Chapitre 197 – L’Opération
Il y a du danger là-dedans. Pas très élevé, mais pas négligeable pour autant…
Cela signifie que Madame Sharon est toujours dans le bâtiment. Elle n’a pas encore fui… Comprit aussitôt Klein.
Pour inspecter le coffre, il était entré dans un état bien particulier en s’invoquant lui-même. Il n’avait pas forcé la serrure pour examiner le compartiment secret ni activé de pièges cachés. Il y avait donc de fortes chances pour que Madame Sharon n’ait pas découvert que son secret avait été exposé. Elle aurait pu simplement penser qu’il y avait eu effraction, ou qu’un détective privé la surveillait en pure perte.
Dans ces circonstances, il était donc logique qu’elle reste chez elle.
Perdre son sang-froid pour une petite affaire et s’affoler ne ressemblait pas à la Madame Sharon que Klein avait appris à connaître. C’était une mondaine calme, capable de jouer les craintives et susciter la pitié, et une Transcendante qui avait su cacher durant de nombreuses années qu’elle était membre de la Secte des Démones.
Si le téléphone avait été inventé, Madame Sharon aurait certainement appelé l’un de ses amants pour se plaindre de la sécurité à Tingen tout en laissant entendre qu’il s’agissait de Madame Maynard… Se dit Klein, parti dans une intrigue mélodramatique avant de faire part à Dunn et à Kenley des informations obtenues par le biais de la divination ainsi que de ses suppositions.
– « Voici une déduction des plus raisonnables », commenta Dunn. Il enfonça son chapeau et leva les yeux vers l’étage de la maison : « Nul besoin de nous précipiter. »
– « Pourquoi ? » Demanda instinctivement Kenley, qui tenait toujours l’Artefact Scellé 3-0217.
Il était terrorisé à l’idée qu’un événement inattendu se produise avec ce Miroir du Médium Spirite.
Dunn mit ses gants noirs et se tourna vers Klein :
– « Vous rappelez-vous ce qui s’est passé lorsque nous avons essayé de capturer Trissy ? »
– « Je me souviens en effet », répondit le jeune homme après réflexion. « On aurait dit qu’elle était en mesure de déceler notre présence et de réagir en conséquence, ce qui lui a permis de s’échapper. »
Je me souviens aussi avoir suggéré le bombardement de la maison lorsque le Capitaine m’a demandé comment je réagirais à la situation. Sur le moment, c’était la méthode la plus sûre, une technique infaillible. Mais pas cette fois… Il y a beaucoup de domestiques innocents dans cette maison. Si nous les prévenions et procédions à leur évacuation, cela attirerait certainement l’attention de Madame Sharon. Selon Léonard, Trissy avait le pouvoir de devenir invisible. Il faut donc partir du principe que Madame Sharon a aussi cette capacité…
Dunn leva les yeux vers la lune cramoisie :
– « Excellente réponse. Vous êtes plutôt intuitif dans de telles situations.
« Nous ne pouvons pas nous approcher imprudemment et risquer d’alerter Madame Sharon. Je vais tenter de l’entraîner dans un rêve à distance. Si je réussis, Kenley et vous irez la capturer… Voyons… Vous déciderez si vous devez la tuer ou non. Si vous ne parvenez pas à la maîtriser, n’hésitez pas. Votre sécurité doit être ce qui prime. »
Capitaine, vos pensées sont toujours si claires dans ces moments critiques ! Je m’attendais à ce que vous disiez cela ! Le félicita Klein en son for intérieur.
Au fil des mois et lors de discussions avec Dunn, Léonard, Frye et les autres, il avait fini par saisir les caractéristiques particulières de leurs différents pouvoirs Transcendants. Dunn Smith, un Cauchemar, pouvait pénétrer librement les rêves d’une personne endormie, qu’il soit chez lui ou dans les locaux de la compagnie.
Mais la manière dont il s’y prenait étant un secret lié à sa propre Séquence, le jeune homme ne s’était guère renseigné à ce sujet.
Cette capacité à entraîner quelqu’un dans un rêve, en raison de sa portée limitée, était généralement utilisée lors de confrontations directes.
Cependant, Klein avait entendu le Capitaine dire un jour qu’elle avait également un certain effet utilisée dans un rayon de cent mètres. Mais le processus étant similaire à celui qui consiste à endormir un enfant, il ne pouvait le faire instantanément.
En cet instant, Dunn était sur le point d’endormir progressivement Madame Sharon. Une fois ces premières étapes d’immobilisation franchies, les conditions seraient des plus favorables pour Klein et Kenley.
– « Très bien », fit ce dernier, plutôt d’accord, lui aussi, avec le plan du Capitaine.
Sans rien dire, Dunn s’appuya sur le coin d’un mur, ferma les yeux, joignit les mains et baissa la tête. Son coupe-vent noir et son chapeau de soie se fondaient dans la nuit.
…
Dans la luxueuse chambre à coucher…
Madame Sharon, totalement nue, était confortablement allongée dans son rocking-chair, révélant son corps magnifique.
La tête tournée vers la psyché, elle admirait sa charmante personne.
Elle avait les joues rouges et les yeux remplis de larmes. Un étrange sentiment de tendresse filtrait à travers sa torpeur.
Près d’elle, sur une table, trônait la statue squelettique de la déesse dont les épaisses mèches de cheveux semblaient adoucies par la lumière rose et chaude.
Peu à peu, elle cessa de se regarder dans le miroir et ses paupières s’affaissèrent.
…
Les secondes devenaient des minutes lorsque soudain, une pensée traversa l’esprit de Klein : Comment le capitaine allait-il pouvoir les prévenir qu’il avait réussi à entraîner Madame Sharon dans un rêve ?
S’il quitte son état de Cauchemar, son sujet se réveillera et s’apercevra que quelque chose cloche… Je me demande si le Capitaine est en mesure, lorsqu’il rêve, de faire des signes de la main… Pensa-t-il en jetant un coup d’œil à Kenley avec l’intention d’en discuter avec lui, histoire de le distraire.
Inquiet, ce dernier faisait les cent pas.
Soudain, l’esprit de Klein devint flou. Il vit une immense lune cramoisie sous laquelle se tenaient Dunn Smith, dans son coupe-vent noir, et le “petit” Kenley, hébété.
Il rêvait lui aussi !
Le Capitaine m’a entraîné dans un rêve… C’est donc ainsi qu’il comptait nous prévenir.
Il aurait voulu se couvrir le visage, mais comme il était en transe, il se contenta de dire d’un ton confus :
– « Capitaine ? »
Dunn hocha légèrement la tête :
– « Madame Sharon est en plein rêve. Vous pouvez passer à l’action. Restez prudents et ne vous montrez pas trop téméraires », ajouta-t-il. « Mieux vaut passer à côté de cette opportunité que de prendre des risques inconsidérés… »
Il n’avait pas terminé sa phrase que le champ de vision de Klein vola en éclats et il se retrouva face à Dunn Smith, toujours appuyé contre le mur, les yeux baissés et les mains jointes en un poing serré.
Kenley, qui avait cessé de faire les cent pas, ouvrit lui aussi les yeux.
Tous deux se regardèrent et d’un signe de tête, se préparèrent à exécuter leur opération.
Même si c’était la première fois que Kenley participait à une mission relativement dangereuse, il était tout de même plus expérimenté que Klein du fait des nombreuses missions officielles auxquelles il avait pris part. Aussi adapta-t-il aussitôt son état mental. Il était à la fois calme et alerte.
Bien entendu, la nuit était aussi un facteur positif pour les Insomniaques. C’était l’une des raisons pour lesquelles Dunn, pour cette opération, avait choisi Kenley plutôt que Frye.
En sa qualité de Séquence 8, Klein prit la tête des opérations et fit signe à son coéquipier de le suivre :
– « Allons-y », lança-t-il.
Sans un mot, Kenley agrippa le miroir étroitement enveloppé et le suivit à pas feutrés.
Arrivé à l’endroit d’où il avait escaladé le mur la fois précédente, Klein, s’aidant des crevasses, atteignit le sommet sans trop d’efforts.
Avec son sens de l’équilibre exagéré, il se retourna et se baissa pour attraper le Miroir du Médium Spirite que Kenley lui lançait.
Mais au moment où il touchait l’objet, le jeune homme sentit sa perception spirituelle se resserrer. On aurait dit que l’artefact n’était pas un miroir couvert de tissu noir mais une porte ouvrant sur un monde alternatif, inconnu et dangereux.
Il est vrai que tout objet nécessitant d’être scellé possède un côté maléfique… Soupira Klein en regardant Kenley escalader le mur.
Afin de faciliter ses déplacements, celui-ci avait laissé sa canne près de Dunn. Klein ne s’attarda pas sur ce point.
Ils traversèrent le jardin et, parvenus à l’angle de la maison, il escalada la conduite d’évacuation de la gouttière jusqu’au balcon situé à l’étage comme la fois précédente.
Arrivé là, il se suspendit par les pieds comme s’il avait fait ça toute sa vie et récupéra l’Artefact Scellé 3-0271.
Kenley le regarda, perplexe, puis hocha aussitôt la tête : il avait compris.
Surpris par ses propres gestes, Klein exerça une force sur sa taille et, prenant appui sur sa main gauche, se redressa sans effort.
Que se passe-t-il ? Comment se fait-il que je puisse faire de tels mouvements et de façon si naturelle ? Est-ce une capacité du Clown ?
Il réfléchit et se dit que la pratique était pour lui le meilleur moyen de faire la démonstration des caractéristiques spécifiques au Clown.
Après avoir attendu Kenley, qui n’eut aucune peine à grimper, il lui tendit le miroir et ouvrit la porte du balcon qui n’était pas verrouillée.
Son coéquipier retira précautionneusement le tissu noir qui enveloppait l’Artefact Scellé 3-0271 et dirigea la partie réfléchissante vers les carreaux du sol.
L’une des règles, avec ce Miroir du Médium Spirite, voulait qu’on ne le pointe ni sur soi, ni sur ses partenaires !
Après avoir rangé le tissu noir, Kenley sortit son revolver et emboîta le pas de Klein. À pas feutrés, ils longèrent le corridor qui menait à la chambre de Madame Sharon.
Son revolver à la main, prêt à tirer, Klein activa sa Vision spirituelle et tendit la main vers la poignée de la porte.
Vu les informations obtenues par la divination, mieux valait se montrer prudent.
La statue de la Démone Primordiale étant présente dans la pièce, il s’abstint, une fois sur place, de procéder à une autre séance expresse de divination. À cette distance, en effet, celle-ci serait certainement perturbée et il n’avait aucun moyen d’obtenir une réponse claire sans la barrière que formait le brouillard gris. Et avec Kenley à ses côtés, il lui était impossible d’accéder à cet espace mystérieux.
Sitôt qu’ils eurent poussé la porte, ils furent accueillis par la chaude lumière de la lampe à gaz avant d’apercevoir le magnifique corps de Madame Sharon affalé sur le rocking chair.
Cependant, elle ne dormait pas. Un léger sourire aux lèvres, elle regardait droit vers les deux visiteurs.
Instinctivement, Kenley fit un geste de la main et pointa le miroir vers la femme.
D’abord stupéfait, Klein s’écria :
– « Non ! »
Il aurait dû y avoir une psyché de l’autre côté du fauteuil… mais elle ne s’y trouvait pas.
Il ne fallut qu’une seconde au Miroir du Médium Spirite pour se verrouiller sur Madame Sharon mais aussitôt, l’image de celle-ci devint floue et prit l’apparence d’un miroir en pied.
Kenley se vit alors dans la psyché ainsi que l’Artefact Scellé 3-0271 qui reflétait sa propre image.
Aussitôt, une silhouette se dessina dans le Miroir du Médium Spirite, une image sinistre et sans expression de Kenley en personne !
Klein sentit ses membres se rigidifier : on aurait dit qu’il était pris dans des fils invisibles.
C’est alors qu’une élégante silhouette apparut près de la psyché : c’était Madame Sharon, en chemise de nuit.
Elle jeta un coup d’œil aux deux intrus et eut un petit rire :
– « Sans cette statuette près de moi, je serais en train de dormir profondément, attendant que vous me réveilliez d’un baiser. »
– « Cramoisi ! » Cria soudain Klein en Hermès Ancien.
Sans savoir comment, il avait plongé la main dans sa poche et, d’un geste habile, en extirpait un Charme du Sommeil.