Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 22 – Un lundi bien chargé
Peu pressé de vérifier ses hypothèses, Klein fit comme si de rien n’était et replaça la page face à lui.
Tout ce qu’il avait écrit au sujet de Ian Wright étant totalement vrai et vérifiable par le biais de la divination, il était convaincu que les hommes de l’ambassadeur suivraient cette piste et obtiendraient quelque chose en retour. Il était peu probable, dans l’immédiat, qu’ils aient la motivation de se venger de lui.
Il laisserait également le papier bien en vue du département militaire spécial qui le surveillait, ce qui détournerait leur attention de lui pour la reporter sur Ian Wright. Ce serait alors une course contre la montre pour qu’ils le retrouvent avant l’ambassadeur.
Klein serait encore plus en sécurité.
J’ai l’impression de marcher sur une corde raide. Est-ce là un tour spécifique au Clown ? Se demanda-t-il, amusé.
Il secoua la tête et ouvrit la fenêtre en encorbellement dans l’espoir de respirer l’air frais du matin, mais un smog épais et étouffant l’obligea à la refermer.
Ayant posé un flacon d’encre sur la feuille de papier contenant les informations, le jeune homme se rendit dans la salle de bain la plus proche et se lava rapidement, après quoi il prit sur le valet un costume noir croisé, son semi haut-de-forme et monta à l’étage.
Ce jour-là, il avait rendez-vous avec l’avocat Jurgen pour le petit-déjeuner.
Tirant sa canne noire incrustée d’argent du porte-parapluies placé à l’entrée, Klein longea la rue dans un brouillard si épais qu’il ne voyait pas à plus de dix mètres et sonna à la porte du 58, rue Minsk.
La sonnerie retentissait lorsque soudain, un chat noir aux yeux verts, queue dressée, apparut dans son esprit.
Brody marchait droit vers la porte d’entrée. Il prit son élan, bondit et agrippa la poignée puis, comme on pouvait s’y attendre, retomba et sous son poids, la tourna.
Le vent du matin s’engouffra et la porte s’ouvrit avec un grincement.
Le chat jeta un regard hautain à Klein et passa sur le côté.
– « Quel chat intelligent », dit ce dernier à la vieille madame Doris qui lui faisait face dans son tablier blanc.
Celle-ci eut un sourire et ses rides s’estompèrent.
– « Cela dépend de son humeur. La plupart du temps, il joue les idiots et fait celui qui ne comprend pas. Oh, je vous ai préparé ma meilleure soupe haricots-navets, que vous mangerez avec du pain. »
Haricots et navets ? … On dirait qu’elle a mixé au hasard ce qu’elle avait sous la main… se dit Klein qui répondit avec un sourire :
– « Je suis impatient d’y goûter. »
C’est alors que l’avocat sortit de la salle de bain. Même chez lui et à peine levé, il était sur son trente- et- un avec sa chemise blanche, ses plis de pantalon parfaitement repassés et son gilet marron clair bien ajusté.
Jurgen le balaya du regard et sans préambule, en vint à l’essentiel :
– « Le contrat que vous souhaitiez est terminé. Vous vérifierez si nous n’avons rien oublié. »
Ses cheveux bruns soigneusement tirés en arrière brillaient d’un éclat gominé.
– « Très bien. »
Klein déposa sa canne, ôta son chapeau et son manteau, et suivit Jurgen jusqu’à son bureau à l’étage où l’homme de loi lui remit un épais contrat.
Le jeune homme le feuilleta avec nonchalance. Cette lecture lui donnant la migraine, il se contenta finalement de survoler les clauses essentielles.
J’espère que tout y est, y compris les clauses que j’avais négligées, comme les trois instances déterminant la somme remise à Leppard en fonction de ses progrès au lieu d’un forfait de 100 Livres. Le premier versement est fixé à 50 Livres… Comme ça je n’aurai pas à me rendre à la banque pour retirer les cent Livres qui restent sur mon compte anonyme. J’ai ce qu’il faut sur moi…
Klein referma le document et sourit :
– « C’est parfait. Votre professionnalisme surpasse mes espérances », dit-il en sortant les deux billets d’une Livre qu’il avait préparés.
Jurgen prit l’argent, remit à son client les autres exemplaires et précisa d’un ton grave :
– « En voici deux copies au cas où une erreur serait commise lors de la signature. N’oubliez pas, lorsque tout sera fait, de déchiqueter les contrats restants. »
On utilisait alors des déchiqueteuses mécaniques à manivelle.
Klein allait acquiescer lors que Mme Doris cria depuis la salle à manger :
– « Les garçons, le petit déjeuner est prêt ! »
– « Ma grand-mère devient dure d’oreille », en faisant signe au détective de le suivre.
Mme Doris avait prélevé une pleine louche d’un liquide jaune verdâtre dans une marmite noire pour en remplir une assiette.
– « Tenez, goûtez-moi cette soupe haricots-navet. Voici du pain », dit-elle avec un sourire en désignant la nourriture à l’air suspect.
Klein regarda Jurgen qui semblait plus sérieux que jamais et son cœur fit un bond.
Se forçant à s’asseoir, il rompit un morceau de pain blanc, le trempa dans la soupe et, l’esprit aventurier, le fourra dans sa bouche.
A sa grande surprise, c’était plutôt bon. Le léger goût salé était accompagné d’une saveur sucrée qui stimulait l’appétit et faisait parfaitement ressortir la saveur douce et parfumée du pain.
– « Ma grand-mère était autrefois une excellente cuisinière », commenta Jugen en savourant lentement son petit-déjeuner.
… Dans ce cas, pourquoi faites-vous cette tête ? Vous voir manger ne me met guère en appétit… Se dit Klein avant de plonger dans la détente et le plaisir que lui procurait ce repas.
En quittant les Jugen, il prit trois correspondances pour se rendre rue Sird dans le Quartier St George où il conclut officiellement avec Leppard et lui versa les cinquante premières Livres. Selon les progrès réalisés, il lui verserait trente Livres deux semaines plus tard.
Notre investisseur n’avait alors plus sur lui que 21 Livres 8 Soli.
De retour dans le Quartier de Cherwood, il se rendit à la bibliothèque publique pour consulter le Tussock Times de l’année écoulée à la recherche d’informations concernant l’ambassadeur d’Intis au Royaume de Loen.
Il était presque midi lorsqu’il le vit enfin sur une photo noir et blanc, exactement celle qu’il avait vue dans son rêve divinatoire.
Bakerland Jean Madan , lut-il. C’était le nom de l’ambassadeur de la République d’Intis.
Sur ce, il quitta la bibliothèque et alla déjeuner dans un petit restaurant.
…
A trois heures moins dix, Klein, faisant mine de faire une sieste, tira les rideaux. Il fit quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et se retrouva au-dessus du brouillard gris.
Il chercha d’abord à savoir, par le biais de la divination, si le département spécial avait relâché sa surveillance le concernant et obtint une réponse positive. Il écrivit ensuite une déclaration divinatoire à laquelle il avait pensé le matin même : Qui est entré chez moi la nuit dernière.
Se laissant aller contre le dossier de sa chaise, il marmonna cette phrase, laissa retomber ses paupières et s’endormit.
Dans ce monde d’illusions, obscure et fragmenté, il vit alors sa chambre.
Une ombre noire se tortillait dans l’interstice entre la porte et le sol !
Un ver mince, noir comme le fer, se fraya un chemin dans la pièce et se dirigea vers le bureau en s’arquant puis s’aplatissant tel une chenille.
Ses mouvements, extrêmement raides, comme lents et décomposés lui donnaient un air étrange.
Le ver noir rampa ainsi jusqu’au bureau, laissant derrière lui une traînée de mucus qui s’évapora rapidement.
Arrivé sur le document écrit concernant Ian Wright, il releva la tête et se dressa sur l’extrémité de son corps.
En cet instant, on aurait dit un humain !
Le ver examina le document, puis retourna la feuille de papier et disparut par où il était venu.
Voilà donc ce qui s’est passé… Si je comprends bien, si cet intrus ne s’est pas vengé la nuit dernière, c’est simplement parce qu’il n’en avait pas la capacité…. À moins que ce ver noir ne soit hautement venimeux…
Klein, qui venait de comprendre, fit alors appel à la divination et eut la confirmation que le Transcendant qui manipulait le ver l’avait fait sous les ordres de l’ambassadeur Bakerland.
Cela fait, il recouvrit totalement de brouillard gris le sac en papier et envoya un message à Derrick, alias Le Soleil.
Lorsque les aiguilles de sa montre à gousset indiquèrent l’heure précise, le Fou fit entrer simultanément Justice, Le Pendu et Le Soleil, et la réunion hebdomadaire du Club du Tarot eut lieu comme prévu.
…
Les silhouettes brumeuses apparurent. Audrey, qui avait réussi à passer Séquence 8, se leva à demi, souleva le bas de sa jupe et salua joyeusement :
– « Bonjour, Monsieur Le Fou ! Bonjour, Monsieur Le Pendu ! Bonjour, Monsieur Le Soleil ! »
Klein qui, un peu plus tôt, avait activé sa Vision Spirituelle et grâce à la spécificité du brouillard gris, remarqua que la couche superficielle de la Projection Astrale dans les profondeurs du Corps Éthérique de Miss Justice avait changé.
– « Bienvenue à notre ‘Miss Télépathe’ », dit-il avec un petit rire.
Audrey eut un sourire réservé et, après quelques paroles empreintes d’humilité, se tourna vers l’homme qui lui faisait face :
– « M. le Pendu, vous êtes supposé remettre six pages cette semaine. »
Peut-être qu’en les lisant, Monsieur le Fou aura une idée et partagera avec nous un peu plus de sa “culture générale”… Pensa-t-elle en esquissant un léger sourire.
Alger hocha la tête et aidé de Klein, se mit à produire les six pages du journal de Roselle.
Il pensait consulter le Fou quant à savoir s’il devait lui soumettre directement le reste du journal via un sacrifice mais voyant que celui-ci ne semblait guère intéressé ou n’en parlait pas, il renonça.
Et ceci concordait avec ce qu’il savait du Fou. Si le journal de Roselle avait un certain effet sur cet homme semblable à un dieu, celui-ci n’était pas très flagrant. Il n’était vraiment pas pressé de le rassembler.
Les six pages furent très rapidement remplies et alors qu’Alger était sur le point de les offrir au Fou assis au bout de la longue table de bronze, quelque chose lui revint à l’esprit :
– « M. le Fou, j’ai obtenu une information relative à l’Ordre Secret », s’empressa-t-il de dire respectueusement.
Il n’y avait pas d’obstruction aux informations sur l’océan, simplement, celles-ci n’arrivaient pas en temps opportun.
Les pirates eux aussi accordaient de la valeur au renseignement et envoyaient souvent des gens sur les îles coloniales pour échanger les informations qu’ils avaient pu collecter. C’est par ce biais qu’Alger avait pu apprendre quelque chose au sujet de l’Ordre Secret.
– « Parfait », répondit Klein.
D’un léger signe de la tête, il invita Le Pendu à raconter ce qu’il savait, et ce en présence de Miss Justice et du Soleil.
La jeune femme pourrait ainsi recueillir plus d’informations sur cette société secrète. Quant à l’adolescent, il n’y comprenait rien.
Dans le même temps, il fit apparaître dans ses mains les six pages du journal.
– « L’Ordre Secret a un lien avec la République d’Intis », lâcha calmement Le Pendu.
La République d’Intis… L’Empereur Roselle, en effet, était originaire d’Intis et c’est à Trèves, la capitale, que Zaratul était allé le chercher… L’Ordre Secret était également impliqué dans le fameux incident survenu à Intis… Eh bien, il n’est guère surprenant que cette organisation ait encore aujourd’hui des liens avec cette République…
Ayant recoupé cette information avec ce qu’il savait, Klein eut la certitude que Le Pendu disait vrai.
Oh mais ça tombe bien ! Je vais justement m’occuper de l’ambassadeur de la République d’Intis…
Peu pressé de lire le journal de Roselle, Le Fou leva les yeux sur les trois personnes présentes.