Chapitre 238 – Le Sans -Visage
Au 15 rue Minsk, dans la cuisine froide et humide…
Klein farfouilla à la recherche de la grande marmite en fer qu’il venait d’acheter, y versa de l’eau fraîche et la frotta soigneusement.
Puis il y jeta des allumettes et claqua des doigts.
Les flammes écarlates montèrent en flèche et, sous son contrôle, eurent tôt fait de consumer les gouttelettes d’eau restantes sans toutefois endommager la surface de la marmite.
La recette de la potion n’incluant, cette fois, aucun ingrédient tel que l’eau pure, le jeune homme était encore plus prudent que les deux fois précédentes. Il lui fallait s’assurer que tout était bien dosé pour éviter tout problème.
Quand bien même il était en mesure, par la divination, de savoir si la concoction allait réussir, ne serait-ce que pour ne pas mettre sa vie en danger, cela pouvait entraîner l’inefficacité de sa potion. Il serait très difficile de tenter d’extraire les caractéristiques Transcendantes de la concoction et d’éliminer la corruption mentale d’un Saccageur. Il lui aurait fallu des techniques, méthodes ou rituels adéquats et il ne pourrait jamais, en si peu de temps réunir une seconde fois les ingrédients.
Ses préparatifs terminés, Klein regarda les boîtes bien rangées et respira profondément. Enfin, il se remémora la recette de la potion :
Sans-Visage :
Ingrédients principaux : La glande pituitaire mutée d’un Chasseur aux Mille Visages, une caractéristique d’une Ombre à Peau Humaine.
Ingrédients complémentaires : 80 ml de sang de Chasseur aux Mille Visages, 5 gouttes de jus de Datura noir, 10 grammes de poudre d’Herbe à Dent de Dragon, 3 mèches de cheveux de Naga des Profondeurs.
Il prit d’abord la boîte en carton qui lui avait été remise par le vampire Emlyn White, l’ouvrit et en sortit un flacon de verre contenant 100 millilitres de sang de Chasseur aux Mille Visages.
Jetant un coup d’œil à la graduation, il dévissa le bouchon et versa régulièrement le liquide poisseux dans la marmite en faisant en sorte que son poignet reste stable. Le liquide changeait de couleur en fonction de la luminosité.
Comme il s’agissait d’un ingrédient supplémentaire, il ne recherchait pas la précision, aussi ne recourut-il pas à un dispositif d’expérimentation chimique pour séparer et titrer le liquide.
Ce sang, tel un fin miel, remplissait lentement le fond de la marmite. Lorsque Klein eut l’impression que c’était suffisant, il releva le flacon et laissa le liquide s’écouler.
Il reste environ 20 millilitres, mon intuition spirituelle est assez précise… se dit-il en rebouchant le flacon de verre.
Ces 20 millilitres de sang de Chasseur aux Mille Visages pouvaient encore servir à fabriquer des objets occultes, des armes Transcendantes, des parchemins extraordinaires ou encore à dessiner des symboles nécessaires à certains rituels magiques. Il restait donc très précieux.
Après avoir rangé le flacon de verre dans la boîte remplie de coton, Klein parcourut la liste et ajouta à la marmite le jus de Datura noir et la poudre d’Herbe à Dents de Dragon. Le liquide se mit alors à bouillonner.
Sans s’interrompre, il saisit de sa main droite gantée de noir trois mèches de cheveux d’un bleu sombre semblables à de minuscules serpents et les déposa d’un geste sûr à la surface du liquide.
Il y eut un grésillement.
Une légère brume s’éleva du pot de fer et le liquide prit une teinte d’un bleu profond.
Je n’ai même pas encore ajouté les ingrédients principaux que déjà, l’effet est très étrange… Rien d’étonnant pour une potion de Séquence 6…
Klein tendit la main et attrapa la boîte argentée en fer-blanc qui provenait, elle aussi du vampire.
Il l’ouvrit d’un coup sec et découvrit un objet qui ressemblait à un noyau de pêche.
S’abstenant de toucher la glande pituitaire mutée, il plaça la boîte au-dessus de la marmite et la renversa.
Un objet d’un brun jaunâtre orné de rainures et de crêtes qui lui donnaient l’aspect d’un cerveau tomba droit dans le liquide bleu sombre sans aucune projection.
La glande pituitaire qui changeait constamment fondit sans un bruit.
Des tons de gris et de brun jaunâtre se mêlèrent rapidement au bleu et les bulles se firent plus grosses.
Un peu nerveux, Klein parvint à se contrôler et, s’emparant de la dernière boîte qui contenait la caractéristique d’Ombre à Peau Humaine en forme de diamant, la renversa dans la marmite.
Tout à coup, la brume convergea. La lumière émise par les lampes à gaz parut elle-même être attirée et dévorée, et la pièce s’assombrit.
Lorsque tout fut revenu à la normale, Klein vit enfin à quoi ressemblait la potion finale.
Elle était d’un vert noirâtre et de temps en temps, on pouvait voir monter une bulle de la taille d’un œil. On aurait dit qu’elle avait une vie propre car toutes les quelques secondes, elle émettait comme un rot.
Lorsque la bulle atteignait la surface, elle éclatait aussitôt dans une myriade de couleurs due aux reflets de la lumière.
Celles-ci se mêlaient pour former différents visages dont les traits semblaient résulter d’une combinaison aléatoire.
D’une main, Klein prit la marmite et versa le liquide qu’elle contenait dans un flacon de verre qu’il avait préparé. Vu la nature de la potion, il ne restait absolument plus rien dans le pot.
Ayant fait appel à la divination pour s’assurer que le degré de nocivité était acceptable – ce qui signifiait que la potion était réussie – il prit le flacon, monta d’un pas assuré à l’étage et pénétra dans sa chambre dont il avait fermé les rideaux.
Après avoir fermé la porte à clé, il s’assit sur le bord du lit et se mit à méditer pour calmer sa légère agitation et son anxiété.
Environ dix secondes plus tard, il dévissa le bouchon et versa le contenu du flacon dans sa bouche.
Une légère sensation de picotement se répandit tant dans sa bouche que dans son œsophage, puis une sensation d’engourdissement lui fit perdre ses sens.
C’était comme si sa psyché était sortie de son corps : il avait l’impression de voir, en spectateur, sa bouche, son nez, ses oreilles et ses yeux en train de fondre. Tout son visage fondait !
En l’espace de deux ou trois secondes, son visage, toute sa tête étaient devenus semblables à un amas de cire blanche brûlée. Du côté de son corps, il se passait aussi quelque chose d’anormal : on aurait dit que son sang faisait fondre sa peau et ses os.
Non, je ne peux pas laisser faire ça ! pensa le jeune homme, conscient que s’il ne prenait pas le contrôle de la situation, il risquait, à tout moment, de perdre le contrôle.
En tant que “spectateur”, il fit tout son possible pour ramener ses pensées vers son corps en s’efforçant de visualiser les couches superposées de lumières sphériques et de demeurer en état de Médiation.
Il répéta plusieurs fois ce bref processus et la sensation de son corps lui revint. Il fit de son mieux pour reprendre le contrôle de chaque petite partie de son être afin de s’accrocher à sa limite inférieure.
Il se demandait combien de temps il allait tenir sous l’assaut de ce phénomène de fonte et de dissolution lorsqu’enfin, celui-ci prit fin et il eut à nouveau le sentiment que son corps lui appartenait. Il comprit alors qu’il avait franchi le seuil de la Séquence 6 : il était désormais un Sans-Visage !
Si Klein ne transpirait pas, il était mentalement épuisé. À grand peine, il se leva et s’approcha de la psyché pour voir à quoi il ressemblait.
À la lumière de la lampe à gaz, il recula brusquement de deux pas et fit résonner le sol.
Ce qu’il voyait dans le miroir était stupéfiant !
Son visage et toute la partie visible de sa peau étaient couverts de granules denses et claires. À cette vue, n’importe quelle créature normale se serait figée et aurait inconsciemment résisté. Les plus timorés pourraient même perdre la tête.
Ce passage à la Séquence 6 a été difficile, et ce malgré ma maîtrise de la méthode du jeu de rôle et le fait que j’aie totalement assimilé la potion du Magicien. Je n’étais qu’à deux doigts de perdre le contrôle. Je me demande bien quels risquent encourent les Transcendants qui se fient au temps et sont limite prêts à consommer la potion. Il doit y avoir une importante probabilité d’échec… Pas étonnant qu’il y ait autant de Séquences 7 parmi les membres des Églises endossant la responsabilité de capitaine ou d’évêque, et qu’à partir de la Séquence 6, le nombre commence à chuter…
Klein ferma les yeux et s’assit sur sa chaise.
Aidé de la Méditation, il parvint à réprimer sa débordante énergie spirituelle et à se remettre de son épuisement.
Au bout d’une dizaine de minutes, les écœurantes pustules sur son corps avaient complètement disparu, comme résorbées.
Ouf ! soupira-t-il en retournant au miroir pour examiner son visage barbu.
Soudain, ses poils faciaux se mirent à se tortiller. Quelque chose d’étrange se produisit dans sa chair et sa peau devenues comme de la cire à moitié fondue.
En l’espace d’une ou deux secondes, Klein retrouva son apparence d’origine : cheveux noirs, yeux bruns, traits ordinaires, un visage net aux contours profonds et un corps plutôt mince.
Il regarda tranquillement son visage d’autrefois et pressa sa main contre son visage.
À peine l’avait-il effleuré qu’à nouveau, celui-ci se transforma. L’arête de son nez était plus haute, ses lèvres extrêmement fines et son beau visage empreint d’une certaine élégance. Il dégageait une impression de fierté non dissimulée. Ce n’était autre que le vampire Emlyn White.
Un peu trop rapide… pensa-t-il en se moquant de lui-même.
Au même moment, les os et les ligaments de son corps se mirent à craquer, à claquer et il se mit à grandir. Désormais, en apparence, il ressemblait trait pour trait à Emlyn White.
Je note au passage que je peux me rappeler précisément l’apparence et le tempérament de chaque personne que je connais. Je peux même saisir leur odeur spécifique…
Les pores de Klein se tortillèrent et son corps changea en conséquence. Son odeur s’en trouva modifiée.
À nouveau, il se regarda dans le miroir en pied. La racine de ses cheveux recula lentement et ses yeux prirent un ton de gris profond.
Sans bruit, Dunn Smith semblait reprendre vie, le regard fixé sur le membre de l’équipe qui venait toujours le voir pour lui faire part d’affaires inhabituelles.
Klein soupira et reprit sa forme initiale, mais la commissure de ses lèvres exprimait un léger sourire.
Il réfléchit un instant et recula de quelques pas. Son regard tomba sur l’exemplaire du magazine Esthétique Féminine qu’il avait acheté pour, par curiosité, voir quelles beautés étaient en vogue et il prit note du physique de l’actrice qui en faisait la couverture.
De retour devant le miroir, il se passa la main sur le visage, puis regarda à nouveau :
Il avait pris les traits d’une jeune femme aux cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’aux épaules et aux traits délicats.
Baissant les yeux sur sa poitrine, il ne vit aucune protubérance.
S’efforçant de contrôler son corps, il réussit, en déplaçant sa graisse et une partie de sa chair, à se créer une paire de bonnets A.
Mais pour la partie inférieure de son corps, rien à faire.
En d’autres termes, il ne s’agit que d’une métamorphose physique superficielle, rien de fondamental… De plus, pour le moment, je ne peux ni grandir ni rapetisser de plus de dix centimètres… Il me serait difficile d’aller au-delà… Je ne peux pas non plus grossir ou réduire ma tête autant que je le souhaiterais. Pour exemple, je n’ai pas le pouvoir de reproduire la tête de demi-géant du Père Utravsky… De plus, je n’ai qu’un instant pour observer l’apparence et le tempérament de la cible. Je ne sais rien d’elle. Un Spectateur, comme par exemple Justice, aurait tôt fait de me démasquer… Héhé, intéressant… Au stade du Clown, c’est le clown qui restreint le Spectateur, mais une fois devenus Sans-Visage, c’est en quelque sorte le contraire…
À cette pensée, Klein mit fin à ses transformations et reprit l’apparence de Sherlock Moriarty.
La divination, le combat et les pouvoirs Transcendants du Magicien ont tous été améliorés, ne reste que la pratique pour savoir jusqu’à quel point. Je vais devoir trouver le temps de me rendre demain au Club Queelag…
Après un dernier coup d’œil, il descendit ranger le désordre.
Cela fait, il fit une rapide toilette, se glissa dans son lit et, admirant le clair de lune, s’apaisa peu à peu.
Au bout de quelques minutes, Klein ferma doucement les yeux et s’adressa un sourire :
Bonne nuit, Sans-Visage.