Durant un instant, Klein crut même qu’il était revenu dans son monde. Cependant, l’élégante lampe à gaz entourée de grilles de laiton et la boite incrustée d’argent dans laquelle Old Neil gardait son café moulu à la main étaient là pour lui rappeler la réalité dans laquelle il se trouvait.
L’Empereur Roselle, qui codait ses secrets en chinois simplifié, était-il vraiment un compatriote ? Cette langue n’existe pas dans ce monde.
Klein, qui avait le sentiment indescriptible d’identifier un vieil ami dans un monde différent, lut rapidement les trois pages.
« 18 novembre. C’est vraiment fascinant. Une expérimentation de ciel bleu et une erreur accidentelle m’ont permis de découvrir un pauvre gars perdu et piégé dans l’obscurité profonde au milieu des tempêtes. Il ne peut aborder la réalité de ce monde qu’une fois par mois, lors de la pleine lune et personne n’entend ses cris. Il a de la chance de m’avoir rencontré, le protagoniste de cette époque. »
« Après avoir relu le paragraphe ci-dessus, je me suis soudain senti un peu déprimé. Même mon Chinois ressemble à une traduction. Quatre décennies se sont écoulées en un clin d’œil. Mes souvenirs passés ressemblent plus à un rêve. »
« 1184, 1er janvier. Lady Florena était vraiment splendide à ce grand gala du Nouvel An. »
« 2 janvier. Mes diplomates sont tous des idiots! »
« 3 janvier. J’ai fait un choix hâtif à l’époque. Avec le recul, j’aurais dû choisir l’Apprenti, le Voyant ou le Bandit. Malheureusement, je ne peux plus revenir en arrière. »
« 4 janvier. Pourquoi mes enfants sont-ils si stupides ? Tant de fois j’ai répété : ne vous laissez pas berner par ces charlatans! Eux-mêmes sont peut-être les premiers à avoir été bernés. L’essentiel, en ce qui concerne les potions, n’est pas de mettre la main dessus mais de les digérer! Il ne s’agit pas d’exploiter des pouvoirs, il faut agir! Et le nom d’une potion n’est pas seulement symbolique à la base, c’est une image concrète et la “clé” de la digestion! »
« 9 septembre. Une alliance s’est constituée contre moi. Feysac, du nord, Loen, de l’est, Feynapotter du sud. Mes ennemis ont finalement uni leurs forces, mais je n’ai pas peur. J’utiliserai des faits pour leur enseigner que les générations d’armes et de connaissances ne peuvent être compensées par de simples chiffres et des Séquenceurs de bas niveau. De plus, j’ai de nombreux subordonnés. Quant aux grades supérieurs, hé hé, auraient-ils oublié qui je suis ? »
« 23 septembre. J’ai perdu toute communication avec le navire parti à la recherche de la Terre des Réprouvés des Dieux. Je devrais envisager d’inventer le télégraphe sans fil. J’espère qu’il ne sera pas affecté par la tempête. »
« 24 septembre. Miss Ithaca est plus envoûtante que Lady Florena. Peut-être ai-je simplement la nostalgie de ma jeunesse. »
En raison de la complexité des caractères en chinois simplifié, ceux-ci étaient légèrement plus grands que la normale, aussi n’y avait-il que peu de contenu sur chaque page. De plus, à des fins de conservation et de recherche, le dos de chaque page était vierge. Pourtant, Klein se sentit submergé d’émotions en lisant ce journal, en particulier la description que l’Empereur Roselle faisait des potions. Ravi d’avoir découvert un secret inestimable, il avait le sentiment d’être sur la bonne voie quant à la solution.
Voyons, Peut-être que cela me servira de trame pour mon devenir en tant que Transcendant? Bien, les trois pages renvoient à des entrées sur des moments différents. Il semble que l’Empereur Roselle n’a écrit l’année que sur la première entrée de chaque année. On ne peut pas déterminer à quelle année renvoient Septembre et Novembre… Qui est le minable qu’il a découvert ? »
Que signifient réellement “digérer” et “agir”?
Où est la terre abandonnée des dieux ? …
Ces questions bouillonnaient dans la tête de Klein qui était impatient de rassembler tout le journal de l’empereur Roselle et de le lire d’un bout à l’autre!
– « Klein ? », interpela soudain Old Neil, perplexe.
Klein revint brutalement et s’empressa de rire :
– « Je pensais que j’étais spécial. J’essayais de le déchiffrer et d’interpréter. »
– « Vous êtes vraiment jeune », dit le vieux Neil avec un sourire. « Il m’est aussi arrivé de penser que j’étais particulier. »
Klein feuilleta les trois pages et, après s’être assuré qu’il n’avait rien manqué, les remit à Old Neil et demanda sans réfléchir :
– « Ces quelques pages sont-elles tout ce que nous avons ? »
Je voudrais bien en avoir davantage. Pensait-il.
– « Pensiez-vous qu’il y en aurait beaucoup ? » Demanda le vieux Neil en caressant le manuscrit, ses rides s’approfondissant sous l’effet de son sarcasme. « Pour commencer, dans une année, il n’y a pas beaucoup d’incidents mystérieux ou impliquant des Transcendants, principalement en raison de l’extinction progressive d’espèces extraordinaires dans notre continent nordique. Sans elles, il n’y a plus beaucoup de potions et avec le temps, il y aura de moins en moins de Transcendants. » Il soupira. « Depuis quelques siècles, on ne trouve plus de dragons, de géants ou d’elfes que dans les livres. Même les mondes sous-marins ne sont plus visibles près des eaux côtières. »
En entendant cela, Klein eut soudain une idée.
– « Je pense qu’il serait temps de créer une Association de Protection des Dragons et des Géants. »
Le vieux Neil eut l’air confus. Il lui fallut un certain temps pour comprendre ce que cela signifiait, après quoi il frappa sur la table et eut un rire peu distingué.
– « Comme vous êtes drôle, Klein. C’est une tradition dans notre Royaume de Loen. C’est bien que les jeunes aient le sens de l’humour. Mais à mon avis, il faut voir plus loin. Pourquoi ne protégerions-nous que des dragons et des géants ? Elle devrait s’appeler Association de Protection des Animaux Fantastiques. »
– « Non, non et non ! Comment pouvons-nous oublier les pauvres plantes ? » Répondit Klein en secouant la tête.
Ils se regardèrent et proclamèrent d’une seule voix : “Association de Protection des Créatures Fantastiques!”
Tous échangèrent un rire de connivence qui détendit l’atmosphère entre les deux hommes.
« Il y a de moins en moins de jeunes intéressants comme vous ces temps-ci… Où en étais-je ? » Les rides du vieux Neil se détendirent en un sourire : ça me revient. Je disais qu’il ne se produit guère, dans l’année, d’incidents impliquant des Transcendants ou du mystère. Les attardés qui vénèrent l’Empereur Roselle sont une minorité dans la minorité. C’est déjà bien que nous ayons pu récupérer trois manuscrits. Voyons… il se peut que les autres grandes cathédrales ou diocèses en possèdent… »
Après avoir marmonné quelques mots, il prit la note d’agrément que Klein avait laissée sur la table et y jeta un coup d’œil.
– « S’agit-il de balles de pistolet, de balles de fusil ou de balles sous pression ? »
– « Pour un revolver », répondit honnêtement Klein.
– « Bien. Je vais vous les chercher. Euh… Avez-vous un étui d’épaule ? En tant que gentleman, vous ne pouvez-vous permettre de vous promener en public avec quelque chose de bombé sous la taille », plaisanta le vieux Neil, blague que tout homme aurait comprise.
– « Hé non. Dois-je demander au Capitaine de le rajouter à la liste ? » Demanda Klein, coopératif.
– « Ce ne sera pas nécessaire. Il faut simplement que je le consigne. Ce n’est qu’un accessoire. Répétez après moi : un accessoire. »
– « Étiez-vous enseignant autrefois ? » plaisanta Klein.
– « J’ai passé quelque temps à l’école du dimanche et dans les écoles gratuites de l’Église. »
Le vieux Neil agita le papier, prit une clé dans son tiroir et ouvrit la porte de fer qui menait à une pièce intérieure.
Les Transcendants ne semblent pas très différents des gens du commun… Se dit Klein, après quoi il reporta son regard sur les trois pages de journal posées sur la table.
L’empereur Roselle est vraiment impliqué dans le domaine du mystère…
Son journal est inestimable… Pour d’autres, ce ne sont que de simples bouts de papier. Nul ne sait quand ils seront déchiffrés, mais à mes yeux, c’est un précieux trésor! Je me demande bien où se trouve le reste du journal…
Il faut que je trouve un moyen de m’en approprier d’autres…
L’esprit de Klein bouillonnait encore lorsqu’Old Neil revint et ferma la porte de fer.
– « Dix balles pour la chasse aux démons, trente balles de revolver. Un étui d’épaule en peau de bœuf et un badge de la Septième Unité, Département des Opérations Spéciales. Vérifiez que tout est là, essayez-les et n’oubliez pas de signer le journal de bord », dit le vieil homme en déposant tout sur la table.
Soigneusement rangées dans une boîte de carton divisée en trois couches, les balles scintillaient d’un éclat jaune, tout comme celles que Klein avait trouvées chez lui, mais elles semblaient plus fines.
Quant aux balles de chasse aux démons, identiques aux balles ordinaires mais de couleur argent, elles étaient conservées dans une petite boîte de fer. En y regardant de plus près, on pouvait voir, à leur base, des motifs complexes, éblouissants et de minuscules emblèmes sacrés : un fond noir parsemé d’étoiles et une demi-lune cramoisie.
L’étui en peau de bœuf, résistant, était accompagné d’une ceinture à boucle. À côté se trouvait un insigne de la taille de la moitié d’une paume où était écrit, en lettres argentées sur fond métallique, “Département de Police du Comté d’Awwa” et “Septième Unité, Département des Opérations Spéciales”. Ils formaient comme deux cercles fermés autour de l’emblème de la police : deux épées croisées et une couronne.
– « Malheureusement, ce n’est pas l’insigne des Faucons de Nuit » déclara Klein, mi- nostalgique, mi-sondeur.
Le vieux Neil sourit et l’exhorta à essayer l’étui.
Klein ôta sa veste. Il eut un peu de mal à l’attacher sous son aisselle gauche.
– « Pas mal », dit-il en se rhabillant.
Le vieux Neil hocha la tête, satisfait :
– « C’est tout à fait ce qu’il vous faut. Décidément, j’ai toujours le compas dans l’œil. »
Klein rangea le reste des objets dans ses poches, signa le journal de bord et, avant de partir, échangea encore quelques mots avec Old Neil.
Chemin faisant, il se frappa soudain le front :
– « J’ai totalement oublié de me renseigner sur les Séquences et les potions. Tout ça à cause du journal de l’Empereur Roselle… »
À ce stade, il ignorait encore ce que possédait la première séquence de la voie complète que possédait l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle. Il savait seulement qu’elle commençait avec la Séquence 9.
Si je me souviens bien, Rozanne a parlé de… l’Insomniaque ?
Klein se dirigeait lentement vers les escaliers lorsqu’il aperçut soudain quelqu’un qui descendait, vêtu d’un pantalon moulant qui facilitait ses mouvements et dans lequel sa chemise blanche n’était pas rentrée. Cet homme, qui avait tout l’air d’un poète romantique, n’était autre que l’inspecteur de police aux cheveux noirs et aux yeux verts qui était venu inspecter son appartement. Ils s’étaient déjà croisés à l’étage, mais ne s’étaient pas adressé la parole.
– « Bonjour », lui dit le jeune Faucon de Nuit avec un sourire.
– « Bonjour ! Est-il utile que je me présente ? » répondit Klein avec humour.
– « Non, vous m’avez laissé une profonde impression. » Le jeune Faucon de Nuit lui tendit la main : « Léonard Mitchell, Poète de Minuit de la Séquence 8.
Séquence 8… C’est vraiment un poète… Klein lui serra la main en souriant :
– « Vous ai-je impressionné à ce point ? »
Le regard profond, Léonard Mitchell répondit avec un léger sourire.
– « Vous avez un tempérament bien particulier. »
Il m’a tout l’air d’un gay, se dit Klein qui répondit, les lèvres serrées :
– « Vraiment ? Ce n’est pas mon avis. »
– « Après un accident comme celui-là, vous êtes toujours en vie alors que vous n’avez pas bénéficié immédiatement de notre protection. Cela fait de vous quelqu’un de plutôt spécial », répondit Léonard avant d’ajouter : « Je dois remplacer le Capitaine. À demain. »
– « À demain », répondit Klein en s’écartant pour le laisser passer.
Alors qu’il atteignait le bas des marches, Léonard Mitchell se retourna brusquement et fixa le sol pavé de pierre illuminé par le coucher de soleil jaune. Il murmura doucement
– « N’avez-vous rien remarqué ? »
……..
« Non vraiment, il n’a rien de spécial… »