Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 243 – Jouer les fantômes
Une voiture passa à vive allure devant le Bar des Cœurs Vaillants.
À l’intérieur, Klein, avec son éternel semi haut-de-forme, faisait face à Sharron, toujours vêtue de sa robe gothique noire.
Devant le visage pâle et inexpressif de son ancienne garde du corps et ne sachant comment échanger des politesses, il n’eut d’autre choix que d’aller droit au but.
– « J’ai terminé mes préparatifs. »
Bien que la Séquence 6 ne lui ait apporté qu’une seule capacité Transcendante, tous les pouvoirs qu’il possédait déjà ayant été nettement améliorés, sa force s’était considérablement accrue. C’était la meilleure préparation dont il puisse bénéficier.
Cela dit, dans certaines situations, les pouvoirs d’un Sans-Visage pouvaient être considérés comme des compétences divines !
Klein ne put s’empêcher de laisser libre cours à son imagination :
En cas de poursuite ou d’infiltration, par exemple…
Sharron écoutait en silence.
– « Ce soir ? »
Elle avait légèrement haussé le ton, laissant entendre qu’elle voulait en savoir plus.
– « Si vous êtes d’accord, c’est bon pour moi », répondit Klein.
– « C’est d’accord », acquiesça Sharron.
Après quelques secondes de silence, Klein, intentionnellement, demanda :
– « Auriez-vous entendu parler de quelque chose en rapport avec les sirènes ? Savez-vous où l’on peut trouver ces légendaires créatures ? »
Les yeux bleus de Sharron fixaient Klein sans sourciller. On aurait dit une véritable poupée.
Au bout d’un moment, elle répondit, impassible :
– « Il n’y a plus de sirènes dans les endroits accessibles aux humains. Seuls les pêcheurs des îles Gargas entendaient parfois leur chant, en pleine tempête et lors de leurs longs voyages pour chasser la baleine à queue blanche. »
Situées dans les profondeurs de la mer de Sonia, les îles Gargas constituaient la colonie humaine la plus éloignée dans la mer, caractérisée par ses produits locaux tels que l’huile et la viande de baleine.
Je me demande si cette rumeur est vraie… se demandait Klein.
– « Je comprends », acquiesça-t-il.
…
Les cloches nocturnes semblaient venir de loin.
Au centre de la rue Williams se dressait une chapelle abandonnée. Des plantes flétries rampaient sur ses murs et l’on pouvait voir partout des pierres grises éparpillées.
À l’intérieur excréments et débris se mêlaient aux pierres et à l’herbe fanée.
Dans un coin à moitié effondré, un homme d’âge moyen en collants noirs déplaçait les pierres qui cachaient l’entrée d’une grotte. Il s’engagea avec précaution et enthousiasme dans le tunnel, muni de ses outils destinés à creuser, de son équipement d’éclairage et d’un panier de terre.
Il avait les tempes grisonnantes et les yeux gonflés. C’était le Baronnet Rafter Pound, considéré par le monde extérieur comme un malade mental, mais qui, en réalité – et sans que cela ne se sache – était un descendant de la famille Tudor, famille remontant à la Quatrième Époque.
Ce prodige, qui fréquentait assidument les call-girls de luxe, avait le visage grave et les yeux brillants. Nul n’aurait pu déceler le moindre signe d’addiction à l’alcool et au sexe.
Il se hissa sur ses coudes et rampa rapidement le long de la pente, comme si, au bout du tunnel, se cachait le plus grand et le seul espoir de sa vie.
En peu de temps, il se heurta à la terre humide et à la pierre froide.
L’enthousiasme de Rafter Pound ne retomba pas pour autant. Il réitéra les gestes qu’il maîtrisait parfaitement depuis qu’il en avait acquis l’expérience.
À mesure qu’il creusait, transportait et déplaçait des objets, une zone déserte apparut devant lui. C’était un sombre palais souterrain.
Fou d’excitation, Rafter Pound s’y engouffra aussitôt et attrapa l’insigne de fer noir.
Celui-ci représentait une main tenant un sceptre. Les yeux de Pound s’illuminèrent comme s’ils étaient en feu.
Au moment même où il posait l’insigne sur sa poitrine, tout ce qui se trouvait devant lui vola en éclats. Il était toujours dans ce tunnel étroit et irrégulier, avec devant lui de la terre humide et des pierres glacées.
Mais quelqu’un le “surveillait” en silence.
Quelqu’un qui n’avait ni yeux, ni bouche, ni sourcils, ni oreilles !
Les pupilles de Rafter Pound se contractèrent et toute sa colonne vertébrale s’engourdit.
Sans même réfléchir, il jeta aussitôt ses outils et recula frénétiquement.
Ses coudes heurtaient le sol, mais en dépit de sa blessure, il ne ressentit rien.
Enfin, il sortit du tunnel et se retrouva dans la chapelle abandonnée.
Comme il avait perdu sa lanterne, il n’apercevait plus, dans la profonde obscurité, que le léger “cramoisi” qui en enveloppait les contours.
Soudain, les lianes flétries qui grimpaient le long du mur se mirent à se tortiller telles des serpents. Une silhouette sortit des ténèbres.
Elle portait une robe royale gothique et un petit chapeau noir, avait le visage si blême qu’il en était presque transparent, des cheveux d’un blond pâles et des yeux bleus qui n’avaient rien d’humain.
Rafter Pound étouffa un cri. Une apparition féminine dans un tel environnement lui rappelait les histoires de fantôme relatées par le folklore !
Il recula de quelques pas et manqua de trébucher sur un rocher.
Soudain, comme si quelque chose venait de lui traverser l’esprit, l’horreur sur son visage disparut en un instant, cédant la place à une expression pleine d’enthousiasme et d’espoir.
– « Êtes-vous l’esprit maléfique prisonnier de ce palais souterrain ? Ce doit être vous ! »
Klein, le Sans-Visage, sortit du tunnel et se tint dans l’ombre.
Il semblerait, Sir Pound, qu’il y ait un malentendu…
Selon le plan qu’ils avaient conçu Sharron et lui, ils étaient supposés faire une telle peur à Pound que plus jamais il n’oserait s’aventurer dans les ruines souterraines. Mais ils ne s’attendaient pas à une telle réaction de la part de l’homme.
Après un court silence, Sharron, machinalement, demanda :
– « Que voulez-vous dire ? »
Rafter Pound soupira, puis esquissa un sourire :
« Depuis toutes ces années que vous essayez, je pense que vous avez compris que tuer les descendants de la famille Tudor ne vous aidera pas à briser le sceau.
« Ce n’est qu’en collaborant avec moi, qui porte la grande lignée des Tudor, que vous pourrez espérer sortir de cette pénible situation qui perdure depuis plus de deux mille ans. »
Les Tudors connaissaient l’existence de l’esprit maléfique, mais ça ne les a pas empêchés de mourir dans cette salle… Pensa Klein, qui, fronçant les sourcils, devança Sharron en imitant sa voix éthérée.
– « Pourquoi avoir attendu aujourd’hui pour venir ici ? »
C’était là une branche des pouvoirs du Sans-Visage : imiter le son d’une cible. Il pouvait reproduire n’importe quelle voix à condition de l’avoir déjà entendue !
Cela dit, il ne pourrait pas reproduire les délires du Vrai Créateur ni les supplications de M. Porte, ce pouvoir Transcendant étant, pour l’heure, limité au domaine des gens ordinaires.
Sharron lui lança un regard en coin, mais ne le démasqua pas.
Rafter Pound, qui n’avait rien remarqué, eut un petit rire.
– « C’est parce que l’Empereur Noir s’est manifesté. Le destin me dit que la gloire de l’Empereur de Sang va ressurgir ! »
Y a-t-il un lien logique ? Klein avait le sentiment inexplicable que Rafter Pound était encore plus fou qu’avant.
– « L’Empereur Noir ? » répéta-t-il en empruntant une nouvelle fois la voix de Sharron.
Rafter Pound se mit à rire :
– « Oui, l’Empereur Noir, le Bandit Héroïque. Il doit être étroitement lié au véritable Empereur Noir ! »
Comment se fait-il que je ne le sache pas ? pensa Klein, amusé.
Il réfléchit un instant, puis se tut, renonçant ainsi à son droit de poser des questions.
Sharron, pour une raison inconnue, restait silencieuse.
– « Alors, quelle est votre réponse ? », s’empressa de demander Pound, ravi.
– « Je refuse », répondit froidement Sharron.
Réprimant son inquiétude, Rafter tentait une nouvelle fois de la convaincre lorsque soudain, ses yeux se voilèrent. Il fit brusquement quelques pas sur le côté jusqu’à un mur de pierre relativement intact.
Klein et Sharron remarquèrent simultanément que quelque chose n’était pas normal. Ils réagirent chacun à leur manière, l’un en sortant un revolver qu’il pointa sur le baronnet et l’autre en remplissant la chapelle en ruine d’un éclat lunaire cramoisi.
Rafter Pound ne les regarda même pas. Il se tourna face au mur de pierre et s’y cogna trois fois la tête après quoi, le front en sang, il perdit connaissance.
Puis, sans que l’on sache pourquoi, il se releva, les yeux injectés de sang et de sa main droite, essuya son front. Sa paume était couverte de sang.
Il lécha le liquide écarlate et dit d’un air grisé :
– « La lignée Tudor est délicieuse, c’est vraiment enivrant. Cela permettra à ma répugnance de dépasser au maximum ses limites et m’aidera à repousser temporairement celle du sceau. »
Le revolver braqué sur lui, Klein, abasourdi demanda :
– « L’esprit maléfique des ruines ? »
Du sang coula sur le visage de Rafter Pound qui eut un horrible rire :
– « Vous avez vu juste. Auparavant, vous jugeant comme quelqu’un de faible, je voulais corrompre votre esprit et pénétrer vos rêves pour vous amener à me sauver. Vous aussi vous avez un secret. »
Ne soyez pas si direct…
Klein jeta instinctivement un coup d’œil à Sharron, mais il ne vit rien chez elle qui sorte de l’ordinaire.
– « Qu’avez-vous l’intention de faire ? » demanda-t-il à brûle-pourpoint.
L’esprit maléfique soupira.
– « Je suis un innocent qui a été blessé à cause de l’ambition d’Alista Tudor. En raison des contraintes liées à mon cadavre, voilà près de deux mille ans que je suis piégé dans ces ruines souterraines.
« Je voudrais que vous m’aidiez à sortir de ce mauvais pas et fassiez de moi un esprit libre. Je jure de ne pas m’en prendre à des innocents. »
Sur ces paroles, il posa sur Sharron ses yeux injectés de sang.
« Vous devez être un Spectre de la voie des Mutants. La prochaine étape est un point critique pour devenir un demi-dieu. J’ignore si vous avez la formule de la potion de la Marionnette, mais je peux vous l’obtenir. Je peux même participer à votre rituel. C’est la récompense que je vous propose. »
La Marionnette ? la Séquence 4 de la voie des Mutants s’appelle la Marionnette ? Quel nom étrange… murmura Klein en son for intérieur.
L’esprit maléfique se tourna vers lui.
« Vous aussi serez récompensé. Il s’agit d’un objet pouvant être considéré comme occulte et précieux. En raison d’une certaine attraction, son possesseur est entré dans le palais souterrain et est mort aux côtés des descendants des Tudor.
« Voici à quoi il ressemble. »
Tout en parlant, l’esprit maléfique ouvrit la paume de sa main et une image apparut à la lueur de la lune cramoisie.
On pouvait y voir une carte de tarot d’apparence normale, mais le dessin qu’elle représentait était totalement différent. Assis sur un char, il y avait, non pas un roi, mais un prêtre à la robe rouge sombre.
Ce prêtre ressemblait à Gustav Roselle !
C’est… Une Carte du Blasphème !
Les yeux de Klein se déplacèrent aussitôt vers le coin supérieur gauche de l’image, où la lumière des étoiles se condensait pour former une phrase :
Séquence 0 : Le Prêtre Rouge !