Chapitre 252 – La détermination d’Emlyn
Après une seconde de réflexion, Klein joignit les mains et se pencha en avant :
– « Quel rapport exactement ? »
– « Je ne peux pas en dire plus », répondit Emlyn en secouant fermement la tête.
Craignant d’être sondé, Klein n’approfondit pas la question. Il se contenta d’analyser la situation en fonction de ce que le vampire venait de lui révéler.
Quelque chose en rapport avec le Fou… Cela pourrait aider Emlyn White à résoudre son problème… Comporte un risque élevé… Combiné à ses précédentes idées, cela semble indiquer qu’il avait l’intention d’organiser un rituel pour prier le Fou, c’est à dire moi, afin d’éliminer l’indice psychologique et de reconquérir sa liberté tant attendue… Cependant, il ne s’agit plus d’un rituel qu’Emlyn organiserait lui-même. Il suit les instructions d’un gros bonnet et connaissant la fierté de ce vampire, s’il en parle de cette façon, c’est très probablement que cette personne est une puissance parmi les Sanguins… Pourquoi un important Sanguin enverrait-il un descendant prier le Fou ? Auraient-ils commencé à œuvrer avec l’Ordre Aurora ?
Confus, Klein leva les yeux vers Emlyn – qui attendait une réponse – et railla intérieurement :
Essayez de deviner si je compte répondre à vos prières.
Il hésita deux secondes et pour toute suggestion, lui dit :
– « Statistiquement parlant, si l’on prie une existence cachée sans connaître la situation, dans 30 cas sur 100, on ne reçoit pas de réponse. 68 cas se verront confrontés à toutes sortes de choses terribles qui leur feront perdre la vie ou mener une vie pire que la mort. Seuls deux cas ont une chance de réussir et d’obtenir ce qu’ils veulent, mais le prix à payer pourrait ne pas être celui qu’ils souhaitent ».
En tant qu’ancien guerrier du clavier, Klein avait toujours pensé que lorsqu’il s’agissait de prouver quelque chose ou de renforcer un point de vue, quiconque se contentait de donner un exemple, une exception, sans mentionner l’ensemble de l’échantillon et les statistiques globales, n’était rien d’autre qu’un connard. C’était simplement une astuce conceptuelle et dans ces cas-là, venaient généralement des mots d’accompagnement comme “j’ai un ami”, “une fille que je connais”, ou “quelqu’un dans mon entourage”.
C’est pourquoi, pour convaincre Emlyn White, il avait délibérément fabriqué des données.
Bien sûr, ce n’était pas tout à fait sans fondement. Tout au moins, bon nombre des dossiers que Klein avait parcourus lorsqu’il était membre des Faucons de Nuit faisaient état de situations similaires.
– « Seulement deux pourcents de réussite ? Des problèmes surviennent dans 68 pourcents des cas ? »
Surpris, Emlyn ne put s’empêcher de se lisser les cheveux.
– « En gros, c’est le degré de danger que comporte l’affaire que vous comptez entreprendre. Si vous avez des intentions malveillantes, le risque est bien supérieur », répondit franchement Klein.
Emlyn secoua machinalement la tête.
– « Non, il n’y a pas de malice. D’ailleurs, cet important personnage me protègera. »
Pas de malice ? Euh… quand bien même il y aurait de la malveillance, il se pourrait que vous ne le sachiez pas étant donné que vous n’êtes que de la chair à canon poussée en première ligne…
Klein leva la paume droite, renforçant ainsi son ton.
– « Cela réduira de beaucoup le risque, mais certainement pas totalement. Ce personnage a-t-il vraiment les moyens de résister à une entité cachée ? »
– « … Probablement pas », répondit Emlyn d’un ton hésitant.
– « Dans ce cas… », fit Klein en écartant les mains.
Soudain, il eut un sourire : « Il n’est pas nécessaire de prendre ce risque, Emlyn. Même si vous avez une foi absolue en la Terre-Mère, cela n’affectera en rien votre vie. Regardez les citoyens de Feynapotter ; ne mangent-ils pas, ne s’habillent-ils pas et ne font-ils pas ce qu’ils veulent ? Le moment venu, il y a de fortes chances pour que le Père Utravsky ne vous oblige plus à faire du bénévolat à l’Église de la Moisson. Vous retrouverez votre liberté.
« Par ailleurs, je crois que vous vous êtes bien adaptée aux enseignements de Terre-Mère, sans aucune contradiction. »
Emlyn White demeura un moment silencieux avant de répondre :
– « Le fait d’être croyant par conviction n’a rien à voir avec celui d’être converti de force par un indice psychologique. Si un jour, renonçant à la lune, je deviens un fidèle de la Terre-Mère, j’ose espérer que c’est un choix que j’aurai fait librement, sans personne. C’est là l’ultime fierté d’un Sanguin ».
Klein regarda le vampire avec une certaine surprise. Il ne s’attendait pas à ce qu’il soit aussi insistant.
Il réfléchit quelques secondes et, sans tenter une nouvelle fois de le convaincre, lui fit laconiquement savoir qu’il avait compris.
– « Le problème, en fait, est très simple : sont-ce les ordres du grand patron et la tentation de vous débarrasser de l’indice qui vous donnent le courage d’affronter un certain degré de danger ? Si vous êtes prêt à sacrifier votre vie pour cela, la réponse est extrêmement simple.
« Pour faire court et en définitive, c’est vous qui prendrez la décision. »
Emlyn, qui écoutait avec un visage grave, répliqua instinctivement :
– « Si je décide de tenter, ce n’est certainement pas pour moi, mais pour tous les Sanguins ! Résoudre mon problème n’est qu’un avantage supplémentaire ! »
Tous les Sanguins ? Quel problème, venant de moi, pourrait concerner tous les Sanguins ? Ce gros bonnet vous a menti , pensa Klein en ricanant.
– « Croyez-vous qu’un faible vampire puisse sauver une race entière ? »
– « Les Sanguins, les Sanguins ! » insista Emlyn. « Par ailleurs, je suis plutôt fort. Ma force équivaut à celle des humains de Séquence 7. En passant, elle est du genre à se spécialiser dans le combat !
« Quant à savoir si vous le croyez ou non, vous ne comprendriez pas. » Il se leva et ajouta : « Bien que votre analyse et vos suggestions soient dénuées de sens, je vous dois tout de même des remerciements. Euh, les frais de consultation seront déduits du coût de la valise et de la boîte en fer blanc de la dernière fois. »
– « Hein ? »
Durant un instant, Klein ne sut comment réagir à ce qu’il venait d’entendre.
Ce n’est qu’après le départ d’Emlyn qu’il réalisa ce que le vampire avait voulu dire.
Lors de grandes transactions, les conteneurs ne sont-ils pas, en principe, gratuits ?
Quel vampire mesquin et avare !
…
Dans l’obscurité où la fréquence des éclairs n’avait pas encore repris, l’équipe d’exploration de la Cité d’Argent arriva “en temps et en heure” aux abords du temple abandonné.
Derrick se rappela que lors de leur première intervention, toutes les lanternes en peau de bête avaient été éteintes à cet endroit. Toute l’équipe s’était retrouvée plongée dans l’obscurité la plus totale et il avait entendu l’effrayant “appel à l’aide” provenant des profondeurs du temple.
D’après les conjectures de M. Le Pendu et de Mlle Justice, il pourrait s’agir du point de départ de nos cycles répétés. Mais pourquoi nous réveillons-nous dans le camp à l’extérieur de la ville et non directement ici ?
Se remémorant la discussion lors de la réunion du Club du Tarot, Derrick leva le bras et pria discrètement comme on le lui avait suggéré.
Une lumière pure jaillit soudain de son corps, et Joshua et les autres membres de l’équipe se mirent aussitôt en position de combat.
– « Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Colin d’une voix grave en dégainant son épée.
Horrifié, Derrick regarda à droite et à gauche :
– « Votre Excellence, je viens d’entendre un enfant crier : sauvez-moi… sauvez-moi… »
Il voulait voir s’il s’agissait d’un point clé !
– « Et maintenant ? » s’enquit Colin avec circonspection.
Derrick écouta attentivement.
– « Je ne l’entends plus ».
Le Chasseur de Démons jeta un coup d’œil en coin à Joshua et aux autres :
– « L’un d’entre vous l’a-t-il entendu ? »
Les explorateurs secouèrent la tête.
Après quelques secondes de réflexion, Colin prit une décision. Il sortit un flacon de métal bleu sombre du compartiment secret de sa ceinture et enduisit son épée d’un liquide incolore et visqueux.
Puis il brandit son arme vers le ciel.
Soudain, celui-ci s’illumina. Des faisceaux argentés semblables à des serpents jaillirent de l’épée et se propagèrent dans toutes les directions.
En un instant, la lumière blanche argentée enveloppa tous les explorateurs. On aurait dit qu’elle illuminait le “coin” le plus sombre de chacun d’entre eux.
Dans un grésillement, les serpents d’argent s’enfoncèrent dans le vide, vers l’inconnu.
Très vite, le calme revint. Seule brillait la faible lumière des lanternes en peau de bête dispersées dans le silence.
Colin plissa les yeux, ce qu’il avait tenté avait perçu quelque chose de mystérieux. Après cinq bonnes secondes, il leva la main et la pointa vers l’avant.
– « À partir de maintenant, nous ne pouvons plus nous permettre la moindre imprudence. Nous devons être en alerte maximale. »
Ces mots sont si familiers… Ce n’est pas là la clé qui nous sortira de ce mauvais pas… pensa Derrick qui, se calmant, suivit sans plus attendre son équipe dans le temple à moitié désert.
Cette fois, il avait retenu la leçon et ne regarda pas le visage du Créateur Déchu. Prenant les devants et inspectant le sol, il parvint à se rendre à l’endroit où se trouvait la peinture murale.
La lanterne dans une main et la Hache de l’Ouragan dans l’autre, il était accompagné d’un seul de ses coéquipiers, formant une équipe restreinte.
Après une série de murs tachetés et effrités, il atteignit enfin sa destination.
À mesure que la lumière de la lanterne se rapprochait, la fresque sur le mur se précisait.
Derrick regarda d’abord le coin et revit l’étrange et mémorable phrase.
Rose Rédemption… répéta-t-il intérieurement puis, levant sa lanterne, il examina attentivement les détails de la fresque.
Sur la partie la plus haute du mur tacheté se dressait une immense croix floue, d’un noir absolu. Une ombre difficilement discernable y était suspendue à l’envers.
Sur cette toile de fond s’étendait une plaine désolée et dans cette plaine, une longue file de gens qui se dirigeaient vers le sommet de la montagne : la croix au sommet et le personnage suspendu à l’envers.
Dans la file, certaines personnes, agenouillées, priaient avec dévotion. D’autres s’étaient déjà relevées et remises à marcher. Un vent furieux soufflait de face.
Leurs visages n’étaient que de simples esquisses, comme si l’on avait voulu mettre en valeur leurs vêtements en lambeaux. Seul le chef de file était relativement plus net.
C’était un homme grand et mince, aux longs cheveux argentés qui lui tombaient dans le dos.
Les traits de son visage étaient doux ; il avait la tête baissée et les yeux fermés. De son dos partaient plusieurs ailes de lumière.
Un ange ! Un ange légendaire ! pensa Derrick qui, tout excité, observait l’environnement du chef de file.
Très vite, il découvrit une rivière sinueuse qui ondoyait sous les pieds de l’homme d’apparence angélique.
La rivière ne cessait de tourner et virer. Elle revenait sur elle-même et se faisait source !
Un cycle ! Cela engendre un cycle ! se dit Derrick avec l’impression d’avoir saisi quelque chose d’important.
Durant les expériences cycliques, il y avait une rivière circulaire sur la peinture murale !
Celle-ci, manifestement, faisait allusion à quelque chose ou révélait quelque chose !
Derrick leva les yeux vers l’ange aux cheveux argentés et au nombre incalculable d’ailes. La douceur de son visage était empreinte d’une touche d’indifférence et l’on aurait dit qu’il regardait la rivière, le destin.
Est-ce là la véritable signification de l’allusion du Fou ? Derrick réfléchit un instant et décida de tenter. S’il réussissait, il mettrait toutes ses défaillances sur le dos du jeune Jack. S’il échouait, personne ne se souviendrait de ce qu’il avait fait !
Sous le regard médusé de ses coéquipiers, Derrick leva la Hache de l’Ouragan et entailla violemment la rivière de la fresque.
Un éclair jaillit et la lumière argentée tomba sur la hache.