Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 212 – Sous le signe des Roses
Par-delà la fenêtre, le verre du jardin d’hiver reflétait la pâle lumière du soleil et les roses éclatantes se détachaient malgré la fine brume.
Dans la chambre, le Duc Negan semblait avoir retrouvé les sensations éprouvées lorsqu’étant jeune, il chevauchait dans les vastes terres en compagnie de son père, de ses aînés et d’un chien de chasse à la poursuite d’une bête sauvage.
Enfin, il atteignit l’orgasme et un étrange silence se fit autour de lui.
Son esprit se mit alors à bourdonner et il eut l’impression que le plaisir et le bien être qu’il éprouvait explosaient violemment, encore et encore. Cela semblait ne pas vouloir s’arrêter.
Ses reins tremblaient, son regard était vide et son cerveau avait perdu le fil de ses pensées.
Son cœur se mit à battre si violemment que c’en était insupportable. On aurait dit une chaudière à vapeur dont la pression aurait dépassé ses limites. Elle pouvait exploser à tout moment dans un jet de vapeur bouillante.
En de telles circonstances, toute personne ordinaire ou Transcendant de faible puissance serait mort sur le coup, victime d’une crise cardiaque ou d’une hémorragie cérébrale massive. Mais le Duc survécut à l’attaque. Les yeux dans le flou et de la salive au coin des lèvres, il s’affala, affaibli, sur sa maîtresse.
Le Béni des Vents et le secrétaire, qui montaient la garde de part et d’autre de la pièce, perçurent simultanément l’étrange et mystérieuse odeur d’une énergie spirituelle. Un vent violent projeta soudain le premier contre le mur. Il y eut un grand fracas et il se retrouva dans la chambre du Duc.
Le secrétaire, quant à lui, alla directement à la source du mystère : le grenier de la maison !
Sans qu’il eût besoin d’esquiver, les vases et autres objets décoratifs qui ornaient le couloir l’évitèrent habilement, comme s’ils étaient animés de vie.
Alors qu’il courait dans l’escalier menant au grenier, les lames de bois parurent se soulever, comme pour lui donner un coup de main.
En trois ou quatre secondes à peine, cet élégant jeune homme blond se retrouva au grenier. Là, il aperçut une silhouette assise sur une vieille chaise.
Celle-ci était recouverte d’un épais liquide noir, une sorte de condensation de tous les désirs hideux et des sentiments intenses cachés au plus profond du cœur d’un être humain. Une cupidité prête à vendre jusqu’à la corde qui servira à sa pendaison, une faim qui n’épargnerait même pas sa propre espèce et une luxure qui n’avait pas de limites.
C’était un démon qui parcourait la terre !
Impassible, le secrétaire le regarda, tendit la main derrière lui et referma poliment la porte.
On aurait soudain dit que la pièce était entièrement scellée, qu’il était impossible d’en sortir à moins de briser le sceau.
À cet instant, le concept de “fermer la porte pour sceller la pièce” semblait avoir pris un autre sens : « sceller l’endroit pour isoler l’extérieur de ce qui se trouvait à l’intérieur » !
L’Apôtre du Désir fit un mouvement. Son corps se mit à grandir et il lui poussa deux immenses ailes de chauve-souris qui émettaient des langues de feu bleu pâle.
Une à une, des boules de feu qui exsudaient une forte odeur sulfureuse se formèrent et vinrent bombarder le secrétaire du Duc Negan.
Celui-ci tendit sa main gauche gantée de blanc, serra le poing et retourna son poignet.
Les boules cessèrent alors de suivre le principe des trajectoires linéaires ou paraboliques pour s’éparpiller dans toutes les directions dans une explosion soudaine de chaos, à l’image du mouvement irrégulier de minuscules particules suggéré par un certain botaniste (1). Quelques-unes vinrent frapper le mur, d’autres le plafond, d’autres encore tombèrent non loin du secrétaire à l’allure chétive et d’autres enfin faillirent blesser l’Apôtre du Désir lui-même.
Le grenier était un véritable désordre avec partout des traces de destruction et de carbonisation. La maison elle-même trembla à plusieurs reprises.
Cependant, le mystérieux pouvoir et les règles trafiquées qui “scellaient” l’endroit n’avaient pas encore été détruits. Les murs, la vieille porte de bois et le toit poussiéreux, qui semblaient sur le point de s’effondrer, restaient intacts.
L’Apôtre du Désir ne paraissait pas contrarié par l’échec de sa précédente tentative, ni perturbé par le fait qu’il ne parvenait pas à contrôler son ennemi ni à le catalyser, ce dernier sachant garder son calme et maîtriser ses désirs. Brusquement, ses yeux couleur café s’illuminèrent tels de la lave alors qu’il prenait l’apparence du secrétaire.
– « Crève ! », cracha-t-il dans la langue des Diables, sur un ton immonde et nauséabond.
Presque au même moment, les pupilles sous les lunettes à monture dorée du secrétaire se contractèrent. Il ouvrit son poing et tendit la paume de sa main en direction de son adversaire.
Soudain, sa silhouette se scinda en deux : le personnage mince et élégant qu’il était et une ombre recouverte d’un liquide noir symbolisant les “désirs”. Les deux alternaient rapidement et par moments, se superposaient.
– « Crève ! »
Ce mot, prononcé dans la langue de l’Infâmie, retentit dans le grenier et le secrétaire recula de deux pas en laissant échapper un faible grognement.
Suite à cela, la silhouette divisée se dissipa et de larges marques couleur rouille apparurent sur son visage. On aurait dit qu’il s’était transformé en un homme de fer qui aurait été laissé dans une zone humide durant des années.
Il fut pris d’une violente quinte de toux et cracha des amas de sang rouille tandis que les marques sur son corps s’effaçaient lentement.
L’Apôtre du Désir toussa à son tour, crachant également du sang qui s’était aggloméré et transformé en rouille. La couche de liquide noir visqueux qui recouvrait son corps se fit soudain plus mince.
C’était comme si le secrétaire du Duc avait reporté sur lui la moitié des effets liés à l’utilisation de la Langue de l’Infâmie !
…
Dans la chambre à coucher…
Le Béni des Vents aida Negan à se relever et poussa sa jolie maîtresse de l’autre côté au cas où elle serait complice de l’assaillant.
S’il n’était pas venu en aide au secrétaire, c’était parce qu’il n’avait qu’un seul devoir, celui de protéger le Duc.
Or en de telles situations, il fallait se méfier car il pouvait y avoir plusieurs ennemis !
Le Duc Negan avait un peu récupéré mais quoiqu’il fût plutôt fort, il avait encore les bras et les jambes faibles. Son corps était comme vide et son esprit léthargique. Il aurait été incapable d’utiliser ses pouvoirs Transcendants.
Il fit signe au Béni des Vents de retirer la conque qui pendait à son cou et porta l’objet à ses lèvres. Puis, prenant une profonde inspiration, il souffla dans le petit coquillage aux motifs étranges.
Le son grave et profond de la marée se fit entendre et celle-ci se précipita vers la Cathédrale du Vent Sacré.
– « À la vitesse où se déplace Sa Grâce, il devrait être là très bientôt ! », dit le garde du corps en chargeant le Duc sur son dos, après quoi il se dirigea vers la fenêtre et sauta pour aller retrouver les gardes en faction dehors.
Il y avait parmi eux deux ou trois Transcendants de Basse Séquence.
– « Attrapez-le », haleta le Duc. « Assurez-vous de l’attraper vivant ou au moins sous sa forme de Corps Spirituel… Je veux savoir qui il est ! »
Il avait déjà subi une tentative d’assassinat de la part de l’Amiral Pirate Qilangos et voilà qu’à présent, c’était un expert inconnu de Séquence 5. Negan en était d’autant plus furieux qu’il savait n’avoir pas suscité de rancune irrémédiable chez qui que ce fût récemment.
Il avait bien l’intention de trouver le cerveau et de faire appel à toutes les ressources à sa disposition pour le mettre en pièces !
Mais pour cela, il lui fallait trouver des indices auprès de l’assassin.
Sept ou huit secondes plus tard, la plupart des gardes se rassemblèrent devant le jardin autour du Duc Pallas Negan et du Sans-Vent.
– « Attendez ici et restez sur vos gardes face à l’ennemi », ordonna ce dernier.
En temps normal, il aurait dû protéger le Duc et évacuer au plus vite les lieux de l’assassinat pour se mettre en sécurité à la cathédrale du Vent Sacré. Cependant, il ne savait pas s’il y avait d’autres ennemis. Il craignait non seulement de tomber dans une embuscade en chemin, mais aussi de manquer les renforts d’Ace Snake et de se retrouver dans une situation encore plus périlleuse.
Une seconde, deux secondes, trois secondes… Le temps s’écoulait et de temps à autre, la maison tremblait. De toute évidence, le combat qui se livrait à l’intérieur avait atteint son paroxysme.
– « Pourquoi l’Archevêque n’est-il pas encore là ? » demanda le Duc Negan, le souffle court et un soupçon de panique dans la voix.
À la vitesse où volait celui-ci, il aurait dû arriver rapidement. Cependant, le mince brouillard ne semblait pas se dissiper en direction de la Cathédrale du Vent Sacré.
Sur le qui-vive, le Béni des Vents dit d’un ton hésitant :
– « Peut-être… peut-être que l’Archevêque… l’Archevêque… »
Il aurait voulu mentionner l’éventualité que l’Archevêque ne soit pas à la Cathédrale mais n’y parvint pas.
Au même moment, la belle maîtresse du Duc Negan s’approcha de la fenêtre de la chambre située à l’étage avec un beau sourire triste et le regard dans le vague. Puis elle sauta et sa tête heurta délibérément le sol en béton.
On entendit un bruit sec et du sang se mit à couler.
Elle roula plusieurs fois faiblement et se retrouva sur le dos.
Son regard avait perdu toute concentration et son visage figé exprimait la folie et la peur.
Devant ce spectacle, bon nombre des gardes du Duc furent horrifiés.
Negan lui-même était sur le point de craquer et l’Archevêque Snake n’arrivait pas.
– « Partons ! Partons d’ici ! » s’écria-t-il instinctivement d’une voix faible.
Le Béni des Vents se félicitait de ne pas avoir été tendre en repoussant la femme d’un coup de pied – faute de quoi le Duc aurait été tué sur le champ – il entendit un ordre terrifiant et son cœur fit un bond.
Dans le grenier, l’Apôtre du Désir, qui menait une furieuse bataille, se liquéfia brusquement et se transforma en d’innombrables ombres noires qui se mirent à faire des bonds sur le sol.
Après avoir esquivé l’attaque du secrétaire, il se rematérialisa dans une autre direction. Puis il regarda son ennemi, leva le bras droit et esquissa un léger rictus.
– « Non ! » Cria le jeune homme blond dont les yeux devinrent rouges.
Tout à coup, l’Apôtre du Désir serra le poing.
À l’extérieur de la luxueuse maison, l’horreur du Duc Negan explosa. Elle monta jusqu’à son cerveau, se répandit dans ses veines et s’empara de tous ses nerfs.
Il entendit le bruit d’un objet qui se brise et ressentit une sensation de chaleur à l’arrière de la tête.
Au même moment, plusieurs de ses gardes furent pris de panique et s’agitèrent. Ils brandirent revolvers et fusils et se mirent à tirer au hasard vers le centre.
Le Béni des Vent agrippa le Duc Negan et ils roulèrent au sol tandis qu’un vent informe aussi tranchant que des couteaux et surgi de nulle part venait trancher la gorge des gardes. Ceux-ci portèrent les mains à leur cou avant de s’écrouler dans une mare de sang.
Le corps du Duc Negan tressaillit plusieurs fois, puis cessa de bouger.
La terreur avait eu raison de sa vie.
S’il n’avait pas été un Transcendant de Séquence 6, celle-ci aurait même pu le démembrer. (2)
Cela dit, s’il n’était pas devenu si faible, il n’aurait jamais eu des émotions aussi intenses et quand bien même, celles-ci ne l’auraient pas tué.
Mais dans ce monde, il n’y avait pas de “si”. Pallas Negan, le leader du Parti Conservateur, le noble qui, après le Roi, possédait les plus vastes terres, le frère aîné de l’actuel Premier ministre, un Transcendant de Séquence 6 et quelqu’un de vraiment important, était mort.
Dans le jardin d’hiver, les roses étaient encore en pleine floraison.
Resté au grenier, le secrétaire blond semblait en proie à quelque chose et ne pouvait plus contrôler ses émotions.
L’esprit vide, il ouvrit la porte de la pièce scellée et anxieux, se précipita dehors.
Lorsque deux secondes plus tard, ayant repris ses esprits, il se retourna, la silhouette couverte de liquide noir et la valise restée dans le coin de la pièce avaient disparu.
…
L’Apôtre du Désir évacuait les lieux selon un itinéraire prédéterminé lorsque soudain, ce qui semblait être une lourde mer de sang apparut devant lui.
NDT :
1 : Il s’agit en fait de Richard Brown, un botaniste écossais, qui, en 1927, observa le mouvement chaotique des particules de pollen en suspension dans l’eau. Il est à l’origine de ce qu’on appelle en physique et en mathématiques le “mouvement brownien”.
2 : Si vous n’avez pas compris, ne vous inquiétez pas : moi non plus ! 😀