À la fois impatient et nerveux, Klein ouvrit la lettre et se mit à lire la réponse d’Azik.
« …J’ai réfléchi à quelques possibilités concernant le scénario dont vous m’avez fait part et me suis souvenu de certaines choses au sujet des Vampires et des Mutants.
« Les vampires naturels étaient déjà en voie d’extinction avant que les dragons et les géants ne tirent leur révérence sur la scène de l’histoire du monde. Par la suite, il se peut qu’on en ait aperçu occasionnellement. Les vampires dont nous parlons habituellement ainsi que ceux mentionnés dans le folklore sont plus proches des Transcendants. Je me souviens d’une potion spécifique qui porte le nom de Vampire.
« Si votre supérieur se trouve maintenant dans un état de semi-folie, il est très probable qu’il ait pris cette potion par erreur. C’est un résultat assuré si l’on mélange deux potions provenant de voies différentes. Je me rappelle vaguement, en effet, que la voie de la Nuit Éternelle, qui correspond à la voie de l’Insomniaque telle que vous la connaissez, peut, une fois atteintes les Hautes Séquences, être interchangée avec la voie de la Mort et la voie des Géants. Mais cela n’inclut pas la voie des Vampires.
« Nous ne pouvons cependant pas exclure la possibilité que votre supérieur l’ait accepté de son plein gré. Après tout, les vampires jouissent d’une longue vie, d’une constitution exceptionnelle et d’un superbe physique. Mis en balance avec tous ces avantages, devenir à moitié-fou reste acceptable. »
Klein en resta stupéfait. Il ne s’attendait pas à ce que M. Azik lui communique autant d’informations.
La voie de la Mort, également connue sous le nom de voie du Collecteur de Cadavres, peut être échangée lors des Hautes Séquences avec celle de l’Insomniaque. Je l’ai appris par le journal de l’Empereur Roselle. Mais je n’aurais pas pensé qu’elle puisse l’être avec la voie du Géant après la Séquence 4… Cette voie du Géant, que possède la Cité d’Argent et qui est aussi l’actuelle voie du Dieu du Combat… J’ai toujours soupçonné Aurmir, le Roi Géant, d’être l’antique Dieu du Combat…
Le journal de l’Empereur Roselle décrit l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle et celle du Dieu du Combat comme des ennemis mortels… Serait-ce parce qu’arrivé aux Séquences supérieures, leurs voies peuvent être interchangées ?
Si je suis ce raisonnement, le désaccord existant entre les trois plus anciennes églises, à savoir celle du Seigneur des Tempêtes, celle de l’Éternel Soleil Flamboyant et celle du Dieu du Savoir et de la Sagesse – s’expliquerait par le fait que les voies du Marin, du Barde et du Lecteur sont interchangeables.
Il est en effet probable qu’à la fin de l’Époque précédente, l’Ère Pâle, la chute de la Mort ait été causée par la Déesse de la Nuit Éternelle et le Dieu du Combat…
Mis à part ses problèmes de mémoire, le Capitaine va parfaitement bien d’habitude et ne montre aucun signe de semi-folie. Je peux donc exclure la possibilité qu’il ait consommé la potion du Vampire !
- Azik se rappelle pas mal de choses depuis quelque temps… Se pourrait-il que la Faim Péristaltique ait stimulé sa mémoire ?
Hochant la tête, Klein poursuivit sa lecture.
« Le terme de Mutant ne désigne pas une espèce particulière, mais plutôt de nombreuses créatures similaires. Dans des circonstances normales, elles ne diffèrent pas d’un humain ordinaire, excepté par le fait qu’elles ont dans le cœur une pulsion instinctive, perverse et réprimée qui prend le dessus sous l’effet d’un stimulus comme la vue de quelque chose ou le contact avec un objet spécifique. Elles deviennent alors des monstres, succombant à leurs désirs de sang et de massacre.
« Le calme revenu, elles retrouvent un comportement normal. Mais à chaque manifestation de leurs pulsions, elles sont un peu plus impitoyables et insensibles, et pour finir, leurs âmes se pervertissent totalement.
« Le seul exemple dont je me souvienne est celui des Loups-Garous. Pour la majorité, ils sont semblables aux humains et impossibles à distinguer de ceux-ci, même avec la plupart des capacités Transcendantes. Mais durant la pleine lune, leurs pulsions perverses s’intensifient et leurs corps se modifient en conséquence.
« Il se pourrait que votre supérieur soit un mutant potentiel dont la mort de votre coéquipier aurait révélé la véritable nature.
« Ce ne sont là que des suppositions personnelles. Étant donné que je n’ai pas recouvré tous mes souvenirs, je ne puis vous assurer qu’il n’y en existe pas d’autres. Votre théorie selon laquelle ce serait un signe précurseur d’une perte de contrôle pourrait aussi expliquer cela.
« Qu’il s’agisse d’un Mutant ou qu’il ait consommé la potion du Vampire, il n’y a rien à faire pour lui. Bon nombre de gens ont émis l’hypothèse qu’à l’origine, les Mutants étaient des êtres humains ordinaires, mais que, frappés par une étrange malédiction ou corrompus par un dieu ou un démon maléfique, ils se transforment, dans certaines circonstances, en différents types de monstres.
« De plus, je ne sais pas vraiment s’il est possible de le traiter au moment où les signes avant-coureurs d’une perte de contrôle apparaissent. Je ne saurais que trop vous conseiller de le signaler directement au supérieur de votre supérieur, en espérant qu’il est encore temps. »
Klein posa la lettre et, fixant le bureau d’un air grave, entra dans une profonde réflexion.
Si force lui était d’admettre que la théorie du Mutant était très possible, il ne pouvait pas éliminer la possibilité que ce soit un signe avant-coureur d’une perte de contrôle.
Je n’ai pas d’autre choix que d’attendre la réponse de Madame Daly… J’ai envoyé la lettre avant-hier soir, elle aurait donc dû la recevoir hier matin. Si elle avait répondu immédiatement, j’aurais reçu sa réponse hier soir ou ce matin… Or il est presque midi… Ce messager n’oserait-il pas s’approcher de la Porte Chanis ? À moins que Madame Daly n’ait été retenue par quelque chose ?
Klein secoua la tête et, se sentant encore très fatigué, fit appel à la Méditation pour forcer son sommeil.
Il se réveilla soudain dans un monde brumeux, conscient qu’il était en train de rêver, et se retrouva face à Dunn Smith dans son coupe-vent noir.
Comme s’il était dans un rêve normal, le jeune homme mit un moment à le saluer :
– « Bonjour… Capitaine… »
Dunn eut un léger signe de tête :
– « Tandis qu’il enquêtait sur l’affaire Lanevus, Léonard a trouvé un indice et a besoin de votre aide. L’Observateur de l’Ombre que la Sainte Cathédrale a envoyé, en raison d’une panne de train, n’arrivera pas avant demain matin. »
– « D’accord… » répondit Klein d’un ton fugace.
Dunn réfléchit un instant :
– « Inutile de retourner rue Zoeterland », précisa-t-il. « Rendez-vous directement au 62 Rue Howes. Léonard vous y attendra. Ça a été dur pour vous. »
Il n’avait pas terminé sa phrase que le rêve de Klein prit fin. Instinctivement, il ouvrit les yeux :
Rue Howes… N’est-ce pas le quartier du Club de Divination, là où vivaient mon camarade d’études Welch et le membre de l’Ordre Aurora ? Il y a décidément beaucoup d’incidents ces derniers temps, et qui se suivent comme s’ils convergeaient vers quelque chose… pensa Klein en se levant lentement. Il se rendit à la salle de bains pour se laver, enfila une chemise blanche, un gilet marron et un coupe-vent noir puis prit son chapeau et descendit au salon.
Il n’est pas encore onze heures, et Benson et Melissa n’étaient pas rentrés. Klein fit savoir à Bella qu’il sortait et qu’il était inutile qu’elle lui prépare à déjeuner.
Il prit une calèche publique jusqu’à la rue Howes et aperçut le Poète de Minuit, Léonard Mitchell, dont la chevelure respirait la beauté, qui l’attendait devant le 62.
En dépit du temps frisquet de septembre, celui-ci portait une fine chemise blanche assortie d’un pantalon beige. Il balaya Klein de ses yeux verts.
– « Il se peut que cette maison ait été louée par Lanevus sous un faux nom. »
– « Comment l’avez-vous découvert ? » S’enquit Klein par curiosité.
Léonard désigna sa tête :
– « Depuis que vous avez trouvé un indice chez Hood Eugen et soupçonnez Lanevus d’être lié à ce membre de l’Ordre Aurora, le marchand de tissus Sirius Arapis, j’ai dû changer ma façon de penser et puisque mes investigations ne menaient à rien, j’ai commencé à enquêter sur l’Ordre Aurora.
« Le rapport précédent disant que Sirius avait des interactions avec de nombreux résidents de la rue Howes, je me suis renseigné sur chacun d’eux et j’ai trouvé un problème avec celui-ci. »
– « Quel problème ? » Demanda Klein.
Léonard haussa les sourcils :
– « Un problème évident. On ne le voit que très rarement. Après la mort de Hanass Vincent, il a prétendu se rendre sur le Continent Sud pour affaires et n’est jamais revenu. Les informations le concernant sont très vraisemblables et la police n’a rien découvert. »
– « Cela ne peut être qu’une coïncidence. »
– « Une coïncidence, c’est vrai. Mais quand j’ai montré la photo de Lanevus aux résidents du coin, un vieil homme a trouvé qu’à l’exception des lunettes, il ressemblait fort au locataire du 62 », répondit Léonard en tirant de sa poche une photographie en noir et blanc.
Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt… se dit Klein. Il suivit Léonard à l’intérieur et, à la demande de ce dernier, procéda à une séance de divination pour savoir s’il y avait là des compartiments cachés ou des chambres secrètes.
Le résultat fut positif !
La chambre secrète ou le compartiment caché de ce bâtiment, écrivit alors Klein.
Puis, s’asseyant sur le canapé, il ferma les yeux, récita mentalement sept fois l’énoncé et entra en état de rêve.
À travers sa vision embrumée, il vit alors une bibliothèque. Il y avait là des rangées et des rangées de livres. L’un d’eux ayant été sorti, le bois à côté de l’emplacement s’ouvrit, révélant une cache secrète.
L’image disparut aussitôt et Klein ouvrit les yeux.
– « Dans le bureau », dit-il à Léonard.
Puis il enroula le pendule de topaze autour de son poignet et suivit son coéquipier. Dans la pièce se trouvait, en effet, la bibliothèque en bois qu’il avait vue en rêve.
– « Sortez ce livre », dit Klein en désignant un ouvrage à l’extrémité. « Il dissimule un compartiment secret. »
– « Alors c’est ici… N’ayant rien trouvé lorsque j’ai fouillé la maison, je n’ai eu d’autre choix que de retourner rue Zoeterland pour demander de l’aide », grommela Léonard en s’approchant.
Il tira de la bibliothèque le livre que Klein lui avait indiqué, puis tâtonna et finit par trouver le mécanisme permettant d’ouvrir la cache.
Il y avait là une lettre.
Une lettre ? Lanevus aurait caché une lettre ici ?
Klein, qui trouvait cela extrêmement étrange, s’assura d’abord qu’il n’y avait rien de dangereux dans cette missive.
La réponse étant négative, Léonard ouvrit l’enveloppe qui ne portait pas d’adresse et déplia la lettre.
Klein se pencha et lut les premiers paragraphes :
« Hahaha, félicitations. Félicitations pour avoir enfin trouvé cette lettre !
« Cela montre que vous n’êtes ni trop stupide, ni trop lent. Vous êtes qualifié pour prendre part au jeu de vie et de mort que j’ai conçu.
« Des enfants que l’on fait travailler et qui meurent prématurément, des ouvriers d’usine qui ne survivent guère plus de dix ans à leurs conditions de travail, des ouvrières qui prennent le risque de contracter de graves maladies pour un maigre salaire… Je vois un ressentiment sans bornes autour de chaque usine et qui rend les environs oppressants et lugubres. Ces temps sont les pires mais aussi les meilleurs. Voici le contexte dans lequel se déroulera notre jeu.
« Tenez-vous prêts, espèce de fous. Je vais vous donner un indice ! »