Chapitre 213 – Encore un regard
Ince Zangwill est donc parti à Backlund… Je me demande combien de temps il va y rester… Voyons… Je devrais le vérifier de temps en temps…
Tout en réfléchissant, Klein effaça ce qui était écrit sur la peau de chèvre et y inscrivit une nouvelle déclaration divinatoire :
Où se trouve actuellement Lanevus.
De son point de vue, s’il ne faisait aucun doute qu’Ince Zangwill était celui qui avait causé la mort du Capitaine et bien failli le tuer lui aussi, ce Fou de Lanevus, en tant que complice, ne pouvait se soustraire à ses responsabilités. Il devait payer le prix du sang !
Le jeune homme récita donc sa déclaration et repartit dans le monde onirique. Mais lorsque cet univers brumeux se fissura, il revit exactement ce qu’il avait vu précédemment !
Une large rivière légèrement trouble, d’innombrables quais et bâtiments, des rues bondées, des paysages florissants, des cheminées crachant continuellement de la fumée, des châteaux opulents avec leurs tours d’horloge Gothiques bien caractéristiques…
Lanevus se trouvait lui aussi à Backlund, au “Pays de l’Espoir” !
Klein rouvrit les yeux, un peu confus. Il entendait localiser précisément un homme et sa divination ne lui donnait qu’une réponse vague.
Lanevus doit être de Séquence beaucoup plus élevée que je ne l’imaginais… A moins qu’il n’ait obtenu d’importants avantages en aidant le fils du Vrai Créateur à s’incarner dans ce monde. Quelques caractéristiques divines, par exemple, ou un objet similaire au placenta laissé par le bébé de Megose ? Hmm… C’est probablement Ince Zangwill qui a pris ce dernier , marmonna Klein qui émit ses premières suppositions.
Maintenant qu’il savait approximativement où se trouvaient ses deux ennemis, un autre problème se posa. Il n’avait pas encore la capacité de se venger !
Même si Lanevus n’est que de Séquence 7, voire 8, il ne sera pas facile de l’affronter si, effectivement, il a obtenu d’importants avantages. Manifestement, cet homme est très rusé. Il pourrait déjouer et vaincre des Transcendants plus puissants que lui… Ince Zangwill, lui, est encore plus terrifiant. C’est un Demi-Dieu de Séquence 4, qui plus est en possession d’un puissant Artefact Scellé de Grade 0… Même si ma transmigration n’a pas révélé tous ses secrets, il est clair que je ne peux pas convertir ceux-ci en puissance de combat et ne pourrai certainement pas le faire avant très longtemps. Les seuls moyens dont je dispose sont de passer aux Séquences supérieures ou de collecter des objets occultes encore plus puissants. Je vais devoir faire les deux simultanément…
Tout en réfléchissant, Klein décida de procéder à une nouvelle divination et écrivit sur sa peau de chèvre :
Mes opportunités de gagner en puissance.
Posant doucement le stylo sur la table, il s’adossa à sa chaise et ferma les yeux. Puis, après avoir récité mentalement sa déclaration, il entra en Méditation et tomba dans un profond sommeil.
Le même décor se présenta à ses yeux : Backlund, la Capitale du Royaume de Loen !
Puis très vite, cette image céda place à un magnifique pic montagneux qui transperçait les nuages et où s’élevait un antique et majestueux palais. Il vit, sculpté dans la pierre, un trône géant orné d’or et de pierres précieuses, et une étrange pupille verticale formée d’une foule de symboles mystérieux.
Sans crier gare, l’image vola en éclats. Lentement, Klein se redressa et se remit à tapoter de ses doigts le bord de la table.
C’est donc à Backlund que je peux espérer devenir puissant…
Le second tableau faisait-il référence au Pic Principal de la chaîne de montagnes Hornacis, aux trésors laissés par la famille Antigonus ? L’étrange pupille verticale que la Marionnette du Malheur m’a transmise au moyen de la corruption générée par le carnet de la famille Antigonus est la clé de tout cela…
De nombreuses pensées traversaient son esprit. Klein n’était pas pressé de visiter la chaîne de montagnes Hornacis car un Demi-Dieu de Séquence 4 lui-même ne serait pas en mesure de faire face aux dangers présents là-bas.
Je crois que je vais d’abord me rendre à Backlund… Soupira-t-il.
S’enveloppant d’énergie spirituelle, il amorça sa descente et quitta le mystérieux espace surplombant le brouillard gris.
De retour dans le monde matériel, il sortit lentement de sa cachette et se dirigea vers la tombe de Dunn Smith.
Les yeux rivés sur la photo et l’épitaphe, il traça sur sa poitrine une lune cramoisie et s’éloigna.
En tant qu’ancien Faucon de Nuit qui patrouillait régulièrement dans le Cimetière Raphaël, il connaissait assez bien les environs et les chemins empruntés par les gardes, aussi put-il quitter les lieux sans se faire repérer. Dissimulé par l’ombre des arbres, il suivit la route de gravier qui menait à Tingen.
La nuit était paisible et la lune réellement onirique. Klein marchait seul, en proie au tumulte de ses pensées qu’il ne pouvait canaliser. Tantôt il songeait à son plan de vengeance, tantôt il se souvenait des moments passés avec le Capitaine ou encore à la peine que dissimulait le vieux Neil sous son humour de façade…
Sans y prêter attention, le jeune homme s’était engagé dans la rue la plus proche et, tel un fantôme errant, prenait virage après virage.
Il lui fallut deux heures pour sortir de cet état et retrouver le total contrôle de ses pensées. Là, il s’aperçut qu’il était de retour rue des Jonquilles, devant la maison qu’il partageait avec son frère et sa sœur.
Instinctivement, Klein était revenu là.
Avec une joie évidente, il fit un pas en avant mais s’arrêta soudain en pensant avec un sourire amer : Si je montais et frappais à la porte, Melissa pourrait s’évanouir sous le choc… Benson serait si nerveux qu’il en perdrait ses cheveux. Il ferait alors tout son possible pour me convaincre calmement, au nom d’un babouin à perruque…
Il garda un bon moment les yeux rivés sur cette porte familière et prit la direction de la rue de la Croix-De-Fer.
C’est aussi bien, c’est aussi bien… de cette façon, ils ne seront pas impliqués dans ce que je pourrais faire à l’avenir… Les indemnités que leur verseront les Faucons de Nuit et les services de police suffiront à leur permettre de vivre une vie stable de classe moyenne, même si Melissa ne trouvait pas de travail et que Benson vienne à perdre son emploi…
Après avoir marché silencieusement durant un bon moment, Klein commença à ressentir la fatigue. Officiellement décédé, il n’avait sur lui que les vêtements qu’il portait, son pendule de topaze et le sifflet en cuivre d’Azik, mais pas d’argent. Pas même quelques pennies.
Devrais-je donner un coup de sifflet et demander de l’aide à M. Azik ? Se demanda-t-il avec un sourire optimiste. Non, oublions ça. Mieux vaut ne pas le contacter pour le moment. Peut-être est-il encore surveillé par Ince Zangwill. Je me mettrai à sa recherche le moment venu… Ce vieux monstre, qui a vécu d’innombrables vies sur des milliers d’années, devrait être en mesure de comprendre ce qu’est la résurrection… Au moins ne fait-il pas trop froid ce soir. Je vais me contenter de trouver un endroit où dormir et demain matin, je me rendrai à la succursale de la Banque de Backlund pour récupérer l’argent de mon compte anonyme.
Avec tout ce qu’il avait dû gérer ces derniers temps, le jeune homme n’avait pas trouvé l’occasion d’ expérimenter le rituel du sacrifice. Il n’avait pas non plus touché aux 300 livres disponibles sur ce compte.
Cela devrait suffire à couvrir mes dépenses pour un certain temps. Demain, j’achèterai un journal demain pour savoir quel jour nous sommes… Mlle Justice et les autres ne m’ayant pas adressé de nouvelles prières, je n’ai pas dû manquer de réunion… se dit-il en cherchant un endroit abrité du vent. L’ayant trouvé, il s’assit, ôta sa veste qu’il utilisa comme couverture et appuyé contre le mur, ne tarda pas à s’endormir.
Peu de temps après, il fut réveillé par un policier qui brandissait une matraque.
Klein lui jeta un coup d’œil pour voir à qui il avait affaire.
Ce n’est qu’un simple agent. Il n’a qu’un seul chevron sur son épaulette…
– « Vous ne pouvez pas dormir ici ! » L’invectiva l’homme d’un ton féroce. « Les rues et les parcs ne sont pas faits pour servir de lit aux sans-abris, paresseux et sans emploi ! Ce sont les termes de la Loi sur les Pauvres ! »
Vraiment ? Pensa Klein, stupéfait. Mais dans la délicate situation où il se trouvait, il s’abstint de discuter.
Il attrapa sa veste et se remit à marcher.
Le jour étant levé, il attendit un peu puis, tête baissée, entra à la banque. Là, il retira 200 livres avec le mot de passe qu’il avait défini, laissant sur le compte un tiers de la somme en cas de nécessité urgente.
Nul doute qu’il avait entendu des “prières” en écrivant son mot de passe en Hermès ancien.
Cela fait, il acheta pour 38 livres deux tenues habillées, deux chemises, deux pantalons, deux paires de bottes de cuir, deux nœuds papillons, quatre paires de chaussettes, ainsi que deux vestes épaisses à double boutonnage, deux manteaux de fourrure de couleur unie et deux pantalons épais en prévision de l’hiver. Il n’oublia pas d’acquérir une canne, un portefeuille et un sac de voyage en cuir.
Ses achats terminés, Klein trouva un hôtel où se laver et se changer puis, afin d’éviter de tomber sur une quelconque connaissance, loua une voiture privée pour se rendre à la gare. En chemin, il acheta le journal et constata qu’on était dimanche.
Il fallait environ quatre heures pour se rendre en train de Tingen à Backlund. Une place luxueuse en première classe coûtait environ trois quarts de Livre, soit 15 Soli, et un siège de seconde classe 10 Soli, soit une demi-Livre.
Quant aux places de troisième classe, bondées et mal entretenues, elles ne coûtaient que 5 Soli.
Klein réfléchit un moment et prit une place en seconde pour le train de quatorze heures.
Son billet et sa valise à la main, il se rendit dans la salle d’attente et prit un siège au hasard. Il était à peine plus de neuf heures du matin.
Heureusement que le Royaume de Loen ne procédait pas à un recensement strict. S’il avait à prouver son identité, il n’avait qu’à présenter trois factures d’eau, de gaz ou trois quittances de loyer. Pour l’achat d’un billet de train, c’était encore plus facile : il lui suffisait d’avoir de quoi payer.
Assis dans cette salle d’attente et à l’idée qu’il était sur le point de quitter Tingen pour Backlund, il éprouva soudain un sentiment de vide.
Il repensait à sa sœur qui avait toujours l’air de le materner, à l’humour caustique de son frère, à toutes les fois où ils étaient tellement repus qu’ils n’avaient plus envie de bouger…
Tandis qu’il se remémorait ces scènes, le jeune homme sourit brusquement. Un sourire amer à la pensée de la tortue que Melissa avait appelée Poupée, ou encore à la misérable racine de cheveux de Benson.
Un impérieux désir le prit soudain de revoir ses frère et sœur. Il comprit alors pourquoi il n’avait pas prévu de prendre le train plus tôt.
Il prit ses bagages, quitta précipitamment la salle d’attente et loua une voiture pour retourner rue des Jonquilles.
Là, caché dans une zone ombragée du trottoir d’en face, il regarda la porte de sa maison. A plusieurs reprises, l’envie le prit de traverser la large voie mais il ne put s’y résoudre.
Le jeune homme regardait la route d’un air hébété avec le sentiment d’être devenu un sans-abri. Sentiment qu’il avait déjà éprouvé lors de son arrivée dans ce monde.
Soudain, la porte de la maison s’ouvrit et il vit sortir Melissa et Benson.
La jeune fille portait une robe noire assortie d’un chapeau à voilette et son frère une chemise, un gilet, un pantalon, un manteau et un chapeau noirs eux-aussi. Tous deux avaient des visages sombres, comme engourdis.
Melissa a maigri… Pourquoi Benson est-il si blême ? Avec un fort pincement au cœur, Klein ouvrit la bouche mais ne put crier leurs noms.
Sans s’en rendre compte, il suivit les deux jeunes gens jusqu’à la place municipale, toute proche. On y avait, une nouvelle fois, monté des tentures car une troupe de cirque était en ville pour une représentation.
Benson acheta des billets et, avec un sourire forcé, conduisit sa sœur à l’intérieur.
– « Ce cirque est très célèbre », dit-il.
Melissa hocha la tête, sans expression.
– « D’accord. »
Soudain, son pied glissa et elle faillit tomber.
Klein, qui achetait lui-aussi un billet, ouvrit la bouche et tendit instinctivement la main pour venir en aide à sa sœur. Mais aussitôt, il la laissa retomber, impuissant, ne pouvant faire autrement que de rester là, dans la foule animée.
Benson, effrayé, sursauta mais avant qu’il n’ait pu aider Melissa, celle-ci parvint à se redresser. Elle pinça les lèvres et resta silencieuse.
C’est alors que les clowns entrèrent en scène. Certains faisant des numéros d’équilibre sur des roues ou de grosses balles en caoutchouc, d’autres lançaient dans les airs des balles de tennis qu’ils rattrapaient avec des pitreries.
Melissa semblait ne rien voir du spectacle. Benson tenta bien de lui remonter le moral en applaudissant, mais en vain. Peu à peu, il reprit lui-aussi son visage sombre.
Les lèvres serrées, Klein les observait de loin. Il aurait bien voulu les approcher mais n’osait pas.
Brusquement, il toucha le portefeuille dans la poche de sa veste et eut une idée.
Benson et Melissa regardaient le spectacle en silence lorsque soudain, ils virent arriver vers eux un clown au visage peint de différentes couleurs. Il lança une balle en l’air et tandis que l’assistance avait les yeux levés, fit apparaître une fleur, comme sortie de nulle part.
C’était un chrysanthème de Séville.
Le clown apporta à Melissa et Benson cette fleur dorée qui symbolisait le bonheur.
Les deux jeunes gens le regardèrent avec stupéfaction. Un large sourire était peint sur ce visage plâtreux. Un sourire heureux, exagéré… un sourire ridicule.
(Fin du Premier Volume)