Chapitre 24 – Le Musée de la Météorologie
Klein, qui s’était fait une idée du personnage de Danitz, s’abstint de le questionner au sujet des légendes. Il resta assis sur sa chaise à le regarder calmement.
Le pirate, qui n’avait pas été interrompu, secoua la tête.
– « La légende raconte qu’il y a 300 ans, lorsque l’armée de Loen occupa cette île pour la première fois, plus de 500 soldats disparurent mystérieusement à la suite d’un brouillard. Peu de temps après, de nombreux ossements furent retrouvés sur la plage et sur la montagne, et des incidents similaires se produisirent à plusieurs reprises. Cela s’est poursuivi jusqu’à ce que l’Église des Tempêtes y construise une cathédrale et y envoie un évêque ».
Même si les historiens attribuaient le début officiel de l’ère coloniale à l’envoi, par Roselle, d’une flotte chargée de trouver une route sûre vers le Continent Sud, en réalité, cela faisait déjà longtemps que les pays du Continent Nord exploraient les mers environnantes, colonisant peu à peu quelques îles. Mais ces opérations n’étaient pas assez systématiques ni à grande échelle.
De mystérieuses disparitions dans le brouillard… Des ossements retrouvés sur la plage et dans les montagnes…
Pour une raison qui lui échappait, Klein pensa à la Terre Abandonnée des Dieux. D’après Petit Soleil, il n’y avait pas de soleil là-bas, seulement des éclairs et la nuit. De plus, lorsque les humains étaient “entourés” de ténèbres sans la moindre parcelle de lumière, ils faisaient face à des événements étranges ou terrifiants.
Danitz regarda le phare qui se détachait sous le soleil couchant et poursuivit : « D’après les tombes et les peintures murales retrouvées sur l’île, les indigènes semblent entretenir une tradition de cannibalisme.
« Cette île subit des changements climatiques intenses, ce qui fait qu’elle est souvent confrontée à des tremblements de terre, à des tempêtes et à d’épais brouillards. Pour survivre, les gens se sont mis à vénérer un Dieu du Temps qu’ils avaient eux-mêmes créé. Chaque année, ils organisaient quatre rituels consistant à tuer des adorateurs sélectionnés et à se partager leur sang et leur chair avant d’ensevelir leur tête dans l’autel des sacrifices.
« Cela dit, cette tradition a depuis longtemps cédé la place au rituel sacrificiel de la Tempête et la langue originelle des indigènes a également disparu. »
Un Dieu du Temps… Une île conquise qui autrefois conservait la tradition des sacrifices vivants… Klein se fit une première idée.
Détournant le regard, Danitz ajouta nonchalamment : « À cause de ces légendes, il existe, au Port de Bansy, deux coutumes bien spécifiques. La première consiste à fermer hermétiquement la porte les nuits d’épais brouillard ou de grands changements climatiques. Ils ne sortent pas ni ne répondent si l’on frappe à la porte.
« D’autre part, ils aiment le sang de toutes sortes d’animaux et ont appris des elfes migrateurs à y ajouter du sel, solidifiant ainsi le sang en d’étranges grumeaux qui sont tendres et parfumés lorsqu’on les associe aux âcres condiments originaires de cette terre. »
Ne serait-ce pas du pain de boudin noir ?
Klein en resta un instant stupéfait et fronça les sourcils en signe de perplexité.
– « Des elfes ? »
D’après les stéréotypes qu’il s’était forgés dans sa vie précédente, les elfes étaient censés être d’élégants végétariens. Comment pouvaient-ils connaître le bon moyen de manger du sang, ainsi que les cent méthodes de fabrication du pain de boudin noir ?
– « C’est vrai. La rumeur affirme que de nombreux elfes aiment le sang coagulé », expliqua Danitz en écartant les mains. « Malheureusement, il est devenu très difficile de trouver de telles créatures dotées de bonnes compétences culinaires. »
… Petit Soleil a dit un jour que Soniathrym, l’antique dieu des Elfes et leur Roi, avait autorité sur la tempête. Si tel est le cas, il doit s’agir d’une race équivalente aux Transcendant de la voie du Marin… Hmm, il n’est donc pas inconcevable que les elfes apprécient la nourriture à base de sang… Peut-être même possèdent-ils l’attribut de l’irritabilité… C’est une scène à voir…
Les pensées de Klein se bousculant dans son esprit, il détourna progressivement son attention vers le pain de boudin noir.
Cela fait longtemps que je n’en ai pas mangé… pensa-t-il, pris d’une soudaine envie de quitter le navire pour goûter à ce délice.
C’est alors que Danitz prit l’initiative de suggérer :
– « Il y a ici un restaurant très réputé appelé le Citron Vert. Le sang de porc est particulièrement délicieux. Voulez-vous… Voulez-vous essayer ? »
Il avait l’impression qu’il était très dangereux de se trouver seul dans la même pièce que Gehrman Sparrow. Il craignait que ce monstre revêtu de peau humaine ne devienne brusquement fou.
Il devrait avoir plus de retenue dans les endroits où il y a du monde… Saint Seigneur des Tempêtes, j’espère que ce voyage prendra fin au plus vite ! pria Danitz sans grande confiance.
En tant que pirate, il croyait aussi au Seigneur des Tempêtes, mais manquait de respect pour l’Église.
Devant la suggestion du Flamboyant, Klein, qui justement y pensait, fut immédiatement séduit.
Cependant, les légendes et coutumes dont venait de lui parler le pirate le mettaient un peu mal à l’aise, aussi prit-il une pièce d’or pour effectuer, devant lui, une divination.
La réponse fut qu’il n’y avait aucun danger latent pour lui dans le Port de Bansy.
Hmm… Klein fixa quelques secondes la pièce d’or posée dans sa main. Il se sentait toujours mal à l’aise.
Danitz, qui l’observait, comprit soudain que le monstre en face de lui était doué pour la divination.
… Même si je m’enfuyais discrètement, il lui serait très facile de me retrouver…
Le Flamboyant se sentit abattu et une légère tristesse l’envahit.
Il se remettait à peine de son humeur déconfite lorsque brusquement, Klein se leva et se dirigea vers les toilettes.
Le visage impassible, il lui lança depuis le seuil :
– « Profitez-en pour vous échapper. »
Puis il claqua la porte.
Danitz écarta les mains et les serra fermement, puis il fit deux pas vers la porte et s’arrêta.
L’inconnu l’effrayant particulièrement, il ne voulait pas se risquer à créer un conflit avant de savoir exactement quels étaient les pouvoirs Transcendants de Gehrman Sparrow.
Il est assez gentil avec moi et ne m’a pas fait de mal… Il me laissera probablement partir quand nous arriverons à Bayam…
L’espoir d’avoir enfin de la chance s’était emparé de son esprit.
Pendant ce temps, dans les toilettes…
Klein sortit une figurine en papier, la maquilla et fit quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre pour se transporter au-dessus du brouillard gris.
Il prit place au bout de la longue table de bronze, retira le pendule de son poignet gauche et écrivit l’énoncé correspondant à l’information qu’il souhait obtenir : Un danger sommeille dans le Port de Bansy.
Il positionna son pendule et ajusta sa posture. Après avoir marmonné plusieurs fois la phrase, le jeune homme rouvrit les yeux et vit que le pendentif de topaze tournait dans le sens des aiguilles d’une montre, avec une amplitude et une fréquence élevées de surcroît !
Pour lui, cela signifiait qu’il existait un grand danger latent dans le Port de Bansy !
Comment est-ce possible ? Cet endroit a été colonisé par le royaume il y a plus de trois cents ans et depuis plus de cent ans, c’est un important port sur la principale route commerciale. Il n’y a jamais eu de rumeurs au sujet d’un danger… Se pourrait-il que plusieurs puissants pirates aient décidé de s’allier pour le mettre à sac ? Non, les canons qui défendent le port ne sont pas là pour faire beau…
Fronçant les sourcils, Klein effectua une nouvelle divination pour savoir s’il allait rencontrer des pirates, mais la réponse fut négative.
Hmm… Il resta silencieux quelques secondes, puis s’enveloppa d’énergie spirituelle et plongea dans le brouillard.
De retour dans le monde réel, Klein appuya sur le bouton mécanique des toilettes, rangea son double de papier et s’approcha du lavabo pour se passer les mains sous l’eau.
Durant ce court laps de temps, il mit rapidement de l’ordre dans ses idées et décida de faire tout son possible pour rester caché, la sécurité étant sa priorité.
Ayant pris un mouchoir en papier pour s’essuyer les mains, le jeune homme ouvrit la porte et vit que Danitz était toujours là, au milieu du salon.
Un pirate prudent au point d’être un peu lâche… En un sens, les subordonnés de la Contre-amirale Iceberg sont tous des aventuriers qui ne sont pirates qu’à temps partiel…
Klein le regarda et ordonna calmement :
– « À la salle à manger de la première classe. »
– « … Très bien. »
Quoique Danitz ne comprît pas pourquoi Gehrman Sparrow avait brusquement changé d’avis, il décida d’éviter tout conflit.
…
Tandis qu’ils descendaient la passerelle, Cleves se tourna soudain vers Donna et les autres :
– « Rendez-vous au restaurant Le Citron Vert. J’ai des choses à régler avec le Capitaine Elland, je vous rejoindrai sous peu. »
– « Entendu ».
Bien que surpris, Urdi Branch n’en fut pas trop déconcerté.
Cleves remontait à bord du navire lorsqu’il tomba sur Elland, l’épée à la taille.
– « Je vais rendre visite à Gehrman Sparrow », lui dit le garde du corps en se dirigeant vers les cabines de première classe.
Elland en resta momentanément abasourdi, incapable de comprendre ses intentions soudaines et inattendues.
Il n’était pas nécessaire de m’informer que vous rendiez visite à Gehrman Sparrow… se dit le capitaine qui mit deux secondes avant de vaguement saisir le véritable sens des paroles de Cleves.
Ce qu’il cherche à me dire, c’est que s’il lui arrive quelque chose, ce sera à cause de sa visite à Gehrman Sparrow… Mais s’il ne lui arrive rien, cela signifiera que ses soupçons étaient infondés et qu’il n’est pas nécessaire d’ennuyer davantage Gehrman Sparrow…
Elland s’arrêta de marcher et dit au second qui se trouvait près de lui :
– « Attendons un quart d’heure. »
…
Klein et Danitz s’apprêtaient à sortir lorsqu’ils entendirent des coups rythmés frappés à la porte.
Le pirate, qui en avait reçu le signal, s’empressa d’aller ouvrir.
C’était Cleves. Il regarda Danitz qui s’était à nouveau déguisé, puis se tourna vers Klein :
– « Danitz Le Flamboyant ? »
Si, au déjeuner, il avait trouvé l’ami de Gehrman Sparrow quelque peu étrange et familier, il n’avait pas fait le lien entre ce visage et la photo figurant sur l’avis de prime. Il avait fallu que Donna mentionne le nom de Danitz pour que, soudain, il réalise que tous deux se ressemblaient beaucoup.
Je m’y attendais… pensa Klein.
Il s’apprêtait à acquiescer et à répondre lorsque Danitz se mit à rire :
– « Mon ami, vous vous trompez de personne. Je ressemble peut-être au célèbre pirate à 3000 Livres, mais ce n’est pas moi. Il y a souvent méprise, ce qui m’a valu beaucoup d’ennuis. »
Klein porta la main à sa bouche. Il était à deux doigts d’éclater de rire et de ruiner son personnage.
Se retenant, il répondit calmement :
– « Oui ».
(Soupir)… Ma réputation… pensa le pirate en levant les yeux au plafond.
Cleves inspira silencieusement :
– « Qu’est-ce que vous mijotez tous les deux ? » demanda-t-il de but en blanc.
Klein fit un geste du menton en direction de Danitz.
– « Je le surveille. »
– « Vous le surveillez ? » répéta l’ancien aventurier qui ne comprenait rien à ce que lui disait Gehrman Sparrow.
Monsieur, vous devez apprendre à faire vos propres recoupements et déductions. Je ne peux tout de même pas tout vous expliquer en détail. Cela ne colle pas avec ma personnalité !
Devant le regard sceptique de Cleves, il expliqua d’un ton léger :
– « Il a embarqué au Port de Damir et je l’ai reconnu. J’ai donc décidé de le surveiller pour éviter tout accident. »
Cleves le fixa quelques secondes, puis hocha la tête :
– « Ça va aller ? Vous avez besoin d’aide ? »
– « Non », répondit calmement Klein.
Cleves jeta un coup d’œil à Danitz, qui semblait dépité, et recula d’un pas.
– « Dans ce cas, je vais prendre congé. »
Il s’apprêtait à partir lorsque Gehrman Sparrow l’arrêta. Il entendit le mystérieux jeune aventurier lui dire sur un ton quelque peu solennel :
– « Revenez au plus vite au navire. Un danger sommeil dans le port. »
…
Donna venait de disposer sa serviette de table lorsque, par la fenêtre, elle vit arriver précipitamment l’oncle Clèves.
Au même moment, le temps changea brusquement dans le port. De fortes rafales de vent se levèrent de toutes parts, faisant osciller les arbres.
Comme on pouvait s’y attendre au Port de Bansy, le Musée de la Météorologie… se dit Donna en observant avec intérêt le paysage.
Elle aperçut un homme vêtu d’une cape noire qui affrontait le vent, une lanterne à la main.
Comme s’il se sentait observé, celui-ci se tourna de côté, leva la tête et regarda en direction de l’étage du restaurant.
Donna put alors distinguer l’inconnu. L’endroit où, sous sa cape noire, était censée se trouver sa tête était vide et du sang coulait de son cou.
L’homme resserra sa cape et poursuivit son chemin.