Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 21 – Une nuit de pleine lune
Cette divination par le rêve était la même mais cette fois, Klein en vit davantage.
Cela commençait toujours par la petite chambre sombre et sordide, Ian Wright profondément endormi sur un lit superposé.
La seconde image concernait l’égout où ils s’étaient rendus ensemble. Accroupi devant le corps mutilé de Zreal, Ian frottait ses deux rangées de dents blanches et en enlevait une.
Venait ensuite une rue animée et bruyante, les passants tous vêtus avec simplicité, certains portant de vieux vêtements en lambeaux.
Au centre de la rue, on pouvait voir des jardins et des pelouses, entourés de cheminées basses qui crachaient de la fumée. Ian, vêtu de son vieux pardessus et de son chapeau rond, observait avec circonspection l’entrée du bureau du télégraphe, non loin du centre de la rue. Face à lui, en diagonale, se trouvait l’entrée du métro.
L’image s’estompa rapidement et devint transparente. Klein rouvrit les yeux et tapota de son index le bord de la longue table de bronze.
D’après cette dent et le télégramme, il semblerait que Zreal et Ian ne soient pas seulement un binôme de détectives qui se serait retrouvé impliqué dans une situation dangereuse. Il y a une organisation derrière eux !
Je devrais être en mesure de déterminer l’endroit correspondant à la troisième image.
Ne voulant pas rester trop longtemps au-dessus du brouillard, le jeune homme ne poussa pas plus loin son analyse.
Quittant le fauteuil à haut dossier réservé au Fou, il se dirigea vers un coin du palais où il avait déposé son sac en papier et en sortit la caractéristique Transcendante de Meursault.
L’objet gélatineux d’un rouge sombre à la main, il se rassit et inscrivit un nouvel énoncé divinatoire : Nom de la potion correspondante.
La caractéristique dans une main et la feuille de papier dans l’autre, il récita mentalement sa phrase et, aidé de la Méditation, sombra dans un profond sommeil.
Dans ce monde gris et onirique, il revit l’ambassadeur tiré à quatre épingles, son visage mince mal rasé.
Il tenait un flacon de liquide cramoisi :
– « Buvez cela, buvez cette potion de Chasseur et vous régnerez sur le gang Zmanger. Bien entendu, l’argent est également indispensable car comme l’a dit un jour l’Empereur Roselle, le bâton dans une main et la carotte dans l’autre . »
– « De Chasseur ? » Répéta son interlocuteur, intrigué, en fronçant les sourcils. « Backlund est une vaste métropole… »
Dans sa perception d’illettré, les chasseurs étaient associés à la nature sauvage et aux animaux.
L’ambassadeur eut un petit rire :
– « La plus grande ville est aussi la plus vaste et sombres des forêts. Ici, chacun a deux identités : la proie et le chasseur. Le plus faible de ces derniers n’en est pas moins un chasseur et à ce titre, il peut arriver qu’il blesse une proie plus puissante.
« Allez, rejoignez cette magnifique chasse. »
…
L’image vola en éclats et prit l’apparence d’innombrables taches de lumière. Klein baissa les yeux sur la caractéristique Transcendante qu’il tenait toujours à la main : Ainsi, c’est de la potion de Chasseur dont il s’agit . Pas étonnant que Meursault ait été si fort au combat. Il utilisait même une sarbacane pour tirer des fléchettes empoisonnées.
Rien de surprenant à ce qu’il soit parvenu à me pister ici …
Ceci dit, il ne semble pas comprendre pleinement l’essence du Chasseur. Il n’avait pas posé de pièges, n’a pas utilisé d’armes ni n’a tiré profit de ses avantages… C’est en partie dû au fait qu’il ignorait que je suis moi-aussi un Transcendant, qui plus est de Séquence 8. Il m’a sous-estimé. Il est également évident qu’il n’y pas longtemps qu’il a pris la potion…
La voie du chasseur a été empruntée simultanément par l’ancienne famille royale d’Intis, la famille Sauron, les dirigeants de l’Empire Feysac, la famille Einhorn ainsi que par l’Ordre de la Croix de Fer et de Sang, une société secrète née il y a deux ou trois siècles. A voir sa tenue, l’identité de cet ambassadeur est pratiquement certaine… un diplomate de haut rang de la République d’Intis, un ambassadeur du Royaume de Loen…
Je me demande quel est cet objet important sur lequel il essaie de mettre la main…
L’esprit en plein tumulte, Klein s’enveloppa d’énergie spirituelle et amorça sa descente.
Sitôt dans sa chambre, il inspecta scrupuleusement son environnement mais ne remarqua rien d’inhabituel.
Ouf, souffla le jeune homme qui se sentait un peu plus confiant quant à sa capacité à réunir les membres du Club du Tarot à l’heure le lendemain après-midi.
Il scruta la carte de Backlund qu’il avait achetée dans le train à la recherche d’un bureau de télégraphe supposé se trouver sur le trajet d’une ligne de métro, non loin du centre de la rue.
Les lignes n’étant pas nombreuses dans cette ville, Klein eut tôt fait d’en localiser trois : un dans le Quartier Ouest, un dans le Quartier St. George et un autre à la jonction du Quartier Ouest et de celui du Pont de Backlund.
La façon dont, dans son rêve, étaient vêtus la plupart des piétons lui permit de déterminer leur statut socio-économique et d’en tirer la conclusion qui s’imposait :
Le troisième, là où le Quartier Est rencontre le Pont de Backlund !
Parfois, l’interprétation d’une révélation nécessite une pléthore de connaissances pratiques et une bonne capacité de déduction… Se moquant de lui-même, notre détective s’approcha du bureau et ajouta quelques précisions à la phrase qu’il avait écrite sur le papier.
J’ignore où se trouve Ian. Je ne l’ai pas revu depuis que nous avons découvert le cadavre de Zreal. Cependant, j’ai appris par mes propres moyens qu’il s’était présenté au bureau du télégraphe rue Bacardi.
Cela fait, Klein laissa la feuille de papier bien en vue sur son bureau et après l’avoir relue attentivement, se déshabilla et se mit au lit.
Derrière les rideaux soigneusement tirés, la lune cramoisie, émergeant de derrière les nuages, brillait de toute sa splendeur.
…
Dans une maison du Quartier Hillston…
Fors, qui dormait seule, s’assit brusquement et porta les mains à sa tête.
Son visage, d’ordinaire plutôt joli, était totalement déformé et lui donnait l’air d’un démon.
Les mains sur ses oreilles, la jeune femme, secouée sur son lit, semblait résister à des murmures irréels.
Elle avait le front en sueur et les veines, sur le dos de ses mains, saillaient.
Son corps tantôt se crispait, tantôt roulait et ses yeux d’un bleu pâle, habituellement taquins et langoureux, exprimaient la douleur.
Tout au fond de ses pupilles, on aurait dit que se superposaient une multitude de zones d’ombre et de lumière.
– « Non ! » S’écria-t-elle faiblement et tragiquement, ne pouvant en supporter davantage.
Soudain, elle se mit à tirer sur ses cheveux, comme pour combattre la douleur par la douleur.
Cette agitation dura quelques minutes, puis cessa.
Fors laissa retomber ses mains, vit les poignées de cheveux bruns légèrement bouclés et se dit :
J’ai menti à Xio lorsque je lui ai dit que les murmures des nuits de pleine lune n’avaient pas beaucoup d’effets sur moi… Perdre ses cheveux, c’est un problème plutôt sérieux…
Se redressant non sans peine, elle regarda le rideau qui dissimulait à demi la fenêtre et vit briller la lune cramoisie et onirique.
C’est de pire en pire. Vais-je finir par perdre le contrôle ? Se demanda-t-elle, incapable de réprimer la faiblesse qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même.
Elle avait tenté de se séparer du bracelet qui lui permettait de se téléporter dans le monde spirituel, mais les murmures lors de nuits de pleine lune n’avaient pas pour autant disparu.
Elle avait essayé de prendre des sédatifs, de scander le nom du Dieu de la Vapeur et des Machines, avait tenté divers rituels magiques mais en vain : elle glissait progressivement vers l’abîme.
Si seulement je comprenais ce que disent ces voix… je ne veux pas mourir et être enterrée sans savoir… Peu…peut-être les entendrais-je plus clairement lorsque je serai passée Séquence 8 ? Mais je n’ai jamais rencontré qui que soit qui vende la formule de la potion de Maître des Tours, se dit-elle, hébétée, les yeux teintés de rouge par le clair de lune.
…
Le lundi matin, Klein, après un sommeil agité, se réveilla de bonne heure.
Il se leva, se rendit à son bureau. Il s’apprêtait à tirer les rideaux, et à ouvrir la fenêtre pour laisser entrer la lumière et le vent lorsque, du coin de l’œil, il aperçut le papier posé sur sa table de travail.
Celui-ci était toujours à sa place, mais face à la fenêtre alors qu’il se souvenait parfaitement l’avoir placé face à la chaise et au lit !
La feuille avait été retournée durant la nuit !
Les pupilles contractées le jeune homme écarta brusquement les rideaux. Pas un seul souffle d’air ne filtrait par la fenêtre fermée !
Le papier avait tourné tout seul de cent quatre-vingts degrés!
Non, quelqu’un est entré sans que je m’en aperçoive ! Pensa Klein qui sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale.
Il ne s’en était même pas aperçu durant son sommeil !
Il était donc, pour ainsi dire, à la merci de tiers, sa vie ne tenant qu’à leur humeur et à leurs pensées !
S’agissait-il d’un membre du département militaire spécial ou d’un puissant Transcendant envoyé par l’ambassadeur ? Le fait que le papier n’ait pas été replacé dans le bon sens laisse à penser que la seconde hypothèse est plus vraisemblable et dans un certain sens, c’est un avertissement… S’introduire ainsi chez moi sans laisser de trace, c’est incroyable… Dois-je le remercier pour sa bonté ? Non, il doit y avoir une raison pour laquelle il n’a pas fait ce qui lui aurait été si facile… Veulent-t-ils éviter d’alerter les membres du département militaire qui surveillent la zone ?
De nombreux motifs traversèrent l’esprit de Klein.
S’il avait écrit ces mots et laissé le papier bien en vue sur le bureau, c’est pour qu’on le voie. Il souhaitait donner à l’ambassadeur l’information qu’il cherchait et gagner ainsi du temps pour se préparer en retardant d’éventuelles représailles.
Cependant, le jeune homme pensait que ses adversaires s’introduiraient chez lui en son absence, à un moment où la surveillance de son domicile était moins intense. Qui aurait pu savoir que la personne en question était capable de passer outre les Transcendant postés dans les environs et de pénétrer tranquillement dans sa chambre alors qu’il dormait encore ?
Le sentiment que quelqu’un contrôlait son destin était extrêmement désagréable !
Un Transcendant très puissant ou doté de capacités extrêmement singulières…
Tournant le dos à l’oriel, Klein sortit un Penny de cuivre :
Quelqu’un s’est introduit dans cette pièce la nuit dernière, dit-il mentalement.
…
Ainsi dissimulé, il fit sauter la pièce qui, sans dépasser la hauteur de ses épaules, tournoya dans l’air et retomba dans sa main ouverte.
Du côté pile cette fois.
Personne n’était venu dans sa chambre la nuit précédente !
Le papier ne se serait pas retourné sans raison… Serais-je somnambule ? Non, car même lorsque le Capitaine pénétrait dans mon rêve, je pouvais rester éveillé…
Brusquement, deux hypothèses lui traversèrent l’esprit et il fronça les sourcils.
Soit la divination avait été perturbée, d’où les résultats erronés.
Soit son visiteur nocturne n’était pas humain !