Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 241 – Qui suis-je ?
Après avoir regardé autour de lui, Klein, qui n’avait rien trouvé d’autre, retourna dans l’antique palais aux piliers de pierre.
Il s’assit tout au bout de la longue table de bronze et, les yeux mi-clos, examina la croissance de son énergie spirituelle et réfléchit au nombre de membres qu’il pouvait désormais attirer.
En comptant les postes vides que je pouvais voir jusque-là, je peux recruter quatre nouveaux membres.
Secouant la tête, il retourna dans le monde réel avec l’intention de se préparer un bon dîner.
Après avoir coupé des pommes de terre en tranches, fait bouillir du bœuf, ajouté des oignons fait revenir un moment le tout et l’avoir assaisonné avec, entre autres, du sucre et du poivre, Klein versa l’eau qu’il avait fait chauffer dans la casserole, y mit un couvercle et baissa le feu.
Je dois admettre que le Contrôle du Feu du Magicien est très utile en cuisine… Depuis que je l’ai, mes talents culinaires se sont nettement améliorés… Sans la possible perte de contrôle, les monstres, les recherches et les dieux maléfiques, le monde serait en paix et parfait si chacun faisait usage de ses capacités sans causer de dommages publics… soupira-t-il en quittant la cuisine pour se rendre dans la salle de séjour.
Alors que la lumière des lampes murales se répandait, Klein, qui avait prévu de feuilleter des magazines et d’attendre le moment opportun pour ajouter à son plat les pommes de terre, les carottes et la bonne quantité de sel, ne put s’empêcher de réfléchir à la façon de se comporter en tant que Sans-Visage.
Lorsque je me suis réveillé ce matin, ma spiritualité s’est totalement stabilisée. J’ai découvert que, bien qu’il n’y ait aucun signe d’assimilation de la potion du Sans-Visage, j’ai un certain niveau d’harmonie. C’est un phénomène qui ne s’est jamais produit pour les potions du Voyant, du Clown et du Magicien…
À cette pensée, Klein leva les yeux vers l’oriel. Il faisait déjà nuit et la vitre ressemblait à un miroir qui lui reflétait fidèlement Sherlock Moriarty avec ses cheveux noirs, ses yeux bruns, sa barbe et ses lunettes à monture dorée.
Klein hocha la tête, l’air pensif.
C’est peut-être parce que j’ai toujours agi en tant que Klein Moretti. Oui… D’une certaine manière, Sherlock Moriarty n’est que le déguisement de Klein, et non une autre personne.
Même si je bénéficie de nombreux fragments de sa mémoire et si j’ai retrouvé certains des sentiments de l’original, je reste un hôte venu d’un autre monde. Je suis Zhou Mingrui, le guerrier du clavier venu de la Terre.
J’ai vécu tant de choses au cours des cinq derniers mois que je me prends parfois pour Klein Moretti.
Dans le silence, de nombreuses pensées traversaient l’esprit de Klein et venaient amplement l’éclairer.
Pourtant, je suis toujours Zhou Mingrui qui a revêtu la peau de Klein Moretti… Quelqu’un qui n’a jamais abandonné l’idée de rentrer chez lui…
Il ferma lentement les yeux et lorsqu’il les rouvrit, la silhouette qui se reflétait sur la vitre avait changé.
C’était un jeune homme aux yeux marron foncé et aux cheveux noirs coupés courts. Les traits de son visage étaient banals et il paraissait raffiné, mais il avait des poches sous les yeux et un soupçon de double menton.
C’était Zhou Mingrui, tel qu’il était sur la Terre.
Ça fait longtemps….
Klein soupira et se frotta le visage.
Lorsque ses bras retombèrent, il était redevenu Sherlock Moriarty.
Après cette période de contemplation et d’ajustement, étrangement, il sentit que l’écart entre son énergie spirituelle et la potion s’était considérablement réduit. Certains signes laissaient à penser que toutes deux, lentement, fusionnaient.
Pas étonnant que le professeur de Rosago, le Maître Marionnettiste…oui, ce doit être son professeur…. ait dit que si l’on peut prendre l’apparence de n’importe qui, en fin de compte, on reste soi-même… C’est probablement une règle fondamentale de la méthode du jeu de rôle concernant les Sans-Visage. Si l’on oublie ce point, il est facile de s’oublier soi-même avec ces changements constants et de devenir un monstre.
Se remémorant ce qu’il avait appris précédemment par le biais de la canalisation spirituelle, Klein avait l’impression de comprendre.
Il croisa la jambe droite, se pencha en arrière et élabora rapidement un plan pour l’avenir.
Chercher et synthétiser les règles du jeu de rôle spécifique au Sans-Visage…
Dans les cercles Transcendants de Backlund, par l’intermédiaire du Club du Tarot, recueillir des informations sur les sirènes afin de préparer le rituel en mer…
Obtenir directement ou indirectement la formule de la potion du Grand Prêtre Solaire pour aider Petit Soleil à passer Séquence 7, ceci afin qu’il puisse se procurer la méthode permettant d’éliminer une corruption mentale de Saccageur sur une caractéristique Transcendante.
Mais je ne peux pas mettre tous mes espoirs en Petit Soleil. Je devrais tenter de trouver par moi-même.
Klein, dont l’humeur, progressivement, devenait morne, claqua des doigts pour baisser le feu de la cuisinière, une odeur de bœuf lui parvenant de la cuisine.
Soudain, il entendit sonner à la porte d’entrée.
Le visiteur n’était autre que l’avocat Jurgen.
Malgré la bruine et le sol mouillé, ce dernier était habillé avec soin. Il portait même un col rigide.
– « Que se passe-t-il ? » demanda sans ambages Klein, qui connaissait très bien Jurgen.
L’avocat se débarrassa de son parapluie noir, essuya quelques gouttes d’eau sur sa redingote à double boutonnage et répondit :
– « Sherlock, je quitte Backlund lundi prochain pour aller passer des vacances dans le sud avec ma grand-mère. La chaleur et l’air pur lui conviennent très bien. »
– « C’est une excellente nouvelle », dit Klein en souriant. « Vous souhaitez que j’adopte temporairement Brody ? »
Jurgen secoua gravement la tête.
– « Ma grand-mère, qui ne supporte pas de se séparer de Brody, a insisté pour l’emmener avec elle. Je me suis renseigné. Si nous le mettons dans une cage et que nous prenons un billet plein tarif, il peut monter dans le train. Mais nous devrons faire en sorte que la cage reste propre pour ne pas polluer l’air ambiant. »
Franchement, l’odeur qui règne en troisième classe a de quoi faire oublier la puanteur des crottes de chat… pensa Klein en riant.
– « Brody ne doit pas être ravi de partir, si ? »
– « Il est encore plus réticent à l’idée de se séparer de grand-mère », répondit Jurgen.
Il enfonça son chapeau sur sa tête et changea de sujet.
– « Je suis ici pour vous informer que si, durant cette période, vous avez besoin d’être libéré sous caution ou de régler des litiges juridiques, vous pouvez vous adresser à mon collègue. Voici sa carte de visite, je l’ai déjà informé qu’il ne quitterait pas Backlund cette année. »
Quel professionnalisme ! Il s’est même penché sur ce problème… Cela dit, je n’ai pas besoin de ça pour le moment. Je suis désormais un informateur de la Conscience Collective des Machines et si tout se passe normalement, je ne me retrouverai pas au poste de police….
Avec un sourire de remerciement, Klein prit la carte et la glissa dans sa poche.
Jurgen, qui n’avait pas l’intention de bavarder ni de s’attarder, leva la main :
– « J’ai encore des clients à voir, Sherlock. Je vous verrai demain… ou plutôt l’année prochaine. »
« Dans ce cas, je vous souhaite par avance une bonne année, ainsi qu’à votre famille », répondit Klein en le saluant de la main.
Il le regarda s’éloigner avec son parapluie, puis ferma la porte et alla s’asseoir au salon.
À l’exception du feu qui, dans la cuisine, léchait le fond de la marmite, la maison était totalement silencieuse, à tel point que le jeune homme pouvait entendre circuler les calèches au dehors.
Lentement, il parcourut du regard la table basse, les contrats, les armoires, les stylos, les tasses en porcelaine, la table, les chaises et les murs.
Détournant le regard, il s’adossa au canapé et, à travers la vitre, contempla la nuit et la lueur brumeuse des réverbères dans l’obscurité. Dans ce silence froid et profond, il soupira.
– « La nouvelle année… »
…
Les éclairs s’apaisèrent peu à peu et les ténèbres devinrent maîtresses de la terre. L’équipe d’exploration de la Cité d’Argent atteignait enfin sa destination après un court – ceci, somme toute, relatif – trajet entrecoupé de combats.
À l’aide d’une lanterne en peau d’animal dont la lumière ne portait pas loin, Derrick Berg constata que les murs étaient totalement effondrés. Les rues étaient dans un tel état de ruine que même les mauvaises herbes n’y poussaient pas.
Des deux côtés des rues, on pouvait voir des maisons à moitié effondrées, dont une infime minorité tenait à peine debout. Cependant, leurs murs étaient tachés, marqués par le temps.
Les couleurs blanche et bleue qui constituaient la base des revêtements, les structures pointues qui se distinguaient de la Cité d’Argent avaient viré au gris, si bien qu’il était difficile d’imaginer leur apparence d’origine.
Cependant, ces observations l’éclairaient sur le passé de cette ville. Elle avait sans doute connu une longue histoire, bénéficié d’une population considérable et développé sa propre civilisation durant les âges sombres.
Les gens qui vivaient là consommaient des potions, construisaient et réparaient les bâtiments, défendaient le mur d’enceinte. Par groupe de cinq ou six, voire davantage, ils exploraient les environs à la recherche des ressources nécessaires à leur survire et chassaient des monstres.
Ils fêtaient les brèves périodes de calme, offraient des sacrifices aux dieux et attendaient une réponse. Ils engendraient la génération suivante, préservant ainsi l’espoir.
Mais finalement, eux et leurs voix avaient disparu dans les ténèbres, ne laissant derrière eux que des ruines, telles une immense tombe sur une civilisation qui, après avoir lutté pour survivre, s’était éteinte lamentablement.
Colin, le Chasseur de Démons, regarda autour de lui, l’air solennel, comme s’il entrevoyait l’avenir de la Cité d’Argent.
Il pointa le doigt devant lui :
– « Les autres endroits ont déjà été nettoyés. Le temple se trouve au cœur de la ville. »
L’équipe d’exploration se dispersa légèrement tout en restant suffisamment en ordre et sans baisser la garde.
Passées les ruines détruites depuis un temps indéterminé et des rues où régnait un silence à devenir fou, Derrick aperçut enfin une haute et large plateforme artificielle.
Au sommet se dressait un bâtiment à demi effondré qui s’apparentait beaucoup aux temples de la Cité d’Argent. Un dôme, soutenu par des piliers, formait une entrée en arc de cercle.
Le style des bâtiments, ici, diffère totalement des autres. Il est vrai qu’ils se sont convertis au Créateur Déchu… Cette pensée venait à peine de traverser l’esprit de Derrick que les quatre lanternes de l’équipe s’éteignirent d’un coup !
Les explorateurs se retrouvèrent plongés dans l’obscurité la plus totale. Il n’y avait plus d’éclairs dans le ciel, les bougies au sol s’étaient éteintes, et toute respiration humaine semblait avoir disparu d’un seul coup.
Derrick se crispa aussitôt. Il avait l’impression que, sorti des ténèbres, un monstre, de sa langue tentait de lui lécher le cuir chevelu. Cependant, sa perception spirituelle lui soufflait que cela n’avait rien de réel.
Au même moment, une voix immature, démunie, terrifiée et sèche retentit à son oreille.
Une voix d’enfant qui murmurait : “Sauvez-moi… Sauvez-moi…”.
Derrick resta un instant figé, ne sachant comment réagir, mais en un instant, une poussière lumineuse apparut devant lui. Explosant les uns après les autres, les grains cédèrent place à une lumière d’un blanc argenté qui illumina les environs.
Colin regarda Derrick et demanda d’une voix grave :
– « Qu’est-ce qui vous préoccupe ? »
Reprenant aussitôt ses esprits, le jeune homme joignit les mains comme s’il avait honte et les pressa contre son visage, comme s’il priait.
Aussitôt, son corps émit des rayons de lumière pure qui, sans un bruit, dispersèrent les ténèbres environnantes.
Les autres membres de l’équipe en profitèrent pour rallumer les bougies.
Grâce à la réaction opportune du Chasseur de Démons, aucun des membres, cette fois, il n’y eut pas d’apparition.
Détournant le regard de Derrick, Collin regarda le temple à moitié effondré sur la haute plateforme.
– « À compter de cet instant, nous ne pouvons plus nous permettre d’être négligents. Nous devons rester en alerte maximale. »