Chapitre 257 – Le Nom
Arrivé au Manoir de la Rose Rouge, Klein sortit de la calèche, sa canne à la main.
Il regarda les soldats en uniforme rouge qui montaient la garde à la porte et ferma les yeux pour reprendre son calme.
L’Artefact Scellé 0-08 ayant créé des coïncidences pour empêcher la femme au saphir de me rencontrer, il ne devrait pas faire d’exception aujourd’hui. Je n’ai donc pas à craindre de tomber sur elle. Si je parviens à tromper le prince Edessak avec mon jeu, tout ira bien… pensa-t-il en se dirigeant vers l’entrée du manoir.
Après avoir été fouillé et avoir remis son étui ainsi que son revolver, il emboîta le pas à un domestique. Ils suivirent l’allée d’ardoise grise, passèrent devant une fontaine d’où jaillissait une limpide eau de source et pénétra dans la maison principale. Arrivés à l’étage, ils s’arrêtèrent devant ce qui, selon le plan, devait être un solarium.
Klein, qui redoutait un évènement inattendu, avait le cœur au bord des lèvres. Il craignait que les choses ne tournent au pire.
Après avoir doucement frappé à la porte, le domestique s’approcha du panneau et chuchota :
– « Le détective Moriarty est arrivé. »
Il y eut dix secondes de silence, puis une voix lourde s’éleva, provenant de l’intérieur :
– « Son Altesse l’invite à entrer. »
La porte s’ouvrit en grinçant et une bouffée de chaleur se répandit dans le couloir. Il faisait, en effet, plus chaud dans la pièce.
Sous le regard attentif des deux grands gardes, Klein s’avança sur l’épaisse moquette jaune à motifs.
Il fit quelques pas en avant, contourna les étagères qui tenaient lieu de séparation et aperçut, assis près des grandes baies vitrées, le Prince Edessak qui profitait d’un des rares soleils hivernaux de Backlund.
Son visage rond et impressionnant lequel n’esquissait pas le moindre sourire créait naturellement une atmosphère grave et stoïque.
L’élégante cheminée et les tuyaux métalliques conféraient à la pièce une chaleur plus douce qu’à la fin du printemps. Le Prince Edessak ne portait pas de manteau, mais une chemise blanche dont les poignets ressemblaient à des fleurs épanouies et d’un gilet jaune pâle.
Klein éprouva un soulagement en constatant que la femme au saphir n’était pas présente.
Il s’avança à grands pas et s’inclina.
Edessak, qui tenait à la main une tasse de thé noir fumant, ne l’invita pas à s’asseoir.
Le visage impassible, il demanda d’une voix grave :
– « Des résultats concernant votre enquête ? »
– « Non, que ce soient mes séances de divination, le channeling, mes entretiens, mes investigations, tout me dit que Talim est mort d’une crise cardiaque », répondit Klein avec une expression lourde et douloureuse, empreinte de signes évidents de culpabilité. « Je suis trop faible à tous points de vue. Votre Altesse, vous devriez engager un assistant plus fort et plus puissant. »
Pourquoi ne pas prendre quelqu’un de meilleur… ajouta-t-il en son for intérieur.
C’est alors qu’Edessak remarqua le visage de Sherlock Moriarty. On aurait dit qu’il avait considérablement vieilli, comme s’il n’avait pas dormi tranquille depuis longtemps.
Ce n’était pas une illusion car avant de venir, Klein, recourant à ses pouvoirs de Sans-Visage, avait modifié son apparence pour se donner une peau sèche et sans éclat. Il s’était créé une barbe en broussaille, et avait intensifié et foncé les poches sous ses yeux.
Edessak demeura un moment silencieux, puis reposa sa tasse de porcelaine blanche à la bordure incrustée d’or.
– « Je comprends. En fait, c’est comme vouloir faire entrer de force une cheville carrée dans un trou rond… Je vais demander à quelqu’un d’autre de reprendre l’affaire. Préparez un rapport d’enquête et n’oubliez rien. »
D’accord ! pensa Klein en serrant mentalement le poing. Il sortit de sa poche une feuille de papier pliée.
– « Votre Altesse, vous n’aurez pas à attendre, j’ai toujours eu pour habitude de consigner les choses par écrit. »
Après s’être fait remettre le rapport par l’un de ses intendants, le Prince Edessak le feuilleta et le mit de côté.
– « Avez-vous besoin d’autre chose ? »
– « Non, Votre Altesse Royale, permettez-moi de prendre congé. Ah, j’oubliais : je compte partir un certain temps dans le sud. Je voudrais profiter de la chaleur du soleil pour faire fondre la douleur de mon cœur », soupira Klein.
– « C’est de coutume à Loen pour le Nouvel An. »
Le prince hocha légèrement la tête et se tourna vers Funkel, le vieux majordome. « Raccompagnez le détective Moriarty et trouvez-lui une voiture. »
La ville la plus proche du Manoir de la Rose Rouge est à 15 ou 20 minutes de marche. Il faudra que je loue une voiture une fois sur place.
– « Bien, Votre Altesse », répondit poliment le vieil homme en s’inclinant.
Sans pour autant baisser sa garde, Klein prit rapidement congé.
Il suivit le vieux majordome jusqu’à l’entrée du manoir où il récupéra son étui à pistolet ainsi que son arme.
Moins d’une minute plus tard, il était assis dans un carrosse du Manoir de la Rose Rouge.
Appuyé contre la paroi, il regarda la demeure rapetisser à mesure qu’il s’en éloignait. Le jeune homme, alors, se détendit et expira longuement.
Il avait quitté le centre de la scène.
Il est temps pour moi de faire mes adieux à Backlund et de partir vers le sud, un lever de rideau complet… Après cela, je changerai d’apparence et reviendrai en cachette…
Soudain, la porte de la voiture s’ouvrit et se referma silencieusement. Il se crispa, son énergie spirituelle en éveil.
Avant qu’il ne puisse réagir, il vit se dessiner une silhouette vêtue d’une lourde robe noire et qui portait au doigts un anneau orné d’un saphir.
La bague en saphir ! Klein, qui hésitait entre la fuite et le combat, plissa les yeux et se rassit. Il ne voulait pas agir de manière irréfléchie.
Il se trouvait face à une personne terrifiante dotée d’un Artefact Scellé de Grade 0 ou d’un demi-dieu d’un niveau similaire !
C’est… C’est vrai que plus on a peur qu’une chose arrive, plus elle a de chances de se produire… 0-08 ou qui que vous soyez, qu’en est-il des coïncidences que vous créez ?
Le mental et le corps crispés, Klein était impuissant devant cette apparition.
L’âge de la femme ne correspondait pas du tout à son style vestimentaire. Elle semblait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, un visage rond, des yeux fins et un tempérament doux et raffiné. Au fond, elle était douce et d’une beauté exceptionnelle.
D’abord surpris, le jeune homme la reconnut presque aussitôt et s’exclama :
– « Trissy ! »
N’est-ce pas elle qui, de Tris l’Instigateur, est devenue Trissy la Sorcière ?
Comment a-t-elle pu passer du statut de personne recherchée à celui de femme d’Edessak ?
Comment cette femme, membre de la Secte des Démones, a-t-elle pu se retrouver aux côtés du Prince ?
Elle possède même un Artefact Scellé de grade 0 ou un objet mystique de niveau similaire !
En regardant attentivement, il vit qu’il y avait quelque chose de changé chez Trissy. Les traits de son visage, qui n’étaient pas particulièrement remarquables, étaient plus doux et plus délicats et tout ensembles, ils étaient stupéfiants.
Devant sa surprise, Trissy, loin de s’alarmer, parut ravie.
– « Vous me connaissez… », dit-elle avec un doux sourire. « Je savais que vous me connaissiez ! Un détective doté de pouvoirs Transcendants accorde une attention toute particulière aux avis de recherche ! »
– « Que voulez-vous ? » S’enquit prudemment Klein, méfiant.
Dans ses souvenirs, la personne qui se tenait devant lui n’était pas quelqu’un de bien. Tris avait, à lui seul, provoqué la tragédie d’Alfalfa et Trissy avait causé la mort de nombreux civils innocents à Tingen.
La jeune femme esquissa un sourire :
– « C’est très simple. Dénoncez-moi au plus vite aux Faucons de Nuit, aux Punisseurs Mandatés ou à la Conscience Collective des Machines. Faites-les venir pour m’arrêter ! »
Appelez les flics pour t’arrêter ? Ce travesti… euh, cette femme doit être folle !
Klein était un peu perdu.
Mais très vite, il comprit le sens de son message : Trissy préférerait être enfermée derrière la Porte de Chanis plutôt que de rester au Manoir de la Rose Rouge. Elle fait tout son possible pour fuir ce lieu !
En clair, elle pense qu’il est plus dangereux de rester dans cet endroit que de se faire prendre par les Faucons de Nuits, les Punisseurs….
Le jeune homme fit de son mieux pour maîtriser son expression et demanda d’une voix grave :
– « De quoi avez-vous peur ? »
D’abord hébétée, Trissy écarquilla les yeux et répondit, le regard dans le vague :
– « Quelqu’un manipule ma vie. Il y a toujours ces coïncidences qui me laissent terrifiée lorsqu’elles se produisent. Et je me ressemble de moins en moins. » Elle retroussa le coin de ses lèvres et ajouta : « Vous imaginez ? Moi qui aime ces mignonnes et timides jeunes domestiques, me retrouver le matin dans les bras d’un homme nu ? »
À cette pensée, le cœur de Klein fit un bond :
C’est bien pourquoi il est préférable de ne pas devenir un Assassin ou une Sorcière…
– « Je pensais qu’en travaillant dur pour progresser, pour devenir ‘Plaisir’, je serais en mesure de me libérer de cette étrange sensation », reprit Trissy avec un sourire amer. « J’ai donc cherché des gens capables de m’aider à trouver les ingrédients Transcendants nécessaires, mais cela n’a fait qu’empirer.
« Parfois, j’oublie beaucoup de choses, mais elles finissent par se produire. J’ai supporté le dégoût, j’ai séduit Talim et tenté de le convaincre de m’aider à m’échapper. Qui aurait pu penser que je lui jetterais une malédiction mortelle sans même m’en rendre compte… Vous y croyez ?
« Ils ont même changé mon nom. Ils voulaient que je renonce totalement à mon passé. Non ! Pas question !
« Ils pensaient que je ne pouvais surmonter les coïncidences que durant un temps très courts après quoi je reviendrais rapidement sur la bonne voie. C’est l’illusion que j’ai voulu leur donner et c’est ainsi que j’ai enfin réussi à vous voir, M. le Détective ! »
Plaisir… Démone… Ingrédients… Klein se souvint brusquement que lors du rassemblement Transcendant organisé par le vieil Œil de Sagesse, alias Isengard Stanton, quelqu’un avait demandé à acheter les principaux ingrédients de la potion de la Démone du Plaisir. Connaissant la formule, cela ne lui avait pas échappé, mais il avait choisi de l’ignorer. Avec le temps, il avait fini par oublier cette affaire.
C’était donc l’assistante de Trissy ! Était-elle déjà aux côtés du prince Edessak à l’époque ? Pourquoi ai-je l’impression que son sourire, quoique triste, est si beau ? Une Démone du Plaisir malade…
Confus, Klein prit une inspiration.
Tout en mettant de l’ordre dans ses pensées, il demanda nonchalamment :
– « Quel nom vous ont-ils donné ? »
La jeune femme fronça ses beaux sourcils et répondit, le regard un peu embrumé :
– « Trissy Cheek. »
Trissy Cheek… Cheek… Cheek ! Klein leva brusquement la tête et à nouveau, son corps entier s’engourdit. Il était aussi rigide qu’une statue de marbre.
Une page du journal de Roselle résonnait follement dans son esprit.
« 5 juin. Je me suis procuré un livre ancien. Il mentionne le nom de la Démone Primordiale…
« ‘Son’ nom est Cheek… »