Chapitre 259 – Un danger latent
Lady Caitlyn était assise sur un canapé dans la salle d’activité, avec face à elle, le majordome adjoint, son assistant et le préposé aux services concernés.
Méticuleuse, elle donnait des instructions sur les différentes choses à retenir pour le banquet de ce soir-là. C’est alors que sa fille Audrey vint la rejoindre.
– « Mère, j’ai quelque chose à vous dire », dit celle-ci en balayant du regard les autres personnes présentes dans la salle.
Sur le chemin de la salle d’activités, elle avait ressenti un léger tremblement, mais n’avait rien décelé d’anormal.
Lady Caitlyn jeta un coup d’œil à la ronde et acquiesça.
– « Revenez plus tard. »
Presque aussitôt, la pièce se fit silencieuse et même Susie, d’un signe d’Audrey, fut invitée à les laisser.
– « Tu devrais être plus souvent à mes côtés et apprendre à gérer ces choses. Même si cela fait partie de tes leçons familiales, ça n’en reste pas moins un cours approfondi sur la façon de combiner efficacement la théorie et la pratique », l’instruisit en souriant Lady Caitlyn qui, bien qu’elle eût la cinquantaine, paraissait avoir trente ans. « Très bien mon petit ange, de quoi s’agit-il ? »
Audrey tenta de reproduire l’élégant sourire qu’elle avait répété à maintes reprises en cours d’étiquette, mais elle était bien trop nerveuse.
Pinçant ses lèvres sèches, elle alla droit au but :
– « Mère, je vous ai caché quelque chose à Père et à vous. »
– « Ah ? » fit la Comtesse en penchant la tête dans l’attente de plus amples explications.
Les paroles d’Audrey qui, au départ, étaient un peu saccadées, se firent aussitôt douces et fluides.
– « Je… Je suis une Transcendante, le genre de personne qui, après avoir bu une potion, possède des pouvoirs miraculeux. »
La blonde Lady Caitlyn haussa légèrement les sourcils, mais ne parut pas surprise.
– « Je sais. Ton père et moi sommes au courant. »
– « Hein ? » fit Audrey, qui ne savait plus que dire.
Lady Caitlyn se couvrit la bouche et se mit à rire.
– « Serais-tu donc naïve au point de penser que nous ne nous apercevrions pas de tous les ingrédients occultes que tu as pris dans la chambre forte ?
« Du côté de ton père, dans cette villa et dans le fief de notre famille, les Transcendants ne manquent pas, qu’il s’agisse de simples relations de travail, de personnes assignées par l’Église de la Déesse ou de membres de la famille Hall. Sa Majesté a donné son accord tacite à ce genre de chose comme nous avons donné le nôtre à tes petites aventures… (Elle soupira) Tu finiras par grandir et mûrir. Ton père et moi ne pourrons pas te protéger éternellement sous nos ailes. Tu devras faire face seule à certains problèmes et c’est d’une bonne chose pour toi que d’avoir des pouvoirs, c’est un atout.
« D’après les informations d’ordre général dont je dispose, les premiers stades ne devraient pas être très dangereux et il faut un à deux ans, voire trois pour évoluer. Ton père et moi ne sommes donc pas trop inquiets. Du reste, nous avions l’intention d’attendre que tu deviennes adulte pour t’avertir afin que tu t’arrêtes au stade où tu en es. »
Vos informations sont erronées, mère. Vous ne connaissez pas la méthode du jeu de rôle. Si j’ai tous les ingrédients, alors je pourrai, avant la nouvelle année, devenir une Psychiatre de Séquence 7… D’ailleurs, je ne souhaite pas m’arrêter. La mort du Duc Negan m’a fait comprendre que le monde n’était pas aussi stable et paisible que je le pensais. Je veux avoir le pouvoir de tous vous protéger dans les moments critiques…
M. Le Fou se rétablit peu à peu et les dieux maléfiques font de multiples tentatives pour se manifester. Bien que je sois encore immature et que je n’aie pas les connaissances requises, je peux pressentir les indescriptibles dangers latents liés à ces questions…
Audrey avait toujours su qu’elle ne pourrait pas éviter ce problème en prenant des ingrédients Transcendants dans la chambre forte, mais elle se disait que, par chance, ses parents n’étaient peut-être pas au courant de leurs effets spécifiques. Tout au plus se doutaient-ils qu’elle s’enfonçait de plus en plus dans le cercle des adeptes de l’occultisme.
Délivrée du fardeau qui pesait sur son cœur et sans prêter attention à l’exhortation de sa mère, elle lui dit :
– « Mère, j’ai rejoint par la suite une organisation secrète des plus académiques et qui ne vénère pas les dieux maléfiques. Pardonnez-moi de ne pas pouvoir la nommer ni vous en dire davantage, mais j’ai prêté serment. »
Sans attendre la question de sa mère, elle en vient aux faits.
« J’ai appris aujourd’hui que la roturière dont le Prince Edessak était tombé amoureux est une Démone. J’ignore quel genre de complot ils préparent. »
Ses deux premières phrases n’avaient aucun lien l’une avec l’autre. La première faisait référence aux Alchimistes en Psychologie tandis qu’elle tenait la seconde du Club du Tarot, c’est-à-dire du Fou.
En agençant ainsi ses phrases, chaque mot qu’elle prononçait était vrai, ce que la divination aurait pu confirmer. Cependant, on pouvait penser que les informations qu’elle détenait lui venaient de cette société secrète connue sous le nom d’Alchimistes en Psychologie.
Le sourire de la Comtesse disparut peu à peu.
– « Une Démone ? » répéta-t-elle d’un ton grave.
Elle ne connaissait pas grand-chose à ce monde mystérieux, mais à la simple évocation de ce mot, elle pressentait le mal et se sentait mal à l’aise.
Audrey s’empressa d’acquiescer.
– « Oui, une Démone du Plaisir. Et ce qui me fait encore plus peur, c’est qu’elle s’appelle Trissy Cheek. »
– « Qu’y a-t-il de mal à cela ? » demanda sa mère, perplexe.
– « Un membre de notre organisation a lu le nom de Cheek dans un livre ancien », répondit Audrey, usant du mensonge qu’elle avait préparé. Qu’il s’agisse de son ton, de ses paroles, des détails de son expression ou de son langage corporel, tout était irréprochable. « À la Quatrième Époque, voire peut-être avant, c’était le nom donné à la Démone Primordiale. »
Immédiatement après, elle ajouta, l’air grave : « C’est une déesse maléfique ! »
Si Lady Caitlyn ignorait qui était la Démone Primordiale, en revanche, elle savait pertinemment ce qu’était une déesse maléfique.
Ne pouvant rester assise plus longtemps, elle demanda :
– « En es-tu sûre ? »
– « …Pas tout à fait », répondit la jeune fille. Ce n’était pas qu’elle doutât du Fou, mais elle ne pouvait répondre ouvertement. « Quoi qu’il en soit, je pense qu’il est nécessaire de solliciter la famille royale… je veux dire les Transcendants de l’Église de la Déesse pour s’en assurer. Si vraiment il s’agit d’une déesse maléfique, la prudence s’impose. »
Surprise, Caitlyn leva les yeux vers sa fille.
– « … Tu as grandi, Audrey. »
Si la situation n’avait pas été aussi urgente, la jeune fille aurait feint la réserve devant de telles louanges. Elle se serait modestement laissée flatter, puis serait retournée dans sa chambre, ravie. Elle aurait peut-être même fait quelques pas de danse.
Mais en ce jour, elle n’avait que faire de cela. Son inquiétude et sa nervosité transparaissaient sur son visage.
– « Mère, pouvez-vous m’aider à cacher la vérité ? J’ai entendu dire que les Transcendants de l’Église et la famille royale abhorraient les organisations secrètes qui n’étaient pas des leurs. Vous pourriez dire que c’est Père qui a reçu cette information. Il doit avoir de nombreux canaux. »
La Comtesse se leva et serra sa fille dans ses bras.
– « Ne t’inquiète pas, ni ton père ni moi ne t’impliquerons dans cette histoire. Ton père ne sera pas de retour avant le soir. Je vais d’abord demander aux gardes cachés de se montrer, prétendre qu’il a envoyé un message, puis je demanderai à l’Église de la Déesse d’envoyer des Transcendants pour protéger notre famille. »
– « D’accord ! » s’écria joyeusement Audrey.
Épuisée d’avoir soutenu si longtemps ce niveau de tension, elle poussa enfin un soupir de soulagement.
…
En regardant les quelques météores enflammés s’écraser et envelopper toute la forêt, Klein, impuissant, faillit s’abandonner au désespoir et attendre la mort.
Même en utilisant continuellement le Saut Enflammé, il lui serait impossible de s’échapper de la forêt et du dangereux épicentre avant que la pluie de météorites ne s’abatte. De plus, sa faible constitution de Transcendant issu de la voie du Voyant ne lui permettait pas de résister à une attaque frontale de météorites.
Même un zombie, qu’un révolver ne peut blesser, serait transformé en viande hachée sous une ” attaque ” comme celle-ci. Il serait même carbonisé… Saut enflammé…
La lumière d’un blanc jaunâtre qui brillait au fond de ses yeux donna rapidement une idée à Klein qui n’avait pas renoncé.
En moins de temps qu’il ne faut pour le dire et sans hésiter, il fit ce qui lui venait à l’esprit.
Après avoir mentalement calculé la distance, le jeune homme claqua des doigts et enflamma toutes les allumettes qui restaient dans sa boîte.
Une traînée de lumière cramoisie s’éleva dans le ciel et l’enveloppa aussitôt.
Sans un bruit, Klein disparut et réapparut dans les flammes au-dessus d’une météorite.
Celle-ci descendait si vite qu’au moment où il émergeait des flammes et s’en éloignait, il se retrouva dans une zone d’air aux températures effroyablement élevées.
Lorsqu’il utilisait ses pouvoirs Transcendants pour sauter, le jeune homme était immunisé contre les flammes ordinaires et ce même si la température était assez élevée. Mais en quittant cet état, il lui fallait faire l’impossible pour éviter les flammes grâce à son Contrôle du Feu, sans quoi il serait brûlé, peut-être même tué.
De plus, l’air chaud n’était pas à portée de son “saut”.
Une nouvelle fois, il claqua des doigts et embrasa l’air à un endroit stratégique.
Se changeant lui même en flamme, il tenta d’éviter la première explosion lors de l’impact de la météorite.
Mais il avait beau faire et prendre des risques, il ne parvenait pas à échapper au danger. Il ne lui restait que deux possibilités : sauter à l’écart de la forêt et subir le souffle résultant de l’explosion de la météorite, ou sauter comme un acrobate en attendant que le champignon atomique l’engloutisse.
L’espace d’un instant, Klein crut se voir déchiqueté, noirci et carbonisé par les flammes qui brûlaient encore sur son corps.
Une pensée lui traversa l’esprit et brusquement, sa vision changea. Toutes les couleurs se saturèrent. Les rouges devinrent plus rouges, les jaunes plus jaunes et les blancs plus blancs, comme dans une étrange peinture à l’huile !
Visiblement différente du monde réel, cette toile permit au jeune homme de voir la météorite s’écraser ” lentement ” sur le sol.
Cette partie de la forêt fut instantanément détruite et le sol trembla plusieurs fois. Des panaches de fumée mêlés de flammes s’élevèrent, formant un étrange champignon atomique.
Klein ne fut pas affecté par cet impact pour la simple et bonne raison que l’explosion n’avait pas pénétré le ” monde de la peinture à l’huile “, superposé et immobile.
D’abord stupéfait, le jeune aperçut, près de lui, une silhouette humaine.
De corpulence moyenne, la personne avait la peau bronzée et portait un long costume noir ainsi qu’un semi haut-de-forme. Ses yeux bruns étaient marqués par les vicissitudes de la vie, il avait les traits doux et un minuscule grain de beauté sous l’oreille droite.
– « Monsieur Azik ! » s’écria Klein, ravi.
Il comprit enfin à quoi se référait la divination qu’il avait faite quelques temps auparavant.
Elle correspondait à ce qui se passait présentement !
La mer de sang symbolisait une situation périlleuse et le fait d’en être tiré par M. Azik signifiait qu’il allait le sauver !
Klein n’avait pas plutôt prononcé son nom qu’Azik lui fit un signe de la main, lui attrapa le bras et se fraya un chemin à travers les profondes couches couleurs saturées !
…
La plume d’apparence ordinaire avait cessé d’écrire et sa surface s’était légèrement assombrie.
L’homme d’âge moyen à l’air solennel et qui n’avait plus qu’un œil la saisit, et écrivit rapidement comme s’il canalisait un esprit :
« Manifestement, Azik Eggers n’a pas encore récupéré tous ses souvenirs et sa force. Alors qu’il tentait de voyager à travers le monde des esprits et le monde astral, un danger latent est survenu. C’est ainsi que Sherlock Moriarty et lui se sont retrouvés non loin d’Ince Zangwill et de ses amis. »