Chapitre 237 – Distribution d’argent
Au moyen d’un rituel d’effusion, Klein remit à Justice 2 500 Livres en liquide et le masque d’or que lui avait fait parvenir le Pendu, et par l’intermédiaire du Monde, il l’enjoignit de conclure l’affaire au plus vite.
J’ai dépensé près de 5 000 Livres au cours des deux dernières semaines. Si je n’avais pas quitté Tingen, cette somme me permettrait de mener le même train de vie que la famille de ma logeuse… Une poupée ruine une vie, consommer des potions vous ruine pour trois générations…
Klein contemplait l’immensité du brouillard et l’antique palais redevenu silencieux. Il était un peu contrarié, comme s’il avait perdu quelque chose d’important.
Il demeura ainsi quelques secondes, puis retourna dans le monde réel. Là, il prit les 830 Livres restantes sur son bureau et compta six billets de cinq Livres.
Il remit ensuite les trente Livres dans son portefeuille à présent bien plat et le fourra solennellement dans la poche intérieure de sa tenue.
Il fit deux piles des huit cents autres Livres et en plaça une dans chacune de ses poches latérales.
Le jeune homme ouvrit ensuite le tiroir et en sortit deux des cinq mèches de cheveux de Naga des Profondeurs qu’il avait ramenées dans le monde réel. Il les enveloppa dans plusieurs couches de papier et les glissa méticuleusement dans sa poche.
Lorsqu’il eut terminé, il prit son chapeau, sa canne et, à la lueur des réverbères, se dirigea vers le coin de la rue. Il faisait nuit. Il monta dans une calèche et prit la direction du Bar des Cœurs Vaillants, situé dans le quartier du Pont de Backlund.
Le jeune homme resta dans cet environnement chaud et bruyant jusqu’à ce qu’il eût terminé sa bière Southville puis, sous les acclamations tonitruantes des boxeurs, il sortit tranquillement du bar et monta dans une voiture de location.
Sous le bruit que faisaient les roues, il ferma intentionnellement les yeux. Soudain, il entendit frapper légèrement sur la vitre.
Ses muscles faciaux se contractent un peu et il ouvrit les yeux. Devant lui était assise la pâle et exquise Mlle Sharron.
Sans attendre qu’elle l’interroge, Klein lui sourit :
– « J’ai vendu à bon prix l’information que vous m’aviez communiquée au sujet du tombeau de la famille Amon ».
Sharron le regardait en silence.
Posant sa canne sur le côté, Klein sortit de sa poche deux liasses de billets et un petit paquet de papier.
– « Huit cents Livres plus deux mèches de cheveux de Naga des Profondeurs, soit un total d’environ mille Livres. Vous les avez méritées », dit-il avec un sourire en les lui tendant.
Sharron lui jeta un coup d’œil et tendit la main pour s’en emparer.
Elle baissa la tête, regarda les objets et demanda d’une voix éthérée :
– « Combien l’avez-vous vendue ? »
– « Deux mille Livres, nous partageons cette somme à parts égales », répondit Klein avec un petit rire.
Si la Conscience Collective des Machines ne m’a versé que 1 500 Livres selon le plan original, je vous en dois une partie… pensa-t-il, ravi.
Elle fit un geste de sa main exsangue et l’argent ainsi que le paquet disparurent instantanément.
Relevant la tête, elle le remercia laconiquement et demanda succinctement :
– « Qu’y a-t-il dans le tombeau ? »
– « Je l’ignore, je n’y suis pas allé », répondit le jeune homme, s’abstenant de lui faire part de l’aide qu’il avait reçue du miroir magique.
Durant un instant, il eut l’impression que s’il lui avait décrit l’expérience en détail, Mlle Sharron l’aurait écouté attentivement, une main sur la joue, comme elle l’avait fait auparavant.
Cette dame Spectre semble avoir pour hobby de regarder des scènes de situation et des drames ou d’écouter toutes sortes de rumeurs… résuma-t-il.
Sharron gardait un visage impassible. Après quelques secondes de silence, elle lui dit :
– « Quelqu’un est en train de creuser un tunnel menant aux ruines souterraines. »
– « Hein ? »
D’abord surpris, Klein comprit rapidement à quelles ruines souterraines elle faisait allusion.
Il n’y avait qu’un endroit de ce genre qu’ils connussent tous les deux, à savoir les ruines de la dynastie Tudor de la Quatrième Époque.
Klein réfléchit quelques secondes, puis une pensée lui vint à l’esprit.
– « Serait-ce le baronnet ? »
Il ne se souvenait plus du nom du descendant caché de la dynastie Tudor, hormis le fait qu’il portait le titre aristocratique de baronnet et habitait rue Sivellaus, là où se trouvait le poste de police de Backlund.
– « Oui », acquiesça Sharron.
Klein se posait des questions :
– « Que cherche-t-il ? Ne sait-il pas qu’il y a là un esprit maléfique, que tous les Transcendants de sa famille sont morts là-dedans ? »
Sharron se redressa :
– « Je l’ignore », répondit-elle d’un air grave.
– « …Combien de temps lui faudra-t-il pour creuser ? » demanda Klein qui réfléchissait.
– « Encore deux ou trois mois. Pour le moment, il se débrouille seul. »
Klein eut un léger soupir :
– « Qu’il prenne son temps. Lorsque je serai prêt, nous irons le voir ensemble. » Puis il ajouta, un sourire aux lèvres : « Comme vous le savez, j’aime me préparer suffisamment à l’avance. »
Je ne m’impliquerai dans rien tant que je ne serai pas passé Sans-Visage , pensait-il en son for intérieur.
– « Entendu » fit Sharron sans lui poser de questions, après quoi sa silhouette s’estompa rapidement et elle disparut du carrosse.
Détendu, Klein s’adossa à la paroi.
Les ingrédients de la potion du Sans-Visage sont réservés, je n’attends plus que la “livraison”… Mes dettes ont toutes été payées, il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter…
Il était d’une humeur semblable à un vin pétillant qui se serait décanté. De temps à autre, il montait silencieusement quelques bulles de joie.
Le seul problème, c’est que…
Il porta la main à sa poitrine du côté gauche, là où il avait rangé son portefeuille ratatiné.
Il soupira et se dit : Plus que trente Livres en liquide, cinq pièces d’or et un peu de monnaie…
…
Le jeudi après-midi…
Audrey Hall attendait dans le bureau l’arrivée d’Escalante.
Ayant reçu les réponses du Pendu et du Monde, elle avait immédiatement chargé un domestique de lui remettre une lettre.
Le contenu en était très ordinaire. La jeune femme souhaitait que le second cours de psychologie de la semaine soit avancé au jeudi. En réalité, elle avait conclu un accord avec Escalante. Dès lors qu’elle exprimait une telle intention, cela signifiait que l’autre partie en acceptait les conditions.
Tic Toc. L’aiguille de l’horloge murale avançait à grand pas lorsque le professeur aux cheveux longs jusqu’à la taille fit son entrée dans la pièce, des outils pédagogiques à la main.
Audrey jeta aussitôt un coup d’œil à Susie. À contrecœur, le gros golden retriever sortit, se tapit dans l’ombre et observa les allées et venues.
Escalante ferma la porte du bureau, regarde lentement autour d’elle, puis s’assit à la petite table ronde et blanche où elle déposa ses documents pédagogiques.
– « Ils payent en liquide ou avec un objet occulte ? » demanda à voix basse l’Alchimiste en Psychologie.
– « L’un d’eux m’a remis 2 500 livres et l’autre un objet occulte. »
Audrey sortit avec désinvolture une de son sac à main orange et de taille moyenne une boîte en carton blanche protégée d’un mur d’énergie spirituelle.
Ayant fait disparaître la protection, elle ouvrit la boîte, dévoilant un simple masque doré.
Elle expliqua ensuite à son professeur les défauts et les effets de celui-ci.
Pour être honnête, le masque, lorsqu’elle l’avait reçu, l’avait beaucoup intriguée. Elle aurait bien voulu tester ses effets car c’était la première fois qu’elle entrait en contact avec un objet occulte. Cependant, elle avait su résister, ne voulant pas devenir un être froid.
Escalante l’essaya et poussa un soupir de soulagement.
– « La valeur est approximativement la même. »
Deux secondes plus tard, elle prit le plus épais de ses manuels et le feuilleta jusqu’à la page 48.
La partie centrale du manuel était creuse et contenait une boîte en fer de la taille d’une paume de main ainsi qu’un morceau de parchemin roulé.
– « Caractéristique d’une Ombre à Peau Humaine… Formule de potion du Béni des Vents… », annonça-t-elle en lui montrant.
Le regard d’Audrey se porta sur la caractéristique qui ressemblait à un diamant. Le visage qu’elle y voyait lui donna le vertige.
Ceci… Ceci a la capacité de restreindre les pouvoirs d’un Spectateur… Est-ce là la voie de Séquence de M. Le Monde ? Pas étonnant…
La jeune femme en détourna les yeux et étudia la formule :
Séquence 6 : Béni des Vents. Ingrédients principaux : Six plumes cristallines Faucon-Ombre Bleu, une paire d’yeux de Condor de Mer aux Yeux de Dragon…
Elle n’eut pas le temps de voir les ingrédients supplémentaires car Escalante roula le parchemin.
Celle-ci remit en place le bouclier d’énergie spirituelle autour de la boîte métallique, ferma l’épais manuel et le poussa vers son élève.
Audrey le prit, mais ne lui remit pas le masque d’or ni les 2 500 Livres.
Devant l’air perplexe d’Escalante, elle eut un sourire :
– « Les personnes craignent que la caractéristique ne corresponde pas et que la formule soit fausse. Ils voudraient d’abord vérifier.
« D’ici là, l’argent et l’objet seront sous ma garde. Ils me considèrent comme une personne fiable et je ne voudrais pas perdre cette réputation. »
– « Je comprends leurs inquiétudes », répondit le professeur qui, après une pause, ajouta : « Nous aussi avons confiance en vous. »
L’argent et l’objet étant entre les mains d’un de ses membres, elle n’avait aucune crainte d’être flouée en dépit des chamboulements.
De plus, Audrey est riche et puissante. On peut lui faire confiance en tant que garante… pensa-t-elle, soulagée.
…
Dans l’antique palais au-dessus du brouillard…
Un pendule à la main, Klein cherchait à vérifier l’authenticité de la formule de potion du Béni des Vents.
Il ne voulait pas, par inadvertance, perdre Le Pendu, le membre le plus expérimenté et le plus puissant du Club du Tarot.
Lorsque, rouvrant les yeux, il vit la topaze tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, le jeune homme poussa un soupir de soulagement et envoya un message mental vers l’étoile cramoisie qui symbolisait Le Pendu.
…
Cité de la Générosité…
Alger vit d’abord le brouillard gris qui s’étendait à perte de vue, puis entendit la voix grave mais lointaine du Fou.
– « Mlle Justice a conclu le marché. »
Un morceau de parchemin illusoire apparut devant le capitaine. Dessus était écrite la formule du Béni des Vents.
Celle-ci étant passée entre les mains du Fou, son authenticité ne faisait aucun doute. Il inclina respectueusement la tête et le remercia.
Lorsque l'”illusion” se dissipa, il prit aussitôt un stylo et du papier pour noter la formule.
Puis, tout excité, il fit les cent pas en marmonnant pour lui-même : Un Faucon-Ombre Bleu… Il y en a sur cette île primitive…
…
L’affaire du Pendu étant réglée, Klein prit enfin le temps d’examiner sa caractéristique d’Ombre à Peau Humaine.
S’étant assuré de son authenticité, il se détendit, s’adossa à sa chaise et poussa un soupir ravi.
Enfin…
Au bout de trois secondes, le jeune homme se redressa brusquement. Il n’y avait pas de temps à perdre. Ce soir, il concocterait la potion du Sans-Visage !