Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 213 – 1-42
L’Apôtre du Désir, qui avait autrefois porté la peau de Patrick Jason, s’arrêta dans son élan et regarda autour de lui avec perplexité.
Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il prit vaguement conscience du danger qui le guettait.
Il se trouvait aux abords d’un jardin dont l’herbe, flétrie par le froid hivernal, laissait entrevoir le sol d’un brun sombre.
En cet après-midi de semaines, rares étaient les piétons qui arpentaient sur le côté droit de la rue et les quelques personnes qui passaient par là ne remarquèrent rien d’inhabituel.
Soudain, une lueur argentée passa dans les yeux de l’Apôtre du Désir et une silhouette en armure intégrale apparut de l’autre côté du jardin.
Une coulée de sang figé lui descendait en diagonale depuis l’épaule gauche. Cette armure dégageait une beauté envoûtante et semblait extrêmement lourde. À chaque pas que faisait l’individu, le sol tremblait légèrement.
En la voyant, l’Apôtre du Désir eut l’impression d’avoir le souffle court. On aurait dit qu’il était face à sa plus terrifiante némésis.
Si vite ? Auraient-ils déjà percé à jour ma ruse ?
Retrouvant aussitôt son calme et son sang-froid, il entreprit de se concentrer sur les émotions et les désirs du Transcendant caché dans l’armure d’argent. Mais à son grand désespoir, celle-ci bloquait complètement ses pouvoirs.
On aurait dit qu’il se heurtait à un rocher, à une armure froide sans personne à l’intérieur !
L’Apôtre du Désir n’avait pas d’autre choix. Il leva la main droite, déploya ses immenses ailes de chauve-souris et généra des flammes bleues qui se condensèrent rapidement.
Au même moment, une lumière argentée jaillit de sa paume et son pouce tomba. La blessure était extrêmement nette.
Il y eut un sifflement, un éclair de lumière argentée et ses neuf doigts restants furent sectionnés. La valise qu’il portait tomba au sol avec un bruit sourd.
Les pupilles de l’Apôtre du Désir se contractèrent jusqu’à n’être plus que des pointes d’aiguille et battant de ses immenses ailes, il tenta de s’échapper.
Sans que personne ne s’en rende compte, l’ombre sous ses pieds se rétrécit et se dissimula dans un point unique.
L’Apôtre du Désir n’avait pas fait deux pas que d’innombrables lumières argentées jaillirent de son corps telles un feu d’artifice.
L’épais liquide noir dont il était recouvert éclaboussa le sol à la manière de gouttes de pluie. Son avant-bras, son bras, ses épaules, ses côtes, son cou et d’autres parties de son corps se détachèrent et glissèrent doucement vers le bas.
Ses intestins ensanglantés s’écrasèrent sur le sol, suivis de son estomac qui se tortillait et de son cœur qui battait encore.
Le sang était très épais à l’endroit où il se tenait et plus il avançait, plus il générait d’éclaboussures ce qui, mis ensemble, formait une belle fleur de mort.
Cet expert de Séquence 5, cet Apôtre du Désir qui venait de commettre un assassinat impossible, s’était laissé démembrer sans opposer la moindre résistance.
C’était l’œuvre de l’Artefact Scellé de Grade 1, celui qui avait causé la mort de plus de cent mille personnes : l’Artefact Scellé 1-42 !
Vêtu de cette armure à l’aspect terrifiant, Leonard Mitchell fit péniblement deux pas en avant, jaugea le corps démembré qui gisait au sol et lança :
– « Il n’est pas complètement mort ! » il marqua une pause puis ajouta : « Les Diables ont différentes caractéristiques. Cet Apôtre du Désir est un métamorphe. Il vient d’abandonner son corps et n’a laissé qu’une ombre. »
Tout en donnant ses instructions à quelques Faucons de Nuit et membres de la Conscience Collective des Machines afin qu’ils « tiennent les gens ordinaires à distance, Soest, l’Assureur d’Âmes, observait la scène et écoutait Leonard.
Il a sorti sa montre à gousset :
– « Il ne reste que dix minutes, est-ce suffisant ? » demanda-t-il, l’air grave. « Ne forcez pas ! »
– « Aucun problème ! 1-42 s’est verrouillé sur lui et je ressens son excitation », répondit sans hésiter le Transcendant.
Soest écarta ses doigts gantés de rouge et dit aux autres Faucons de Nuit :
– « Apportez de l’eau chaude et suivez Léonard de près. Au moindre problème, remplacez-le immédiatement et creusez une ‘baignoire’ sur place ! Et laissez des traces. Les autres membres de l’équipe et moi n’allons pas tarder à vous rejoindre. »
L’armure tachée de sang se lança à la poursuite de l’ennemi. En dépit de son aspect lourd, elle était incroyablement rapide.
Soest regarda s’éloigner les quelques Gants Rouges et se tourna vers Ikanser :
– « Diacre Bernard, emmenez le reste des membres de la Conscience Collective des Machines dans la maison. Vous surveillerez les gardes du Duc et toute autre personne restée en vie sur les lieux. »
– « Surveiller ? »
Soest hocha la tête et répondit gravement :
– « Comment l’Apôtre du Désir a-t-il pu savoir que le Duc viendrait ici aujourd’hui même, à quelle heure exactement et éloigner le Chantre de Dieu ? »
Ikanser comprit aussitôt :
– « Vous penser que l’un de ses gardes ou quelqu’un en qui il avait confiance est un complice de l’Apôtre du Désir ? »
Dans le cas contraire, en effet, il était impossible que son timing fût si parfait !
Ladite “opération” n’avait aucune chance de réussir !
– « Tout ce que je peux dire, c’est que c’est l’explication la plus probable. Nous ne pouvons pas éliminer l’hypothèse que l’Apôtre du Désir ait avec lui un puissant voyant. »
Sur ces paroles, Soest prit la tête d’un second groupe de Faucons de Nuit et suivit les traces laissées par ses coéquipiers pour aller leur porter renfort.
Le visage grave, Ikanser conduisit les membres de la Conscience Collective des Machines chez la maîtresse du Duc.
Il regarda le soleil pâle qui transparaissait derrière le brouillard et sut que ce qui venait de se produire allait changer les choses dans tout Backlund, dans tout le Royaume de Loen, voire même dans le monde entier.
…
Dans l’obscurité des égouts, une ombre, collée à la paroi de pierre, se déplaçait rapidement dans une direction bien déterminée.
Elle entendait profiter de la lourdeur de l’armure – qui l’empêchait d’emprunter certains passages étroits – pour la semer !
Chaque fois qu’elle avait parcouru une certaine distance, l’ombre s’arrêtait et se figeait.
Sa surface noire gonflait et se solidifiait comme pour produire de la chair et du sang, mais faute de matériau, elle échouait lamentablement.
L’Apôtre du Désir poussa un douloureux soupir, conscient que dans son état, il pouvait à tout moment perdre le contrôle.
Après une courte pause, il se remit à courir. Il ne pouvait se donner le temps de réduire la menace du problème auquel il était confronté et craignait que la terrifiante armure d’argent tachée de sang ne le rattrape sans un bruit.
…
Klein entra dans le salon du Club Quelaag, prit des journaux et se rendit aux toilettes.
Craignant que l’Apôtre du Désir ne s’enfuie prématurément, ce qui constituerait un danger potentiel pour lui-même, Isengard Stanton, Kaslana et les innocents détectives, il avait l’intention de se transporter au-dessus du brouillard gris et de procéder à une nouvelle divination visant à localiser l’ennemi de façon à adopter une stratégie ciblée.
Après s’être, comme précédemment, remplacé par une figurine de papier, il prit place sur le siège du Fou et fit apparaître le mouchoir de Jason Beria pour tenter de savoir où il se trouvait.
Dans le monde crépusculaire du rêve, le jeune vit de sombres égouts, une ombre vivante qui ne parvenait pas à se constituer de la chair et du sang, et de minuscules grains de poussière noirs qui se détachait de son corps.
Puis l’image s’éleva et en surface, il aperçut une imposante cathédrale.
La Cathédrale du Vent Sacré… Pensa Klein qui rouvrit les yeux.
Il avait compris.
Il n’a pas encore été rattrapé, mais il semble grièvement blessé. Il est dans un état déplorable et présente de nombreuses anomalies !
Il n’a plus sa valise… Elle a dû tomber au moment où il a été blessé…
Klein réfléchit un instant, puis il fit appel à la divination pour se remémorer la carte de Backlund qu’il fit apparaître devant lui. Il obtint aussi un plan approximatif des égouts de la ville.
Ayant déjà pleinement utilisé le système d’égouts, il avait toujours recueilli des informations similaires. Il s’est principalement concentré sur le Quartier Est, la zone du pont de Backlund, et celle où il vivait, à savoir le Quartier de Cherwood. Après un travail acharné, il avait depuis longtemps achevé la première étape de son plan consistant à comprendre la structure principale du réseau. Il lui faudrait davantage de temps et de persévérance s’il souhaitait approfondir ses connaissances. Notre détective avait même envisagé de s’infiltrer dans l’hôtel de ville et de jeter un coup d’œil aux plans.
D’après les deux cartes et ce qu’il lui avait été donné de voir dans son rêve divinatoire, l’Apôtre du Désir, en l’occurrence Beria, n’avait pas pris la direction de la rivière Tussock, mais celle, opposée, du Quartier Hillston. On aurait dit qu’il avait l’intention de le traverser et d’accéder au lac artificiel du Quartier de l’Impératrice.
En d’autres termes, il se rapproche de plus en plus de moi…
Soudain, une idée traversa l’esprit agité de Klein.
Je ne sais pas par quel égout il compte passer, mais je peux me faire une idée par le biais de la divination… Il est gravement blessé et dans un état très étrange. Son interférence, sous cet aspect, s’est considérablement affaiblie. À courte distance, je peux toujours le retrouver. Après tout, j’ai vu à quoi il ressemble et je connais son aura… Je suis un professionnel pour ce qui est de retrouver des gens… Je dois faire quelque chose, je ne peux pas le laisser s’échapper comme ça ! Il est encore temps !
Après s’être assuré du degré de danger, Klein prit sa décision et retourna dans le monde réel.
Il sortit la bougie, mit rapidement en place un rituel, s’invoqua et se répondit.
Peu de temps après, une silhouette en armure noire, portant une couronne noire et une cape de la même couleur apparut dans la salle de bain. C’était Klein dans son état de corps spirituel et qui portait sur lui la carte de l’Empereur Noir.
Afin d’être certain de réussir, il avait également prévu des objets occultes tels que la Broche du Soleil et la Bouteille de Poison Biologique.
Il disparut ensuite dans les airs et a quitté le Club Quelaag.
Comme, dans cet état, il avait le pouvoir de voler, le jeune homme était très rapide, mais en tant que Corps Spirituel, il ne pouvait pas provoquer de vent.
Il frôla un arbre et emporta une branche morte.
Comme il connaissait l’apparence réelle de Beria, il eut tôt fait, aidé de sa mémoire, du mouchoir, de la carte, du plan et de sa baguette de sourcier, de déterminer les passages que Jason avait empruntés.
Une fois entré dans cet endroit sombre et fétide, Klein fit appel à sa vitesse maximale, traversa un grand nombre d’étroits passages et arriva dans une zone relativement spacieuse.
Là coulait une rivière sombre et l’air était chargé d’une odeur indéfinissable. De temps à autres, il changeait de direction, toujours à la poursuite de Jason Beria.
…
À nouveau proche de perdre le contrôle, l’Apôtre du Désir s’arrêta, se plaqua contre les murs humides et les tuyaux froids, s’efforçant de contenir sa soif de sang et son désir de tuer.
L’ombre mince reprit son souffle, puis repartit.
Soudain, il tourna la tête vers l’endroit qu’il venait de quitter. La première chose qu’il vit fut une armure et une couronne noire qui dessinaient une silhouette extrêmement imposante.
Derrière le personnage qui s’avançait vers lui flottait une sombre cape.
…
– « Il est tout près ! »
Un homme en lourde armure d’argent tachée de sang s’approcha de l’entrée et descendit dans les égouts.