Chapitre 247 – Explorations cycliques
Dans le silence au-dessus du brouillard gris se dressait l’antique bâtiment qui évoquait un temple.
Ayant remarqué quelques irrégularités dans la série de coïncidences, Klein, son déjeuner terminé, se transporta dans l’espace mystérieux pour tenter de confirmer une hypothèse qu’il avait en tête.
Prenant un stylo plume qu’il avait fait apparaître, il marqua une courte pause puis écrivit : Je suis impliqué dans une série de coïncidences créées par l’Artefact Scellé 0-08.
Posant le stylo rouge sombre, il prit, dans sa main gauche, la chaîne d’argent et commença sa divination.
Enfin, ouvrant les yeux, il regarda le pendule qui se trouvait à quelques centimètres de lui.
Le pendentif de topaze restait immobile, laissant entendre que la divination avait échoué !
Les conditions requises ne sont peut-être pas remplies pour procéder à cette divination, à moins qu’il ne s’agisse d’une résistance de la part de 0-08… Dans les deux cas, c’est le même résultat…
Klein modifia son énoncé et tenta de le diriger vers différentes cibles, mais toutes ses tentatives échouèrent.
Il tapota du doigt le bord de la longue table, hésitant à se rendre, le surlendemain, au Manoir de la Rose Rouge.
Sans 0-08 ou puissance similaire pour régler les choses, ma fuite soudaine éveillera certainement les soupçons du Prince Edessak. Et même, il n’est pas certain que je parvienne à fuir, les hommes de Son Altesse habitant à côté… Étant donné que je suis passé Sans-Visage, il m’est certes facile de trouver une occasion de m’échapper une fois dehors, mais est-il nécessaire d’aller aussi loin ?
Demain après-midi, je pourrai “quitter” Backlund sans trop attirer l’attention. Je demanderai audience au Prince Edessak et renoncerai normalement à la mission. Je doute que son Altesse me force, moi, un Transcendant non officiel, à remplir une mission aussi difficile…
Si vraiment un Artefact Scellé ou un demi-dieu comme 0-08 influence, depuis quelque temps, les événements récents, je ne serais alors qu’un personnage secondaire entré en scène par erreur et auquel on n’a guère prêté attention. Dans ce cas de figure, m’enfuir reviendrait à faire savoir au camp adverse que j’ai décelé sa présence. Là, j’ai un gros problème !
Faire appel à mes pouvoirs de Sans-Visage ne me permettrait pas forcément d’échapper à l'”attention” rivée sur moi…
Le meilleur moyen serait de me rendre tranquillement au Manoir de la Rose Rouge et de quitter la scène selon les procédures normales. Je m’inclinerai gracieusement lors du lever de rideau et échapperai à la vigilance de cet inconnu…
Après avoir recoupé les deux éléments, Klein, finalement, décida de faire comme s’il n’avait rien découvert et de “quitter” Backlund comme il l’avait prévu.
…
Le feu de camp brûlait et quelqu’un, depuis un bon moment, montait la garde à l’intérieur du camp.
Adossé à un pilier de pierre, Derrick Berg dormait pour reprendre des forces.
Il rêvait d’une vaste étendue de brouillard gris-blanc, d’une antique chaise située au point le plus haut du centre avec, assise dessus, une silhouette indifférente qui surplombait toute chose.
Mr Le Fou… psalmodia mentalement l’adolescent.
Puis il entendit la voix du Fou :
– « Tenez-vous prêt pour la réunion. »
Bien, Monsieur Le Fou , répondit-il en son for intérieur tout en comptant les battements de son cœur.
Il gardait les yeux fermés, comme si tout ce qui venait de se passer n’était que le prélude d’un rêve.
Il nous reste encore pas mal de temps avant le départ. J’ai le temps d’assister à la réunion du Club du Tarot… se dit-il, soulagé.
Il craignait, en effet, de manquer cette réunion pour avoir rejoint l’équipe d’exploration.
Après mille battements de cœur, Derrick attendit encore un peu et se sentit transporté dans cette salle divine, calme et sereine.
Il avait à peine ouvert les yeux que des images défilèrent dans son esprit. On aurait dit qu’une force extérieure avait, en un instant, réinjecté dans sa tête ces souvenirs perdus.
Il revoyait les murs d’une ville en ruine, des bâtiments couverts de blanc et de bleu, le temple du Créateur Déchu au style architectural similaire à celui de la Cité d’Argent, des peintures murales décrivant l’apocalypse imminente et la protection du Créateur Déchu sur l’humanité restante contre les six grands dieux maléfiques, les magnifiques et dangereux “champignons” et Jack, l’étrange garçon aux cheveux jaune pâle dont on ne savait d’où il venait.
Ces scènes s’étaient répétées cinq fois au total, mais avec, à chaque fois une légère différence dans les détails.
La première fois, toutes les lanternes à l’extérieur du Temple du Créateur Déchu s’étaient éteintes, ce qui avait manqué provoquer une tragédie. La seconde fois, quelqu’un ayant perdu toute contenance avait failli avaler un “champignon”, mais heureusement, le chef Colin l’avait arrêté à temps. La troisième fois, le petit Jack leur racontait une histoire : son père et lui, partis à la recherche de la résidence sacrée du Créateur dans l’immensité de l’océan, se retrouvaient pris dans une immense tempête. La quatrième fois, Jack, qui avait muté sans crier gare, blessait grièvement Joshua. La cinquième fois, le temple s’effondrait, bloquant la sortie de la zone souterraine.
Tous ces événements prirent fin lorsque le chasseur de démons Colin tua le petit Jack. Ils se reposèrent ensuite au camp, prêts à pénétrer dans la ville en ruines. Le début et la fin se rejoignaient et se répétaient dans une sorte de cycle.
Plus Derrick entrevoyait le sens de ces nouveaux souvenirs, plus il était effrayé et terrifié.
Nous avons exploré le temple cinq fois… Nous avons vécu et revécu cette expérience, et il n’y a aucun moyen d’y mettre un terme !
Assise de l’autre côté de la longue table de bronze, Audrey aurait bien voulu saluer Le Fou et les autres d’une voix joyeuse et légère, comme elle le faisait d’habitude. Cependant, au premier coup d’œil, elle s’aperçut que l’humeur de Petit Soleil n’était pas au beau fixe.
– « S’est-il passé quelque chose, M. Le Soleil ? L’exploration du temple du Créateur Déchu ne s’est-elle pas déroulée sans encombre ? »
Derrick, qui semblait s’être raccroché à l’espoir, s’empressa de faire un compte rendu global de la situation et conclut :
– « Après que Son Excellence eut éliminé ce garçon, nous avons tous fermé les yeux et nous nous sommes réveillés au campement à l’extérieur de la ville, prêts à commencer une toute nouvelle exploration. Nous n’avions plus aucun souvenir du passé.
« Ce processus s’est répété cinq fois, seuls les détails différaient légèrement.
« Si M. Le Fou ne m’avait pas prévenu, je n’aurais même pas su que depuis tout ce temps, je vivais une vie récurrente. »
Il tenait pour acquis que les souvenirs depuis son arrivée au-dessus du brouillard gris étaient le fait du Fou. Se levant, il salua solennellement la silhouette floue assise tout au bout de la longue table de bronze.
Je n’ai compris la situation qu’après avoir écouté votre récit… pensait Klein, dans un état second.
Sans changer de posture, il hocha légèrement la tête en guise de réponse.
Dans une situation où les raisons sont inconnues, un supérieur n’exprimerait pas aussi facilement son opinion, aussi ne puis-je me permettre de parler sans réfléchir… se dit Klein, en repensant à ce qu’il avait appris dans sa vie passée de guerrier du clavier.
Voyant que M. Le Fou avait l’air d’un vieux mur imperturbable, Derrick se sentit beaucoup plus à l’aise. La question allait enfin être résolue.
Il se tourna vers Le Pendu, Le Monde, Justice et La Magicienne et leur demanda sincèrement :
– « Connaissez-vous la racine du problème ? Comment peut-on le résoudre ? »
Toujours pleine de zèle, Audrey, instinctivement, aurait voulu répondre, mais n’en avait pas la moindre idée, pas même une supposition.
Il en était de même de Fors.
Riche de ses connaissances acquises sur Terre et ayant lu de nombreux romans sur l’immobilisme, Klein aurait bien voulu, par l’intermédiaire du Monde, lancer des idées afin que tous puissent réfléchir à la question, mais après mûre réflexion, il décida de rester discret et dans un premier temps, d’observer.
Après avoir entendu le récit du Soleil, Alger, qui était resté un long moment silencieux, déclara d’un ton mesuré :
– « Je ne vois que deux possibilités. La première : vous vous êtes trouvé face à un Cauchemar ou à un pouvoir hallucinatoire d’un niveau supérieur à celui d’un demi-dieu. Maintenant que vous avez recouvré la mémoire avec l’aide de M. Le Fou, vous devriez être capable, une fois de retour dans le monde réel, de détecter immédiatement ce qui ne va pas. Ainsi, le problème sera facilement résolu.
« La seconde : vous avez été contraint ou êtes entré de manière proactive dans un espace ou un état spécifique où le temps est contrôlé pour s’écouler d’une certaine manière, mais le temps est fixé dans une certaine plage cyclique et la continuation est équilibrée, c’est-à-dire relativement statique.
« Dans cette situation, il n’y a guère de moyens de mettre fin au cycle. Soit il existe une force extérieure capable de rompre l’équilibre, soit il faut trouver le point clé qui relie la distorsion du temps. »
Une force extérieure qui peut rompre l’équilibre ? En entendant cela, Audrey, Fors et Derrick jetèrent instinctivement un regard au Fou qui, calme et tranquille, siégeait à l’extrémité de la longue table.
Non, je ne peux pas toujours demander l’aide de M. Le Fou. En ne disant rien, “Il” souhaite probablement tester ma capacité à gérer ce genre de questions…
Il réfléchit un moment :
– « M. Le Pendu, supposons que la seconde hypothèse soit la bonne. À votre avis, quel est le point clé qui relie la distorsion du temps ? »
Sans attendre la réponse du Pendu, Audrey, intéressée, suggéra :
– « Le petit Jack ? Celui que vous ne pouviez pas tuer lorsque vous étiez face à lui ? »
– « C’est une possibilité », acquiesça Alger. Puis, hésitant, il ajouta : « Ce que vient de nous dire Le Soleil au sujet de Jack et de son père me rappelle un incident bien spécifique. »
Il se tourna vers Justice.
« Ne vous ai-je pas dit un jour que j’ai poursuivi en mer un Auditeur de l’Ordre Aurora ? Le but de son voyage était de trouver la résidence sacrée du Vrai Créateur. »
Audrey fit appel à ses souvenirs.
– « Il me semble », répondit-elle sans grande conviction.
« Cet Auditeur était accompagné de son fils qui, si j’en crois ce que nous a dit Le Soleil, avait à peu près l’âge de Jack. »
– « Êtes-vous en train de nous dire que Jack a quitté votre monde pour se rapprocher de la Cité d’Argent ? » demanda Derrick, abasourdi.
Après une courte période de stabilisation, il ressentit un indescriptible sentiment de bonheur.
Cela signifie que la Cité d’Argent n’est pas encore totalement scellée. Il nous reste une chance de nous connecter au monde normal d’où viennent Le Pendu et Justice !
– « Je ne peux qu’envisager cette possibilité », répondit Le Pendu qui n’en avait aucune certitude.
Il réfléchit un instant et suggéra : « Vous pourriez trouver un moyen d’évoquer devant Jack la Mer de Sonia, le Royaume de Loen et la ville portuaire. Sa réaction sera peut-être différente mais, et cela va de soi, évitez autant que possible de le faire devant le chef de la Cité d’Argent.
« Par ailleurs, le point clé n’est pas forcément lié à Jack. Nous devons envisager d’autres possibilités. Si vous nous donniez quelques précisions, comme les détails de la fresque, peut-être pourrions-nous trouver quelque chose d’utile. »
Alger était impatient d’obtenir des informations.