Chapitre 260 – Sans-Visage
Tout ce qui l’entourait semblait être une illusion. Saturées et superposées, les couleurs s’éloignaient rapidement.
Klein, qui avait reprit ses esprits, observait et appréciait ce merveilleux passage lorsqu’il sentit la main d’Azik sur son bras trembler légèrement.
Avant même qu’il ne puisse réagir, il eut une forte sensation d’apesanteur et se mit à chuter, voire même à tournoyer.
Les couleurs rouge, jaune, blanche et noire autour de lui s’estompèrent rapidement, et Klein heurta durement le sol. L’impact lui fit tourner la tête et ses entrailles en furent secouées.
Alors qu’il recouvrait une vue normale, celle-ci se trouva parsemée d’étoiles dorées. À sa gauche se trouvait une vallée sombre et sans fond qui ressemblait au légendaire Gouffre du Diable, et à droite s’élevait un mur de pierre grise, si haut qu’il semblait soutenir toute la région.
Il n’y avait là ni soleil, ni nuages, ni brouillard. Le peu de lumière provenait des mousses luminescentes qui poussaient en différents endroits, mais l’obscurité et la lourdeur restaient les tons primaires de ce “monde”.
Klein prit appui sur sa main gauche et se releva d’un bond agile. Le sol sous ses pieds était pavé de dalles de pierre soigneusement arrangées et pouvait accueillir deux voitures hippomobiles circulant côte à côte. Il ne s’agissait certainement pas d’une formation naturelle.
L’une des extrémités de la route descendait en spirale dans la sombre crevasse tandis que l’autre menait au sommet. De temps à autre, on pouvait apercevoir les couloirs et les salles en forme de dôme à l’intérieur des murs.
Klein leva la tête, mais ne put voir le point culminant. Sa vision était totalement bloquée par le mur de pierre grise.
Soudain, il eut une révélation. M. Azik et lui étaient “tombés” sous terre, dans les ruines d’une ancienne civilisation.
S’agit-il d’une autre région ou sommes-nous toujours à proximité de Backlund ?
Cette question n’avait pas plutôt traversé l’esprit du jeune homme qu’il entendit M. Azik lui dire à voix basse :
– « Quittez cet endroit. Montez là-haut ! »
Avant même qu’il n’ait compris le sens de ces mots, il vit, sur le côté, un éclair de lumière, puis se forma une porte immatérielle qui s’ouvrait sur l’extérieur.
Celle-ci semblait faite de bronze. Quoiqu’elle ne fût pas vraiment réelle, cette porte était incroyablement lourde. Elle était ornée de motifs étranges et de symboles indistincts.
Il y eut un craquement et celle-ci s’entrouvrit légèrement. Des bras blancs et sanglants en sortirent l’un après l’autre, accompagnés de lianes d’un vert noirâtre, de visages de bébés et d’épais tentacules aux yeux proéminents.
Ça ressemble beaucoup aux effets de l’objet occulte de Miss Sharron…
Plongé dans ses pensées, Klein remarqua que les bras, les lianes et les tentacules n’étaient plus aussi frénétiques. Ils s’étaient calmés et restaient collés au sol, ce qui n’était pas du tout le cas à l’époque où, tels des enragés, ils avaient entraîné un Zombie de Séquence 6 vers la porte.
Immédiatement après, l’ouverture s’élargit et une silhouette humaine en sortit.
La personne portait une robe de clergé toute noire et les traits de son visage étaient clairs et distincts comme ceux d’une ancienne sculpture classique.
Ses cheveux étaient de couleur or sombre, ses yeux d’un bleu profond foncé, son nez haut et droit. Il portait un bonnet très apprécié des personnes âgées et ses favoris étaient quelque peu grisonnants, ce qui contrastait avec son apparence d’homme d’âge moyen.
À la vue de l’œil totalement éteint du personnage, Klein se rappela soudain son nom :
Ince Zangwill !
L’ancien archevêque qui avait orchestré l’incident de Tingen, infligé de lourds dommages à l’équipe des Faucons de Nuit et le propriétaire de l’Artefact Scellé 0-08 !
Presque aussitôt, Klein se retourna et, suivant les instructions d’Azik, s’enfuit vers le haut de la route.
Il savait pertinemment qu’en tant que Séquence 6, il ne serait qu’un fardeau et une distraction dans un affrontement entre demi-dieux.
Dans cette course contre la montre, la fausse modestie et les paroles prétentieuses n’avaient pas lieu d’être. Elles ne pourraient que lui nuire, ainsi qu’à son compagnon !
Comme il n’y avait rien à enflammer sous terre, Klein n’eut pas d’autre choix que de serrer les dents et de courir aussi vite qu’il le pouvait. Ce faisant, il entendit la voix calme et douce d’Azik.
– « Fuyez cet endroit. Ne vous inquiétez pas pour moi. Beaucoup de choses me sont revenues et je sais qu’un jour, je suis resté très longtemps dans une Séquence spécifique qui avait pour nom l’Immortel. »
Klein contourna la falaise et pénétra dans un sombre couloir au plafond voûté. Sur les murs, des deux côtés, on pouvait voir des fresques murales tachetées.
Soudain, il entendit une voix digne et rauque résonner à l’endroit où il se trouvait.
– « La téléportation est interdite ici ! »
Un personnage était arrivé aux côtés d’Ince Zangwill sans que personne ne s’en aperçoive. Il flottait dans les airs, défiant les lois de la physique et portait un magnifique masque d’or.
Ince Zangwill n’attaqua pas immédiatement. Il jeta un coup d’œil au virage où la silhouette de Klein avait disparu.
Si un Veilleur de Nuit, Séquence 4 de la voie de l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle pouvait accorder une certaine dose de malchance aux autres, Ince Zangwill, qui venait de ” bénir ” mentalement Klein, se rendit compte que les évènements espérés, comme le fait que ce dernier vienne à glisser et chute dans le ravin, ne se produisaient pas.
De plus, on aurait dit qu’il avait des hallucinations car il voyait un fin brouillard gris-blanc.
Ne pouvant s’offrir le luxe de réfléchir, il reporta son regard sur Azik Eggers.
Klein, qui courait à toute allure, s’arrêta soudain. Son intuition spirituelle lui soufflait qu’il y avait des gens devant lui, des Transcendant ! Il s’agissait probablement de gardes !
Après avoir réfléchi, il se passa la main sur le visage. Au même moment, on entendit des craquements et il se mit à grandir de sept ou huit centimètres.
Lorsqu’il retira sa main, il était devenu un homme d’âge moyen, borgne, aux cheveux sombres et dorés, et au nez haut placé… Ince Zangwill !
Se remémorant le comportement de ce dernier, il fit appel à une illusion pour changer de vêtements, tourna au coin du couloir et entra dans une grande salle.
Il y avait là quatre gardes en armure noire, le regard perçant.
Le visage calme, Klein s’approcha.
– « Quelqu’un s’est introduit ici, je suis à sa recherche. Avez-vous trouvé des indices ? »
Le chef des gardes l’examina, puis baissa la tête :
– « Rien à signaler ici, M. Zangwill. »
– « Je vois. »
Le jeune homme hocha légèrement la tête, passa devant eux et quitta la salle.
Durant tout ce temps, bien qu’il fût très nerveux, le dos trempé de sueur, il avait paru calme et posé. Rien dans son apparence ni dans son aura ne le distinguait d’Ince Zangwill.
S’appuyant sur ses pouvoirs de Sans-Visage et sa rapidité, il passa rapidement trois points de contrôle et arriva au bout du bâtiment.
À l’exception d’une porte illusoire faite d’une lumière bleue fantomatique, l’endroit était totalement muré.
Bien qu’inquiet du combat de demi-dieux entre M. Azik et Ince Zangwill, Klein resta caché dans l’ombre. Durant un moment, il observa patiemment et vit quelqu’un traverser la lumière bleue fantomatique tandis que quelqu’un d’autre en sortait.
Ceux qui quittaient l’endroit devaient montrer quelque chose qui ressemblait à un badge avant d’être autorisés par les quatre gardes à franchir la porte de lumière.
Je n’ai pas le temps d’attendre la prochaine personne portant un badge. Je vais devoir prendre le risque… La bataille là-bas peut se terminer à tout moment… Même si ce n’est pas le cas, l’ordre de me rechercher ne tardera pas…
Sa décision prise, Klein, sous les traits de Zangwill, retourna dans la pièce. Comme il n’était pas certain de savoir imiter la voix de l’ancien archevêque, il prit délibérément un ton enroué, signe qu’il venait de vivre une intense bataille.
– « Il se passe quelque chose dehors ».
Désorientés par la nouvelle, les gardes, sur le coup ne réagirent pas, mais alors que Klein s’approchait, ils tendirent la main pour l’arrêter.
– « M. Zangwill, où est votre laissez-passer ? »
– « Il n’y a plus de temps à perdre ! » répondit Klein en sortant de sa poche un badge qu’il fourra dans la main de l’homme.
Devant son calme, les autres gardes se détendirent.
Au moment où le garde à qui il avait remis le “laissez-passer” baissait les yeux, le jeune homme s’élança, fit une roulade et passa la porte bleue.
Le garde réalisa alors que le badge qu’il tenait dans sa main n’était plus qu’un morceau de papier en haut duquel était écrit, comme il était courant depuis peu : « Bonne année ! »
…
Le gouffre était rempli d’un liquide noir, immatériel. La surface de l’eau bouillonnait en continu et de nombreux bras blancs en sortaient qui s’agitaient furieusement.
Ince Zangwill, qui s’était fait une idée globale du niveau d’Azik, n’en fut ni surpris ni effrayé, car pour l’heure, il avait un demi-dieu pour l’aider.
Cependant, un autre problème le préoccupait. Ce 0-08, qui élaborait énergiquement l’histoire, pouvait à tout moment se retourner contre lui.
Il jeta un regard en coin et constata avec surprise que la plume, le fameux 0-08, avait quitté sa poche sans qu’il s’en aperçoive. Elle flottait devant la paroi rocheuse et écrivait avec ferveur ces mots :
« … Dans un combat acharné, il y a toujours toutes sortes d’incidents. Par exemple la ceinture d’Ince Zangwill qui se brise et son pantalon qui tombe. »
…
La lumière bleue fantomatique qui emplissait yeux de Klein créait un passage qui se superposait à des couches de lumière entre les profondes ténèbres et les créatures invisibles qui rôdaient.
Klein ne prit pas la peine d’observer son environnement. Il se précipita au bout du passage.
Il se leva, remit de l’ordre dans ses vêtements, reprit l’expression sévère d’Ince Zangwill et entra dans l’écran de lumière ondulante.
Après un moment de confusion mentale, il se retrouva dans une autre pièce, elle aussi occupée par un bon nombre de gardes.
– « Il y a un problème dans les souterrains. Gardez l’œil. Ne laissez personne entrer », ordonna calmement le jeune homme en se dirigeant d’un pas tranquille vers la porte.
– « Bien, M. Zangwill », répondirent respectueusement les gardes.
C’est alors que, traversant la lumière bleue, le garde que Klein avait dupé s’écria d’une voix forte :
– « Nous avons un problème avec le Zangwill de tout à l’heure ! »
Tout le monde se tourna alors vers la porte, mais Klein avait disparu.
Les gardes se séparèrent aussitôt en plusieurs groupes pour se mettre à sa recherche et prévenir leurs comparses. Durant un moment, ce fut le chaos.
L’un d’entre eux venait de tourner le coin lorsque de dos, il aperçut Ince Zangwill.
Machinalement, il sortit son épée où crépitaient des éclairs et fendit l’air devant lui.
La silhouette s’envola et prit la forme d’une figurine de papier déchirée.
Au même moment, deux puissantes détonations se firent entendre. Des balles d’or pâle traversèrent la visière qui n’était pas baissée et frappèrent avec précision la tête du garde.
Celui-ci n’eut pas le temps de crier. Il s’effondra sur le sol avec un bruit sourd, pris de convulsions.
Impassible, Klein sortit de l’ombre et glissa son revolver dans l’étui qu’il portait sous son bras.
Après avoir brûlé la figurine de papier, il traîna rapidement l’homme dans une pièce vide et revêtit une armure noire de façon à prendre l’apparence du garde.
Il ramassa ensuite l’épée chargée d’électricité, quitta la pièce, referma la porte derrière lui et se mit à courir, “paniqué”, prêt à avertir tous les gardes qu’il croiserait qu’il y avait un problème avec Ince Zangwill !