Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 220 – Colporteur d’informations
Le Créateur originel ? D’abord stupéfait, Klein repensa aussitôt aux renseignements que le Vieux Kohler lui avait donnés quelques temps plus tôt.
Récemment, des personnes avaient prêché la foi en le Créateur originel dans le Quartier Est, le secteur des docks et le quartier des usines. Ils poussaient les gens à croire qu’”Il” n’était pas vraiment mort, qu’il subsistait dans le corps de chaque être humain et de chaque objet. Si ses croyants “Le” servaient de tout cœur et “Le” louaient, non seulement ils seraient rachetés après la mort, mais ils auraient accès à “Son” royaume et leur vie présente s’en trouverait grandement améliorée. Pour exemple, ils auraient chaque jour de la viande grésillante à manger.
Cette théorie était si proche de celle de l’Ordre d’Aurora sur le Créateur mutant que Klein estima que c’était bien l’organisation secrète qui était derrière tout cela. Il avait l’impression que depuis l’incident de Lanevus, ils avaient commencé à valoriser la grande majorité des pauvres.
Auraient-ils atteint un tel niveau d’arrogance qu’ils aillent jusqu’à solliciter les gens dans la rue ?
– « J’en ai entendu parler », répondit le détective après hésitation.
L’homme d’âge moyen et bien habillé eut un sourire.
– « Dans ce cas, êtes-vous au courant de l’apocalypse qui s’annonce ? Savez-vous que le Créateur originel va créer un sanctuaire pour protéger ‘Ses’ croyants ? »
L’espace d’un instant, Klein avait eu l’idée de suivre le courant afin d’infiltrer lentement l’organisation périphérique de l’Ordre Aurora, de manière à recueillir les preuves et les indices nécessaires pour se venger du fait qu’ils se soient mis à la recherche des adeptes du Fou. Mais après mûre réflexion, il avait estimé que c’était trop dangereux, fatiguant et pénible pour un homme seul, sans aucune certitude de succès.
Finalement, il avait décidé d’en informer la Conscience Collective des Machines et de laisser les organisations officielles s’en occuper !
Après avoir réfléchi au problème, le jeune homme prit un air sombre :
– « Je ne suis pas au courant et ne veux pas le savoir ! »
Repoussant l’homme, il poursuivit sa route sans se soucier de ses cris.
En quittant le Quartier Est, il observa attentivement les ouvriers qui avaient perdu leur emploi en raison de la saison morte et de l’amélioration de l’efficacité des machines textiles. Regroupés et réconfortés, ils écoutaient les prêches de personnes inconnues.
Les enquêtes sur le Quartier Est, la zone des docks et le quartier des usines sont terminées depuis deux mois. Pourquoi les trois Églises et le Parlement n’ont-ils pas encore pris de mesures concrètes ? Ils accordent sûrement davantage d’importance à cette question. Il est impossible qu’ils ne se soient pas aperçus de la situation actuelle… Serait-ce un piège pour de plus gros poissons ? C’est très risqué et cela peut facilement devenir incontrôlable !
Klein enfonça sa casquette sur sa tête et se rendit directement dans le quartier du Pont de Backlund.
Il était midi. Le Bar des Cœurs Vaillants venait d’ouvrir et il n’y avait pratiquement pas d’ivrognes. Seuls les ouvriers des environs qui avaient du travail venaient prendre un déjeuner frugal.
Klein se mêla à eux et s’offrit pour dix pences de pain de blé accompagné de saucisses de porc et d’un verre de bière Southville. Il se donnait l’air plutôt riche.
Une fois rassasié et lorsqu’il eut terminé sa bière, il s’adressa au barman.
– « Kaspars Kalinin est-il ici ? »
Il avait prévu de profiter qu’il était là pour se réapprovisionner en munitions ordinaires.
Le barman lui lance un regard.
– « On dirait que vous n’êtes pas venu ici depuis un moment. »
– « Kaspars est mort. Il paraîtrait qu’il était un peu agité en dormant la nuit. Il se serait enveloppé trop serré et aurait fini par s’asphyxier. Je ne crois pas vraiment à ce genre de chose. On ne voit ça que dans les histoires de fantômes, mais c’est ce que disent ces chiens en noir et blanc. »
Il faisait référence à la police qui portait des uniformes à carreaux noirs et blancs.
Asphyxié par sa couette ? Cela ressemble à de l’occultisme… Serait-ce parce que le Transcendant de Haute-Séquence de l’École de la Pensée Rose n’a pas pu retrouver Mlle Sharron et Maric qu’ils auraient décidé de tuer quelqu’un pour évacuer leur colère ? Quel intérêt d’être un Transcendant de Haute-Séquence ? Kaspars n’a pas été en mesure de contacter Mlle Sharron… Peut-être ont-ils déjà quitté Backlund ?
Kaspars n’était pas préparé aux dangers du monde des Transcendants. À sa place, je ne serais pas retourné au Bar des Cœurs Vaillants. J’aurais pris toutes mes économies, j’aurais quitté la ville et changé d’environnement… Cela dit, dans des circonstances normales, un Transcendant de Haute-Séquence ne s’occuperait pas spécifiquement de gens aussi ordinaires. Tout au plus imposeraient-ils un rituel de médiumnité sans tenir compte des conséquences… C’était à prévoir venant de l’École de Pensée de la Rose, qui ne se refuse rien. Rien qu’à penser qu’un Transcendant de Haute-Séquence puisse faire une telle chose…
Si Klein était surpris, il avait également pitié de ce marchand d’armes du marché noir.
Le barman essuya un gobelet et reprit :
– « Si vous avez du matériel à acheter, nous avons un nouveau revendeur. »
– « Qui ? » demanda Klein en passant.
– « Le Vieux. Il est dans la salle de billard 3 », répondit l’homme sans même lever les yeux.
Klein se leva aussitôt, se dirigea tranquillement vers l’endroit qu’il connaissait bien et frappa à la porte qui n’était pas verrouillée.
– « Entrez. »
Cette voix me semble un peu familière… pensa le jeune homme.
Debout près de la table se tenait un garçon qui n’avait pas l’air très vieux. Il était vêtu d’un vieux pardessus, coiffé d’un chapeau melon marron et avait des yeux rouge vif. C’était Ian, que Klein avait rencontré à son arrivée à Backlund. À l’époque, il s’était vu confier l’affaire de la disparition du détective Zreal et avait été impliqué dans le conflit autour des manuscrits d’une machine à différences de troisième génération. Il avait été contraint de payer le prix fort pour que Monsieur A, de l’Ordre Aurora, tue Bakerland Jean Madan, l’ambassadeur d’Intis au Royaume de Loen.
– « C’est vous, détective Moriarty ? » fit Ian, surpris.
Il avait délibérément collé deux moustaches au-dessus de sa bouche pour paraître plus âgé.
Klein entra en souriant dans la salle de billard et referma la porte au passage.
– « Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu. »
Il avait d’abord été surpris de trouver ici ce jeune homme, devenu un marchand d’armes, mais en y réfléchissant, il se dit que c’était logique.
Si lui-même était venu au Bar des Cœurs Vaillants rencontrer Kaspars Kalinin, c’est grâce à Ian.
Cet adolescent avait décidément des relations dans le coin !
– « Ouais », marmonna Ian en dissipant la stupéfaction sur son visage. « J’ai passé deux mois à Pritz Harbor et trouvé ces types très sauvages et cruels. Ils n’avaient pas la moindre pudeur ni le moindre amour pour les enfants, aussi n’ai-je eu d’autre choix que de revenir à Backlund et de faire ce pour quoi j’étais doué. Quand Kaspars est mort, j’ai décidé de changer de métier. »
Avant que Klein n’ait pu dire quoi que ce soit, il ajouta : « M. le Détective, j’ai toujours gardé à l’esprit que je vous dois encore deux requêtes. »
Inutile de m’en dire autant et ce que vous avez fait dans le passé ne m’intéresse pas. Même si j’ai toujours pensé que votre fuite du MI9 était suspecte, je ne m’en suis pas trop soucié… Klein prit une queue de billard et fit un geste :
– « En plus du commerce d’armes au marché noir, il semblerait que vous vendiez des informations ? »
– « Oui », répond très calmement Ian. « Que voulez-vous savoir ? C’est gratuit. »
C’est très direct… Se sentirait-il coupable de ce qui m’est arrivé précédemment ?
Le détective frappa et envoya une boule rouge directement dans la poche du milieu.
Sans autre forme de politesse, il se redressa et dit :
– « Ces derniers temps, tout le monde recherche les adeptes du Fou. Il y a de nombreuses primes offertes. Que savez-vous à ce sujet ? »
Ian réfléchit un instant.
– « Rien. Je me demande même si le Fou a des adeptes, vu que personne ne trouve d’indices. »
… C’est ce qu’on appelle souffler de l’air avec un canon… railla Klein en son for intérieur.
– « Il y a aussi une autre prime. Des gens recherchent un conférencier nommé Azik Eggers. J’aimerais savoir qui offre cette prime, afin de voir si je dois m’impliquer dans cette affaire. Hé, la recherche de personnes demande beaucoup de temps. »
Ian ne répondit pas de suite. Il regarda autour de lui et baissa la voix.
– « Le MI9. »
Le MI9 ? Ce n’est pas l’Épiscopat Numineux… Il semblerait que ce soit organisé par Ince Zangwill. Essaierait-il de créer un conflit entre M. Azik et le MI9 ? Peut-être est-il au courant d’un secret qu’il n’est pas censé connaître ?
Une série de pensées défilaient dans l’esprit de Klein. Finalement, il sourit :
– « Il semble que je n’ai pas à m’inquiéter quant à la véracité de la prime. Par contre, si Azik Eggers est traqué par le MI9, j’ai bien peur que ce soit parce qu’il détient un secret et si tel est le cas, le jour où je toucherai la prime pourrait bien être le dernier de ma vie. »
Ian écarta les mains.
– « Je n’en suis pas sûr. Mais vous pouvez vous borner à donner des indices. »
– « Bonne suggestion. »
S’abstenant de lui poser d’autres questions, Klein, pour cinq Solis, refit le plein de certaines de ses munitions ordinaires et quitta le Bar des Cœurs Vaillants.
Une fois dans la voiture de location, il regarda par la fenêtre. Le temps était maussade et soudain, il se sentit un peu nostalgique.
Kaspars Kalinin est mort, ce qui signifie que Mlle Sharron et Maric vont abandonner cette “base”. Comme je ne peux les contacter qu’unilatéralement, il me sera difficile de les retrouver…
À moins qu’ils ne rencontrent des difficultés qui nécessitent mon aide ou qu’ils aient atteint le stade de la confrontation avec l’esprit maléfique enfoui dans les ruines, il est très probable que je ne les revoie plus.
Ce n’étaient pas à proprement parler des amis, mais nous avons coopéré à deux reprises et en tant que Transcendant, je pouvais interagir avec eux sans avoir à cacher mon visage. À présent, ça fait deux personnes de moins.
Sans l’Apôtre du Désir, il n’y aurait que cet étrange vampire d’Emlyn White avec qui je puisse parler ouvertement d’occultisme.
Heureusement. Heureusement…
Il soupirait en silence lorsque soudain, une voix éthérée retentit à ses oreilles.
– « Un souci ? »
Le jeune homme frémit, mais voyant qui était assis en face de lui, il poussa un soupir de soulagement. Démuni, il eut un petit rire :
– « Mlle Sharron, apparaissez-vous toujours brusquement comme ça ? »
Vêtue de sa robe de cour gothique noire et coiffée de son chapeau mou assorti, Sharron, toujours aussi pâle, était assise tranquillement sur la banquette face à lui.
– « La prochaine fois, je frapperai à la vitre », répondit-elle d’une voix sans émotion.
Elle ne réitéra pas sa question, mais le regarda d’un air réservé.
Frapper à la fenêtre tout à coup ? C’est tout aussi effrayant…
Plutôt que de s’empresser d’aborder le sujet de l’Ombre à Peau Humaine, le jeune homme demanda :
– « Le Transcendant de Haute-Séquence est-il parti ? »
– « Oui », répondit laconiquement Sharron.
Klein en fut un peu soulagé, cependant il l’avertit :
– « Il pourrait aussi s’agir d’un piège. » Puis, se rappelant brusquement quelque chose, il ajouta : « J’ai terminé de lire le Livre des Secrets et j’ai été informé par d’autres sources que prier la Lune Primordiale était sujet à problèmes. Mieux vaut ne pas tenter. »
– « Très bien », répondit la jeune femme sans demander d’explications. Puis, après un court silence, elle reprit : Il semblerait que la Lune Primordiale et le Dieu Enchaîné soient des ennemis jurés. »
Parce qu’ils peuvent interchanger leurs Séquences ? À moins qu’il y ait d’autres raisons ? pensa Klein en orientant la conversation vers ce qui importait vraiment :
– « Melle Sharron, sauriez-vous où je pourrais trouver une caractéristique d’Ombre à Peau Humaine ? »
Sharon, qui l’écoutait en silence, telle une marionnette, hocha la tête.
– « Oui. »