Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 207 – La famille du Diable
Quartier Ouest, 6 rue Edward.
Ikanser Bernard enfonça son chapeau noir puis, désignant la porte derrière la fontaine, dit à Klein, Isengard et Kaslana :
– « Nous avons fait une enquête inversée sur les différents canaux pour détecter toute fuite de nouvelles ou d’informations. Grâce au contour de son profil… et avec l’aide du miroir magique, nous avons un premier suspect. »
Klein qui avait perçu le problème dans le ton d’Ikanser, ressentit à son égard un déroutant soupçon de compassion.
Vous avez manifestement marqué un temps d’arrêt lorsque vous avez mentionné le miroir magique. Je me demande quel prix vous avez payé pour obtenir la réponse souhaitée…
– « C’est le propriétaire de cette maison ? » demanda Kaslana, qui en était presque certaine.
Isengard Stanton regarda autour de lui avec l’air de quelqu’un qui réfléchit :
– « Auriez-vous trouvé une autre preuve pour avoir décidé de nous en informer directement ? »
– « Oui, le portrait du propriétaire des lieux, dans une certaine mesure, en est une », répondit franchement Ikanser. « De plus, les gens d’ici ont vu plusieurs fois un gros chien noir dans le quartier. »
– « Cela pourrait en effet prouver que le suspect est bien l’Apôtre du Désir. » Sur ces paroles, Isengard ne put s’empêcher de rire : « Désolé, nous étions si nerveux que nous ne vous avons même pas laissé l’opportunité de nous parler du suspect. »
Ikanser contourna la fontaine et se dirigea vers la porte d’entrée :
– « Le propriétaire de cette maison est Patrick Jason, principal actionnaire d’une petite banque. De ce qu’en disent ces voisins, c’est un homme d’âge moyen joyeux, enthousiaste et optimiste qui est resté célibataire, mais dont on pense qu’il a eu plusieurs maîtresses.
« Riche comme il est, il a trop peu de domestiques. À chaque fois qu’il organise une réception ou un bal, il lui faut engager des assistants temporaires auprès de l’Association Municipale d’Aide aux Familles. Il justifie cela par un problème d’insomnie. Trop de serviteurs affecteraient le silence dont il a besoin. »
– « À mon avis, il a beaucoup de secrets, c’est pourquoi il engage si peu de domestiques », dit Isengard qui plaisantait à moitié.
Klein, qui n’avait pas engagé un seul serviteur, se sentait un peu coupable :
– « Peut-être simplement parce qu’il n’a pas les moyens financiers que les autres lui prêtent. »
– « En effet, nous ne pouvons exclure cette possibilité », dit Isengard en passant sous le porche qui menait à la porte principale.
Ikanser regarda Klein et comme s’il venait soudain d’avoir un éclair d’illumination, lui dit :
– « Vous n’engagez pas de domestiques à l’exception de la femme de ménage de vos propriétaires qui vient deux fois par semaine. Est-ce pour que personne n’apprenne que vous êtes un Transcendant ? »
De tous mes secrets, c’est le plus insignifiant, pensa Klein qui répondit avec un sourire délibérément amer :
– « En effet. »
Alors qu’ils parlaient, Ikanser poussa la porte d’entrée et une odeur indescriptible leur parvint.
– « Une odeur de décomposition… » dit aussitôt Isengard.
Ikanser appela l’un des membres de la Conscience Collective des Machines :
– « Carlson, des découvertes ? »
Ledit Carlson, un Transcendant aux épaisses lunettes, afficha une expression complexe.
– « Nous avons découvert de nombreux cadavres. Il y en a partout, dans le ciment du sous-sol, dans l’épaisseur de murs, sous les mauvaises herbes du jardin… Il se peut que les plus vieux remontent à une dizaine d’années. Quant aux plus récents, ce sont des domestiques qui, il y a quelques jours, étaient encore en vie. De certains d’entre eux, il ne reste plus que des ossements alors que d’autres ne sont que légèrement décomposés. Cet endroit, Diacre, est un véritable abattoir humain ! »
Tandis qu’il parlait, ses coéquipiers de la Conscience Collective des Machine et les policiers qu’il avait rigoureusement sélectionnés sortaient les cadavres un à un.
Certains étaient démembrés. Les langues, les doigts, les poches stomacales, les yeux, etc. Tout était éparpillé. D’autres n’étaient plus que des os.
– « On dirait que cela va permettre de résoudre de nombreuses affaires de disparition survenues à Backlund », soupira Isengard en se pinçant le nez.
Voyant un intestin à la limite d’être traîné au sol, Klein se retourna et observa les alentours de la maison.
– « Jason payait très cher ses serviteurs et leur donnait beaucoup de congés », marmonna Carlson. Les domestiques des maisons aux alentours les enviaient beaucoup… Son cuisinier a même promis à son enfant qu’il serait à la maison cette semaine et qu’il l’emmènerait au cirque… »
– « Un vrai diable… », murmura Kaslana, légèrement perturbée.
Klein regarda autour de lui et, réprimant ses émotions, demanda d’un ton grave :
– « Pourquoi l’ameublement de la maison est-il si simple et si grossier ? »
– « En tant que banquier, même s’il ne possède qu’une petite banque, Jason aurait dû avoir de la porcelaine coûteuse, d’excellents tableaux, des horloges murales luxueuses et toutes sortes d’objets en soie de haute qualité. Pourquoi ne voit-on rien de tout cela ici ? Bon, le bois dont sont faits ses meubles est d’assez bonne qualité. »
Carlson jeta un coup d’œil au Diacre Ikanser et après un signe de tête affirmatif, il dit :
– « Il est clair que Jason avait planifié cette vengeance depuis longtemps. Il a vendu les objets de valeur qu’il y avait dans la maison et a même accepté que la banque Varvat rachète son domaine.
« Après avoir tué ses domestiques, il a accéléré sa liquidation, vendu ses tableaux et autres objets. Il était apparemment certain qu’on le retrouverait à coup sûr et ne voulait pas prendre de risques.
« Avant qu’il ne passe à l’action, il ne lui restait que sa maison, ses meubles et son identité. Nul ne sait ce qu’il a fait de tout son argent liquide, ses métaux précieux et ses bijoux. »
Calme, rationnel, fou ! Pensa Klein en entendant ces explications.
– « Un vrai démon », conclut Isengard avant de leur faire part de ses déductions. « Il est lucide et calme dans ses actions, mais a une forte tendance à la folie et un esprit aventurier, ce qui correspond parfaitement à ses deux derniers actes. »
– « Il nous faut donc nous méfier de ses prises de risques ? » S’enquit Klein qui avait saisi l’essentiel des propos du détective Stanton.
– « Oui », répondit Isengard en hochant gravement la tête.
Les quelques détectives présents fouillèrent ensuite la maison et découvrirent de nombreux éléments prouvant que Patrick Jason posait problème. Ils virent également le portrait accroché au mur dans la salle d’activités.
On pouvait y voir un homme d’âge moyen aux pommettes hautes, aux yeux bleus avec un peu de gris, aux traits ordinaires et aux cheveux soigneusement peignés. Il ne présentait aucune particularité.
C’est alors qu’Ikanser entra et leur dit :
– « Nous avons trouvé dans une pièce secrète des objets qui confirment que Jason Patrick avait tenté d’invoquer un démon encore plus puissant, mais pour une raison quelconque, il n’y est pas parvenu. Ces objets nous ont également appris qu’il est membre d’une famille de Diables connue sous le nom de Beria. Son véritablement nom est donc sans doute Jason Beria. »
La famille Beria ? Klein hocha la tête. Il n’en était pas surpris.
– « Dans l’antique Quatrième Époque, la faction humaine qui vénérait les diables formait une alliance dispersée connue sous le nom de Secte de la Sanctification du Sang. Sur le plan interne, cette organisation était divisée de manière assez radicale. Les trois grandes familles de Diables, Nois, Andariel et Beria, constituaient un équilibre tripartite des forces. Leurs ancêtres, qui ont bénéficié des dons de l’Abîme, vénèrent un dieu maléfique appelé « Côté Obscur de l’Univers”. Ils croient qu’ “Il” est le souverain de l’Abîme, le dévastateur du monde prêt à corrompre et à pervertir l’intégrité du monde réel », expliqua Isengard à Klein et Kaslana, qui tous deux étaient des Transcendants indépendants.
Ikanser secoua la tête et ajouta :
– « Si une organisation profondément divisée ne finit pas par éclater, la tendance à la fusion et à l’unification est inévitable. Diverses circonstances et rumeurs laissent à penser que depuis au moins mille ans, les familles Beria et Andariel se sont progressivement affaiblies, à tel point qu’au cours des dernières décennies, ils seraient devenus les vassaux de la famille Nois. Le symbole de la famille Beria est la combinaison abstraite d’un pentagramme et de cornes de chèvre ».
Quoi qu’il en soit, la famille Beria reste une famille extrêmement ancienne et aux profondes racines. Rien d’étonnant à ce que Jason ait pu élever un chien Démoniaque. Et ce n’est pas la seule raison. Même si celle-ci n’est pas particulièrement importante, il possède une banque… À la Seconde Époque, le dieu antique qui correspondait au Côté Obscur de l’Univers est le Diable Monarque Farbauti. Y a-t-il un lien entre les deux ? soupira Klein, intrigué.
Après de nombreuses recherches, les trois détectives et les membres de la Conscience Collective des Machines eurent la confirmation que Jason Patrick était bien l’Apôtre du Désir, sans toutefois pouvoir le localiser.
Sous prétexte de demander de l’aide, Klein prit un mouchoir que Jason avait utilisé durant le rituel d’invocation du Diable, avec l’intention, sitôt qu’il en aurait l’opportunité, de procéder à une séance de divination au-dessus du brouillard. Jason, en effet, s’était chargé des objets qu’il touchait régulièrement.
Peu de temps après, Ikanser s’approcha et leur dit avec un visage grave :
– « Les Faucons de Nuit nous apportent l’Artefact Scellé. C’est nous qui passerons les premiers à l’action. »
– « Très bien », répondirent simultanément Isengard et Kaslana.
Quant à Klein, intérieurement, il levait déjà les bras en signe d’approbation.
Une fois sorti de la villa de Jason qui occupait une grande surface, Klein se retourna et prit un air sombre :
– « Je crois que nous avons un problème », dit-il, perplexe.
– « Quel problème ? » s’empressa de demander Kaslana.
Klein réfléchit :
– « S’il a vendu la banque, son entreprise et de nombreux objets de valeur, c’est que Jason envisage de renoncer à son identité et à sa vie actuelle. Le seul motif de venger le chien Démoniaque ne justifie pas de telles décisions. »
– « Peut-être avait-il un lien très profond avec ce chien ? Il se peut que vous en doutiez, Sherlock, mais j’ai vu des gens traiter leurs animaux de compagnie comme s’il s’agissait de membres de leur famille », intervint Kaslana qui n’était pas d’accord.
Isengard, qui se tenait près d’eux, prit un ton solennel :
– « Non, Sherlock a tout à fait raison. Kaslana, connaissez-vous l’ancien nom de la Séquence 8 de la voie du Diable ? »
Kaslana parut pensive. Apparemment, elle en avait entendu parler, mais ne s’en souvenait pas sur le moment.
Sang-froid pensa-t-elle et soudain, elle comprit pourquoi Moriarty et Stanton avaient abordé la question.
Devant sa réaction, Klein pointa du doigt une autre direction :
– « Séparons-nous et commençons par nos propres canaux d’information. »
Isengard et Kaslana étant d’accord, il partit précipitamment. Le jeune homme, cependant, ne s’empressa pas d’aller trouver Emlyn White au sud du pont.
Il avait l’intention de se rendre au poste de police de Chissak pour récupérer les cinquante livres qu’il avait déposées en caution.
Il avait été innocenté, Isengard Stanton et les Transcendants officiels ayant témoigné en ce sens.