Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 201 – L’apôtre du désir
Alors que Stuart levait son arme vers lui, Klein, qui depuis un moment était sur ses gardes, le pressentit aussitôt et se jeta en avant.
Manifestement hors de contrôle, Stuart pressa la détente. La balle effleura le visage de l’un des détectives présents et vint se ficher dans le mur.
Stressés, les autres détectives sortirent aussitôt leurs revolvers. Tous voyant en l’autre un ennemi potentiel, c’était le chaos total.
Stuart et un autre privé avaient le visage rouge et les veines gonflées. Dans leurs yeux brûlaient des flammes de peur et de colère. On aurait dit qu’ils étaient devenus des sortes de démons.
– « Arrêtez ! » cria soudain Kaslana.
Sa voix, qui n’était pas très forte, mais plutôt remplie d’effroi, les fit trembler au point qu’ils obtempérèrent aussitôt.
Le bref moment de silence qui suivit n’améliora pas l’humeur des personnes présentes. Klein avait roulé sur l’autre côté et s’était relevé, son revolver à la main.
Son esprit s’emballant et ne pouvant dissimuler ses pensées, il comptait sur sa capacité à générer des hallucinations pour calmer les quelques visiteurs.
Soudain, on sonna à la porte.
Quelques-uns des détectives présents furent aussitôt sur le qui-vive et dans leurs yeux se lisait un soupçon de lucidité. On aurait dit que le tintement de la sonnette avait eu l’effet d’un seau d’eau froide déversé sur leur tête.
Stuart regarda le revolver qu’il tenait à la main et marmonna d’un air absent :
– « Qu’est-ce que je faisais à l’instant… »
Les Transcendants officiels seraient-ils passés à l’action ? Avec un soupir de soulagement, Klein, son revolver à la main, s’approcha de la porte. Il n’avait pas plutôt mis la main sur la poignée que l’image du visiteur apparut dans son esprit.
C’était un homme vêtu d’un manteau noir, coiffé d’un chapeau de chasseur, au visage fin et aux tempes grises. En un mot, Isengard Stanton.
Le visage du détective était légèrement pâle et il avait le bras gauche relevé au niveau de l’épaule.
Il va bien ! se dit Klein, ravi, avant que la prudence ne reprenne le dessus. Il n’avait pas oublié ce jour où Rosago était venu frapper à sa porte déguisé en policier.
Le doigt sur la gâchette, le jeune homme ouvrit la porte et recula de deux pas.
Isengard Stanton lui sourit avec un signe de tête.
– « Merci d’être passé cet après-midi, sans quoi je n’aurais sans doute pas pu jouer longtemps à cache-cache avec ce diable. Vous m’avez sauvé la vie. »
Se… Se pourrait-il que j’aie bien interprété le message « une date appropriée pour rendre visite à Isengard Stanton » en allant le voir aujourd’hui et en le tirant d’affaire ? Qu’en est-il des prochaines « dates convenables pour rendre visite » ? Dois-je comprendre que si je contourne la scène du crime, je ne serais pas soupçonné ?
Klein ne savait pas s’il devait rire ou pleurer.
Il le fit entrer sans pour autant relâcher sa vigilance.
– « Que s’est-il passé exactement ? »
– « Nous en discuterons plus tard », répondit Isengard qui, baissant la voix, ajouta en souriant : « Vous voulez parler de Transcendants devant Stuart et les autres ? »
Et vous m’en parlez si naturellement ? Il est vrai que j’ai pu tenir plus de dix minutes face au maître du chien diabolique, ce qui prouve que je ne suis pas quelqu’un d’ordinaire… De plus, la suggestion que j’ai faite précédemment visait directement un animal transformé en diable… pensait Klein qui se tenait deux pas derrière Stanton.
À la vue du grand détective, Kaslana et son assistante soupirèrent tandis que dans le regard de Stuart et des autres privés se lisait le soulagement.
– « Vous allez bien, M. Stanton ? » s’enquirent-ils.
Isengard remua légèrement le bras gauche :
– « Légèrement blessé, mais rien de grave. Ne soyez pas nerveux, ce sera bientôt terminé. La police est cachée dans l’ombre non loin d’ici et attend ce bâtard. »
– « Est-ce à cause des meurtres en série ? »
– « Avez-vous repéré le suspect ? »
– « Va-t-il blesser des innocents ? »
…
Les détectives privés semblaient très agités.
Isengard fit un geste de la main droite pour appeler au calme.
– « Ne vous inquiétez pas, je vous dirai tout le moment venu. Mais avant, je dois me concerter avec et Kaslana. Nous allons passer quelques minutes dans la salle d’activité. »
L’homme était si prestigieux que les détectives s’assirent sans discuter.
Bien que toujours inquiets, ils n’avaient plus à se soucier de perdre le contrôle de leurs émotions.
Une fois dans la salle d’activités, Klein referma la porte et tandis qu’il jetait un coup d’œil à la pièce, une pensée lui vint.
Ce genre d’environnement est parfait pour utiliser la Bouteille de Poison Biologique !
Klein se râcla la gorge, traversa la pièce et ouvrit la fenêtre.
Il n’avait pas relâché sa méfiance envers Stanton et n’était pas convaincu que Kaslana soit vraiment digne de confiance.
Isengard regarda autour de lui, alla droit au fauteuil inclinable de Klein et eut un petit rire :
– « Je suis vieux, mais j’aime m’asseoir comme ça ».
Klein prit place dans un fauteuil et renouvela sa demande :
– « M. Stanton, que s’est-il passé exactement ? »
Isengard regarda Kaslana debout derrière la table basse :
– « Comme nous sommes tous des Transcendants, je ne parlerai pas de ce qui relève de la culture générale. »
– « Des Transcendants ? » Kaslana regarda Klein, puis Isengard, légèrement surprise mais sans plus.
Klein lui rendit son regard :
Alors comme ça vous en êtes, vous-aussi … Pourquoi êtes-vous restée hésitante devant un faible fantôme à l’époque, incapable de découvrir le problème… Voyons, peut-être est-elle issue d’une Séquence peu qualifiée pour ce qui est des ombres et des spectres…
Isengard eut un sourire :
– « Je suis parti quatre ans étudier au Lenburg où je suis entré en contact avec l’univers des Transcendants et suis devenu un fidèle du Dieu du Savoir et de la Sagesse.
« Après mon retour à Backlund, j’ai progressivement établi de bonnes relations avec l’armée, l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle et l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines, mais je n’ai pas osé révéler ma véritable identité, car les Punisseurs Mandatés m’auraient aussitôt éliminé pour hérésie. Dans cette affaire, les autres organisations officielles ne m’apporteront pas directement leur aide, car cela reviendrait à déclencher une guerre avec l’Église du Seigneur des Tempêtes. Il fallait s’y attendre de la part de l’Église du Tyran. »
– « Du Tyran ? » répéta Klein, l’air de rien.
Isengard sortit sa pipe, mais se contenta d’en renifler le tabac.
– « C’est ainsi que dans notre Église, nous appelons le Seigneur des Tempêtes.
« Très bien. Laissez-moi d’abord revenir sur ce qui s’est passé aujourd’hui. La personne qui m’a attaqué et qui vous a envoyé des lettres de menaces est le maître du tueur en série de la précédente affaire. Vous savez sans doute que ce dernier était un chien noir de la Séquence du Diable, en particulier vous, Sherlock, qui avez été le premier à suggérer que ce Diable pouvait être un animal. »
Pour toute réponse, Klein eut un sourire. Quant à Kaslana, elle se contenta de joindre les mains.
Isengard secoua la tête et se mit à rire :
« Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas un exécuteur, mais en tant que fidèle du Dieu du Savoir et de la sagesse, je ne peux ni prêcher à Backlund, ni fonder officiellement une organisation. Je ne peux que compter que sur votre aide et sur celle de personnes comme vous. »
En d’autres termes, vous pouvez nous aider à porter le chapeau ? railla Klein en son for intérieur.
Voyant qu’ils ne disaient toujours rien, Isengard poursuivit :
« Le maître de ce chien Diabolique est un expert de Séquence 5. À ma connaissance, la Séquence 5 de la Voie du Diable est l’Apôtre du Désir. Il a le pouvoir d’utiliser et de manipuler les émotions et désirs des gens de façon à les corrompre.
« Face à un Apôtre du Désir, il ne faut pas avoir des sentiments trop intenses. Il ne faut ni agir, ni lui laisser des désirs évidents, sous peine qu’il ne vous contrôle à distance. Il pourrait aussi semer en vous une graine, ou vous catalyser aussitôt.
« À mesure que la corruption s’installe, les gens rencontreront de nombreux problèmes. Il est également possible qu’ils perdent le contrôle de leurs émotions à un moment critique et soient incapables d’opposer une quelconque résistance… C’est là une partie des pouvoirs Transcendants que possède un Apôtre du Désir. J’ai pu constater ces aspects lors de ma lutte avec lui. »
En entendant cela, Klein comprit brusquement l’une des raisons pour lesquelles le coupable avait envoyé des lettres de menaces et fait de telles provocations.
Il voulait nous mettre en colère, faire en sorte que nous subissions de violentes fluctuations émotionnelles afin d’insérer en nous une graine de corruption ou de catalyser nos émotions, les faisant jaillir de façon à ce que nous n’en ayons plus le contrôle !
Cela lui simplifierait les choses lors d’attaques ultérieures !
Heureusement, je suis un Transcendant qui a vécu beaucoup de choses. À ce moment-là, je ne ressentais que vigilance et prudence… Quand Stuart et les autres ont vu la lettre de menace, leurs émotions ont nettement changé et l’Apôtre du Désir a planté une graine en eux…
Si nous n’avions pas été en mesure de les stabiliser à temps, la situation serait devenue chaotique avec des conflits internes, ne laissant aux Transcendants officiels que peu de temps pour réagir et à l’Apôtre du Désir une vaste opportunité…
Quand j’étais chez Stanton, j’avais l’impression que le temps passait lentement. Était-ce dû à une brusque augmentation de vigilance, de tension et de méfiance, entre autres émotions ?
En y repensant, Klein se dit qu’il avait eu de la chance.
– « C’était donc ça… » murmura Kaslana qui semblait avoir compris beaucoup de choses.
Isengard se frotta les tempes :
– « J’ai bien failli être manipulé par lui, ce qui a entraîné mes blessures. Par la suite, j’ai utilisé un objet occulte et joué à cache-cache avec lui dans toute la maison. Ce n’est que lorsque Sherlock est arrivé que les trois parties étant dans une impasse, j’ai pu souffler un peu.
« Mon pauvre assistant avait hâte de retourner à Lenburg pour la Messe du Jour de l’An. »
Il poussa un soupir :
« J’ai profité de l’arrivée de la police pour m’enfuir et me suis servi de la rivière pour échapper à la poursuite », reprit Isengard. « Sherlock, Kaslana, comment comptez-vous gérer cette affaire ? »
Kaslana demeura un moment silencieuse :
– « Auriez-vous des suggestions, Mr Stanton ? »
– « Dans un premier temps, solliciter protection des Transcendants officiels afin d’empêcher l’Apôtre du Désir de tenter quoi que ce soit et espérer que, dans l’intervalle, il soit rapidement capturé ou tué.
« Si nos espoirs tombent à l’eau et s’il est impossible aux officiels de nous faire protéger en permanence, nous n’aurons alors que deux solutions. La première est de changer d’identité, ainsi que nos familles, et solliciter leur aide pour déménager. Mais nous n’avons aucune certitude que l’Apôtre du Désir ne s’en apercevra pas. La seconde serait de rejoindre directement une organisation officielle adéquate en tant que membre externe. Nous serons aussi amenés à déménager et à changer d’identité, mais c’est beaucoup plus sûr. »
Rejoindre une organisation officielle ? La Conscience Collective des Machines ? Ou aller rejoindre l’Église du Dieu du Savoir et de la Sagesse dans des endroits comme Lenburg ou Masin ? Ne serais-je pas alors amené à avoir trois noms de famille… ou plutôt de devenir adepte de trois Églises ?
En proie à un inexplicable sentiment d’absurdité, Klein, pensif s’enquit :
– « N’y a-t-il pas d’autres solutions ? »
Kaslana, de son côté, gardait un visage indéchiffrable. Impossible de savoir ce qu’elle pensait.
Isengard Stanton frotta sa pipe :
– « Oui, ce serait d’unir nos forces pour créer une opportunité de localiser et maîtriser au plus vite l’Apôtre du Désir. Cela dit, la meilleure des solutions serait encore de le tuer. »