec le brouillard.
De nombreux piétons virent leur chapeau s’envoler, et durent s’agripper aux arbres et aux murs pour ne pas être renversés.
Les marins de la zone des docks avaient l’impression d’être de retour dans la ville portuaire et d’assister à un typhon.
Les fumées du Quartier Est et du quartier des usines s’estompèrent et la population en bonne santé se sentit soulagée de son léger malaise.
Des éclairs jaillirent et le tonnerre gronda.
Bientôt, tout s’apaisa et une pluie diluvienne vint nettoyer la terre.
Assise dans une voiture de location, Lady Désespoir écoutait tranquillement le clapotis de la pluie sur les vitres.
– « L’Église du Seigneur des Tempêtes a réagi plutôt rapidement cette fois-ci… C’est aussi dû au fait que nous avons avancé l’opération et que nous n’étions pas totalement préparés… S’ils n’avaient bénéficié d’une protection, les bourgeois et les magnats auraient connu le même sort que les roturiers dans cette Grande Brume. Ils auraient tous été des agneaux attendant d’être abattus… »
Même si ses plans avaient été contrecarrés à temps, la brume, selon ses estimations, avait causé plus de 20 000 morts, sans compter la propagation de la peste qui ne manquerait pas de suivre.
Avec ça, j’ai pratiquement assimilé toute ma potion, mais ce n’est qu’un avantage obtenu par commodité… Avec l’anéantissement d’une grande partie de la population, tout cela désigne l’Ordre Aurora et le Vrai Créateur ; nul ne pourrait se douter de ce que la famille royale a vraiment l’intention de faire… Il est temps que je parte et que j’emmène Tris… pensa Lady Désespoir qui était de bonne humeur.
Elle avait gardé le secret sur ses déplacements et pris toutes les dispositions nécessaires pour ne pas être cernée par les demi-dieux de Backlund.
Le temps qu’ils trouvent sa trace, elle serait déjà loin !
Lady Désespoir s’apprêtait à quitter la calèche lorsque sa vue se brouilla. Une silhouette apparut qui prit place face à elle.
C’était une jeune femme vêtue d’une robe classique à capuche, aux yeux et aux cheveux noirs. Son visage était beau mais terne.
…
Après avoir lancé le Passe-partout, Klein prit le sifflet de cuivre d’Azik puis, retenant son souffle, attendit les résultats.
Si les choses ne se déroulaient pas comme il l’espérait et que la barrière de l’autel reste intacte, il recourrait au sifflet pour voir s’il pouvait obtenir de l’aide de la part du messager.
En cas de nouvel échec, il se rendrait au-dessus du brouillard et utiliserait tous les objets en sa possession, comme la carte de l’Empereur Noir. Il devait tout tenter et ce jusqu’à la dernière seconde !
Pour l’heure et comme c’était l’après-midi, il n’y avait pas de lune pourpre et encore moins de pleine lune claire. Klein n’avait donc pas pleinement confiance en la malédiction contenue dans le Passe-partout. Il espérait seulement que les effets de désintégration de la barrière de l’autel, menaçant jusqu’à son existence, l’amèneraient à réagir instinctivement, par exemple en communiquant avec M. Porte et en ” Lui ” transmettant son appel à l’aide.
En l’espace d’une ou deux secondes, Klein vit la clé se désintégrer en de minuscules particules de lumière formant une tache cramoisie illusoire et déformée.
Celle-ci lutta tandis qu’elle s’estompait, puis brusquement, explosa !
En un instant, Klein perdit le sens de l’ouïe. Il vit les innombrables personnages composés de ressentiment et d’indignation lever la tête et crier.
Très vite, ils se transformèrent, se teintèrent d’un vert noirâtre et il leur poussa un second crâne, un troisième œil, voire une cinquième jambe…
Ils convergèrent en un torrent et déferlèrent dans le corps de M. A.
Ce dernier ouvrit brusquement les yeux, le choc et l’incrédulité se lisaient dans son regard rouge sang.
Peu de temps après, la couche de lumière qui rayonnait autour de l’autel se déforma et s’effondra.
Une énorme explosion se propagea depuis le centre de l’autel, déclenchant une terrifiante tempête.
Les quatre piliers de pierre les plus proches s’effondrèrent aussitôt. Klein, qui se trouvait à quelque distance, n’eut que le temps d’esquiver et de faire une roulade avant que l’onde de choc ne l’envoie voler.
Il heurta le mur et se transforma en une mince feuille de papier que le vent qui s’ensuivit déchira aussitôt et éparpilla dans toutes les directions.
Le jeune homme réapparut dans le coin, utilisant les murs pour résister à l’onde de choc.
La destruction causée par le Passe-partout dépassait son imagination !
La malédiction qui avait été fondue de force avait vraiment eu une réaction instinctive en transmettant le rugissement de Mr Porte, et la voix de cette entité exilée dont le niveau était au moins celui d’un ange avait contaminé le ressentiment et engourdi le désespoir nécessaires au rituel. L’équilibre étant rompu, l’autel s’était engagé sur la voie de l’autodestruction !
Klein attendit que le calme revienne un peu et se précipita hors de son refuge pour s’assurer des résultats.
La silhouette illusoire et le sentiment d’oppression qui imprégnait l’air avaient disparu. Seuls subsistaient les restes épars de l’autel.
M. A était agenouillé près d’un pilier effondré, le corps penché en avant. Il lui manquait un bras, la moitié du visage et un certain nombre d’organes. Son œil restant était plein d’une haine profonde.
Mais très vite, ses blessures se recouvrirent de chair qui se tortillait.
Klein ne lui jeta qu’un bref regard et s’enfuit sans hésiter.
Il avait atteint son but ultime qui était d’empêcher la venue du Vrai Créateur. S’il ne partait pas maintenant, allait-il, lui, un Séquence 6, partager un dîner avec le Berger qu’était M. A pour fêter la nouvelle année ?