Chapitre 240 – L’”Escalier”
Manoir de la Rose Rouge, devant une pièce luxueuse chargée de toutes sortes d’antiquités.
Debout devant la porte, Klein interrogeait la sixième domestique de la journée.
La jeune fille portait une robe noire et blanche caractéristique de l’époque. Elle était jolie, dans la fleur de l’âge et ses cheveux bruns bouclaient naturellement. Son visage est empreint d’une pointe d’espièglerie.
– « Qui M. Talim rencontrait-t-il lors de ses visites ici ? répéta Klein d’un air engourdi.
La servante répondit presque sans interruption :
– « M. Talim demandait généralement à voir Son Altesse pour l’accompagner à cheval ou bavarder. Lorsque Son Altesse était absente, il rencontrait la dame. Ils étaient très bons amis, aussi y était-il autorisé par le majordome ».
Talim était donc un bon ami de la roturière qu’aime le prince Edessak ? Il leur arrivait de se rencontrer en privé ? Probablement tentait-il de la convaincre de quitter cet endroit afin de ne pas nuire à la réputation du prince… pensa Klein en hochant la tête.
– « De quoi parlaient-ils, je veux dire M. Talim et la jeune femme ? »
Tandis qu’il posait cette question, Klein se souvint que Talim, depuis peu, était tombé amoureux. Grâce à sa riche “expérience” de l’ère de l’information, il avait réussi à inventer une histoire d’amour extrêmement bien ficelée.
La femme de chambre, qui n’avait pas peur du détective, sourit et secoua la tête :
– « Dans ces moments-là, on nous demandait à tous de quitter la pièce. »
Plus que jamais, Klein ne put s’empêcher de faire des associations, allant jusqu’à changer les couleurs du chapeau et du casque du prince Edessak.
Sans attendre qu’il pose d’autres questions, la domestique eut un petit rire : « Détective Moriarty, si vous souhaitez savoir de quoi parlaient exactement la dame et M. Talim, vous pourriez le lui demander directement. »
– « Le majordome ne le permettrait pas », répondit Klein, avançant avec assurance son bouc émissaire.
Puis, changeant de sujet, il ajouta : « Vous semblez en savoir plus que les autres domestiques. Vous savez même que je suis le détective Moriarty. »
La servante regarda autour d’elle et sans cesser de sourire, répondit :
– « C’est parce qu’il m’est arrivé d’avoir à servir cette dame. Elle a toujours voulu vous rencontrer, inspecteur Moriarty. Après tout, elle était très amie avec M. Talim et sa mort l’affecte beaucoup. Malheureusement, elle vous rate toujours. »
– « Toujours ? »
Klein était sensible aux mots “toujours”, “par hasard” et “manqué”.
La femme de chambre prit un air grave et acquiesça :
– « La première fois que Son Altesse vous a invité, elle a délibérément fait une crise afin de profiter de l’occasion pour descendre vous rencontrer. Elle ne se doutait pas que vous partiriez précipitamment.
« Par la suite, elle a pris l’initiative d’aller, de la part de Son Altesse, déposer des fleurs sur la tombe de M. Talim, mais comme elle ne savait pas à quoi vous ressembliez, elle ne vous a pas trouvé.
« Et aujourd’hui, il se trouve qu’elle s’est rendue sur le terrain de golf derrière la maison pour se détendre à cheval. Même si le majordome ne l’avait pas autorisé, elle aurait tenté de trouver un moyen de vous rencontrer. »
Quelle coïncidence… soupira Klein qui venait de comprendre un point crucial.
Le jour de l’enterrement de Talim, c’était la roturière qu’il aimait qui avait offert des fleurs à la place du prince !
Ce jour-là, Klein était surtout préoccupé par la dame au voile noir qui portait un saphir au doigt. Elle possédait peut-être un Artefact Scellé de grade 0 ou une autre puissante entité de même niveau !
Soudain, une pensée lui traversa l’esprit : la femme au saphir portait une longue et lourde robe noire. Accompagnée de deux servantes, elle a lentement disparu au loin…
L’une des femmes avait des boucles brunes naturelles.
L’image de la servante se superposa aussitôt à celle qui se trouvait devant Klein. La ressemblance était stupéfiante !
Le détective se crispa et de la sueur coula le long de son dos, mais il garda un visage impassible.
Utilisant les capacités de Clown, il feignit de se remémorer l’événement et demanda :
– « Étiez-vous avec cette dame le jour de l’enterrement de Talim ? »
– « Oui », répondit la jeune fille sans réfléchir.
… Bon sang, c’est bien elle !
– « Très bien, question suivante », poursuivit Klein, toujours souriant.
Comme si de rien n’était, il s’enquit d’autres choses puis il passa à un autre domestique.
Cependant, il raccourcit discrètement les entretiens et se hâta.
Il voulait quitter le Manoir de la Rose Rouge avant que la jeune femme ne revienne de sa chevauchée !
Il était seize heures lorsque notre détective, avant que le ciel ne s’assombrisse, quitta le manoir bien plus tôt que prévu et prit la calèche que lui avait réservée le vieux majordome pour retourner en ville.
Assis à la fenêtre, dos contre la paroi enveloppée de soie et de mousseline, il fut soulagé de trouver l’énergie de réfléchir à toute cette situation.
C’est la roturière bien-aimée du prince Edessak qui a maudit Talim…
Qu’avait-elle à faire avec un descendant d’une famille noble déchue ? Se venger de Talim pour avoir tenté de briser sa relation avec le prince ?
Mais elle n’avait pas besoin de le faire elle-même. Elle pouvait très bien trouver une occasion d’en parler au lit. Le prince Edessak ne manquait pas de moyens de faire silencieusement disparaître Talim…
Talim était profondément amoureux avant sa mort. Oui… Le premier signe est apparu après qu’il ait réussi à persuader la roturière de quitter le prince Edessak… Auraient-ils eu une liaison ? Ramenée au manoir, cette femme aurait tué Talim pour le faire taire et écarter tout danger latent ?
Ce serait logique, mais comment une personne possédant un Artefact Scellé de grade 0 ou un pouvoir de niveau équivalent pourrait-elle être maîtrisée par le prince Edessak ? Même si la famille Augustus est une Famille d’Anges et avec suffisamment de connaissances, il lui faudrait une force énorme et des méthodes spéciales pour être en mesure de restreindre quelqu’un comme ça. Ce n’est pas à la portée d’un prince…
D’ailleurs, comment une personne comme elle a-t-elle pu s’enticher de Talim ?
Pourquoi veut-elle à ce point me voir ? A-t-elle senti que j’utilisais le brouillard gris pour l’espionner ?
Non, si c’était le cas, j’aurais été enterré avec Talim le jour de ses funérailles… D’ailleurs, la première fois qu’elle a cherché à me voir, je n’avais ni sang, ni cheveux, ni rien qui appartienne à Talim. Je n’avais même pas encore fait de divinations !
Klein était perplexe. Finalement, il décida d’enfouir le problème au plus profond de lui. Il ne devait ni sonder ni enquêter !
J’espère que la Conscience Collective des Machines, suite à mon rappel, accordera de l’importance à cette question quant à l’anomalie de la famille royale. Il se pourrait qu’ils y attachent une grande importance, non pas à cause de la réputation du Prince Edessak, mais pour une autre raison ! J’espère que la famille royale continuera d’empêcher cette dame de me rendre visite… Dans quelques jours, lorsque le moment sera venu, je me retirerai de cette mission, j’exprimerai mon impuissance face à cette affaire puis, sous prétexte de partir en vacances dans le sud, je changerai d’identité et me cacherai un certain temps !
Progressivement, Klein retrouvait son calme.
…
Les soirées, à Backlund, cédaient systématiquement place à des nuages sombres et une pluie fine et Klein, qui était physiquement et mentalement épuisé, maintint son semi haut-de-forme sur sa tête et, à la lumière des réverbères, traversa rapidement la rue mouillée jusqu’au 15 de la rue Minsk.
Après s’être reposé un peu profitant de l’obscurité, il fit quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et se transporta au-dessus du brouillard gris.
Depuis qu’il était passé Séquence 6, Sans-Visage, il brûlait d’envie de voir si, dans cet espace mystérieux, il y avait des changements. Cependant, comme il était trop fatigué la veille pour se réveiller en pleine nuit et avait dû attendre d’en avoir terminé avec ses “occupations” à l’extérieur.
De plus, il allait lui falloir éliminer toute interférence afin de procéder à une divination sur une question spécifique, à savoir que depuis son évolution, et bien que son énergie spirituelle ne fût pas encore stabilisée, il n’entendait plus ces délires de “Hornacis… Flegrea… Hornacis… Flegrea… Hornacis… Flegrea… Hornacis… Flegrea…” !
Ce qu’il voulait savoir, c’était si c’était naturellement lié à son passage à la Séquence 6, ou s’il y avait une autre raison à cela.
Au sein du majestueux palais, les tables de bronze tachetées et les vingt-deux chaises à haut dossier ornées de différents symboles trônaient en silence. On aurait dit qu’elles n’avaient pas subi le moindre changement depuis des temps immémoriaux.
Il en allait de même du brouillard gris en-dessous et du vide infini tout autour.
Mais Klein n’était pas plutôt arrivé que son intuition spirituelle lui souffla que l’espace mystérieux avait quelque peu changé.
Il ne se précipita pas pour explorer ou de tenter quoi que ce fût. Se calmant, il s’assit au bout de la table, fit apparaître un stylo et du papier, et rédigea une déclaration divinatoire : Pourquoi, depuis que j’ai évolué, je n’ai entendu aucun délire.
Le papier à la main et tout en marmonnant la phrase, le jeune homme s’adossa à sa chaise et aidé de la Méditation, entra rapidement dans le monde des rêves.
Dans le ciel et la terre crépusculaires, les images qui défilaient s’arrêtèrent toutes sur une scène spécifique.
On pouvait y voir Klein, au visage et au corps encore couverts de granules claires. Il était entouré d’une mince couche de brouillard gris, irréelle et indétectable.
Le rêve se brisa. Klein ouvrit les yeux et en comprit à peu près la raison.
Le brouillard gris, en se mêlant à la réalité, m’a permis de bloquer ces divagations venant de je ne sais où…
Depuis que je suis passé Séquence 6, ma connexion avec l’espace mystérieux au-dessus du brouillard gris se serait-elle accrue, entraînant certains changements et me permettant d’emprunter naturellement une partie de ses pouvoirs ?
Il semblerait que ce soit le cas.
En fait, je devrais essayer d’explorer la zone pour voir s’il y a du changement.
Klein se leva lentement et, suivant sa perception spirituelle, sortit du palais et prit une direction donnée. Sous ses pieds, l’étendue de brouillard était aussi vaste que la mer.
Il marchait depuis un certain temps lorsqu’il décida enfin de s’arrêter. Il s’apprêtait à renoncer lorsqu’il vit soudain une lumière tout au bout du chemin.
Dans sa joie, le jeune homme hâta le pas.
Sept ou huit secondes plus tard, il aperçut une volée de marches qui semblaient mener au ciel !
Entièrement fait de lumière, cet escalier sacré, translucide et immaculé aurait laissé n’importe qui stupéfait.
Il ne comprenait que quatre marches, chacune assez élevée. On aurait pu croire qu’il était destiné à des créatures plus grandes que des géants.
Klein leva les yeux, suivit sa trajectoire et vit une nappe de brouillard d’un blanc grisâtre condensée et suspendue dans les airs, comme si elle soutenait quelque chose. Elle se trouvait à une distance significative de l’escalier de lumière.
L’escalier à quatre marches représenterait-il ma consommation des potions Séquence 9, 8, 7 et 6 ? Qu’y a-t-il exactement au-dessus de cette nappe de brouillard ?
Le jeune homme s’approcha prudemment de l’escalier de lumière et s’y engagea.
Les marches, qui n’avaient rien d’étrange, étaient aussi solides que la pierre.
Klein monta jusqu’au quatrième niveau et tenta de voir ce qu’il y avait au-dessus du brouillard gris. Malheureusement, il ne vit rien.
Il réfléchit un instant, fit deux pas en avant et sauta de toutes ses forces.
Mais au moment où il quittait l’escalier de lumière, il perdit son élan et l’instinct de vol de son corps spirituel. Tombant à pic, il atterrit sur la nappe de brouillard qui se trouvait en bas.
Levant les yeux, il se dit :
On dirait bien que je vais devoir encore passer deux ou trois autres Séquences. Si vraiment la Séquence 4 entraîne un changement qualitatif, une fois devenu un demi-dieu, cela devrait pouvoir se faire…