Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 197 – Framis Cage
Quartier St. George, rue Sird…
Sitôt descendus de voiture, Klein et Jurgen aperçurent un objet massif stationné devant la porte de l’inventeur Leppard.
Il était d’un noir de fer, avec une douzaine de roues réparties en trois groupes. Au sommet s’élevait comme une cheminée de bateau de laquelle sortait de la fumée.
C’était un véhicule à vapeur que Klein avait pu voir dans les rues et dans les magazines, souvent décrit par le public comme un navire de guerre cuirassé mais terrestre, à la carrosserie plutôt démesurée.
Si les rues qui n’avaient pas été construites ou reconstruites au cours des vingt ou trente dernières années, ils en occuperaient toute la largeur, ne laissant plus de place aux calèches. C’est pourquoi on ne croisait ce type de véhicule qu’en certains endroits bien spécifiques.
La lourde porte vitrée de la voiture s’ouvrit et deux personnes en descendirent.
L’un d’eux était Framis Cage, le magnat de l’énergie à vapeur, que Klein avait déjà rencontré. Un quart de son sang était issu de l’Empire Feysac. De haute et volumineuse carrure, il avait les yeux bleus et une pipe à la bouche.
L’homme qui l’accompagnait portait un lourd manteau noir et une écharpe grise enroulée autour du cou. Quoiqu’il eût un physique commun avec ses cheveux noirs et ses yeux bruns, il se dégageait de lui un inexplicable sentiment de familiarité.
– « Bonjour, détective Moriarty, vous êtes très ponctuel. Voici Pacheco Dwayne, mon avocat et partenaire. »
Pendant qu’ils conversaient, deux costauds – manifestement les gardes du corps de Framis – sortirent du véhicule à vapeur.
Quel manque de professionnalisme ! N’auraient-ils pas dû descendre les premiers et ouvrir la portière à leur patron ? grogna Klein en son for intérieur.
Il sourit en guise de salut et présenta à son tour Jugen, son avocat.
Tandis qu’ils attendaient que Leppard leur ouvre, Klein bavarda avec Framis.
– « M. Cage, ce genre de véhicule est-il populaire ? Y a-t-il beaucoup de monde pour l’apprécier ? »
Framis Cage eut un sourire :
– « Ceux qui se croient bien prétendent qu’il est trop barbare, trop grossier, et les gens ordinaires ne peuvent pas se le permettre. Il n’y a que moi, un passionné de machines et de vapeur, qui serait prêt à l’acheter. »
– « C’est surtout dû au fait que la plupart des rues sont trop étroites », dit Klein pour le réconforter.
Framis Cage, son potentiel investisseur, n’avait pas grand-chose à voir avec Leppard.
Il avait délibérément abordé le sujet alors qu’il jouait aux cartes au Club Quelaag. Talim avait aussitôt pensé à Framis – connu pour apprécier ce type d’inventions – et proposé de les présenter l’un à l’autre.
Ce club est décidément l’endroit idéal pour développer des relations, soupira Klein, ému . Les personnes qui le fréquentent n’ont jamais vraiment été intéressées par la nourriture, les boissons et les lieux d’activité gratuits.
– « Haha, c’est en effet l’une des raisons. À mesure que la population augmente et que les villes s’agrandissent, les calèches finiront par disparaître. Elles sont trop lentes. Ce que ce monde recherche désormais, c’est l’efficacité ! », répondit Framis, sûr de lui. Il ajouta ensuite avec un sourire : « De plus, j’ai reçu une commande de la part de l’armée. Ils veulent que je lui apporte quelques améliorations, comme il en était question dans le manuscrit de Roselle : renforcer le blindage et couvrir les chenilles afin qu’il puisse emprunter les routes classiques. En y ajoutant un gros canon, nous aurons une toute nouvelle arme. »
Le manuscrit de Roselle… soupira Klein en son for intérieur, ne sachant que dire. C’est alors que Leppard ouvrit enfin la porte.
Durant la discussion qui suivit, les principaux interlocuteurs furent Jurgen et Pacheco. Les deux avocats tantôt s’affrontaient, tantôt discutaient des conditions avec leurs employeurs, tandis que l’inventeur Leppard, qui n’y était absolument pas préparé, restait assis là, hébété. Il ne prenait la parole que lorsqu’on lui demandait son avis.
Finalement, les trois parties se mirent d’accord : Framis investirait mille Livres et récupèrerait 20 % des actions, tandis que celles de Klein et de Leppard diminueraient dans les mêmes proportions, passant à 28 % et 52 %.
Dans le même temps, Framis acceptait également d’acheter 18 % supplémentaires des actions de Klein à un prix plus élevé, ce qui, après impôts, lui revenait à mille Livres.
Il prendrait aussi une participation de 9 % dans la société pour 500 Livres après impôts.
Suite à cet accord, Framis devenait le principal actionnaire de la toute nouvelle Backlund Bike Company avec 47 % des parts. Il serait désormais responsable de l’industrialisation et du marketing ultérieurs, les 1 000 Livres qu’il avait investies constituant le capital initial de l’entreprise.
Venait ensuite Leppard avec 43 % des parts. Il aurait pour tâche de contribuer à la mise en place d’une chaîne de montage destinée à la production de masse.
Klein, qui ne possédait plus que 10 % des actions, devenait un investisseur purement financier.
Les 1 000 Livres qu’il avait gagnées en vendant ses actions avaient fait grimper sa fortune personnelle à 2 235 Livres, soit presque assez pour acheter l’un des ingrédients principaux de la potion du Sans-Visage. Durant ce dernier mois, il avait continué de prendre des missions en tant que détective privé, de sorte que ses dépenses quotidiennes n’avaient pas amputé ses économies.
Je dois encore 50 Livres à mon avocat, ce qui me laisse 2 185 Livres… Il faudra que je remercie Talim quand je le verrai… pensa le jeune homme en signant et tamponnant le contrat.
Puis il se leva pour serrer la main de Framis et Leppard :
– « Bon partenariat. »
Framis sortit sa montre à gousset en or, la consulta et eut un petit rire :
– « En principe, nous devrions déjeuner ensemble pour fêter cet accord, mais je suis attendu par quelqu’un d’important. J’en suis vraiment désolé, mais nous en aurons maintes fois l’occasion désormais. »
Un personnage important, encore un… Serait-ce celui que représente Talim ? Celui auquel j’ai réclamé le remboursement de mes dépenses pour de fausses informations menant vers l’Ordre Aurora ?
Se sentant soudain un peu coupable, Klein s’empressa de répondre en souriant que ce n’était pas grave.
Ils quittèrent donc la maison et montèrent en voiture. Soudain, Jurgen fronça les sourcils.
– « Sherlock, vous avez accepté trop facilement. »
– « Pourquoi dites-vous cela ? » demanda Klein, curieux et ne sachant même pas à quoi son avocat faisait allusion.
– « Quand nous parlions du transfert des actions. À en croire ce que vous m’en avez dit et au vu des performances de Framis, je vois déjà de belles perspectives de marché pour les vélos. Bien que ce ne soit encore qu’une invention – ce qui en réduit la valorisation globale – et même si 5000 Livres constituent une belle somme, vous auriez dû garder davantage d’actions. Cela vous aurait permis d’espérer de meilleurs rendements par la suite.
« Je pensais que vous n’alliez en vendre que 8% et que vous étiez assez confiant pour négocier 500 Livres, mais vous avez accepté 18%. Avec 500 Livres, vous auriez obtenu un retour sur investissement plusieurs fois supérieur. Vous n’auriez pas dû être si pressé. »
J’avais besoin d’argent… Cela dit, le fait d’avoir accepté si facilement, sans la moindre hésitation ne me ressemble pas, d’autant qu’il s’agissait d’une importante transaction…
Tandis qu’il se repassait mentalement les évènements, Klein commença à avoir des doutes.
Aurais-je été inconsciemment influencé par Framis ou par cet avocat nommé Pacheco ? L’un d’eux serait-il un Transcendant ? Par chance, le prix était relativement raisonnable…
Le jeune homme, qui réfléchissait, dit à Jurgen qui attendait une réponse :
– « C’est bientôt le nouvel an… »
Ne sachant comment s’expliquer, il avait choisi une ouverture au hasard.
Si son interlocuteur était quelqu’un d’intelligent, il ferait ses propres déductions sans que notre détective ait besoin d’en dire davantage.
Cette tactique ne pouvait d’ailleurs fonctionner qu’avec les gens intelligents, car les autres auraient demandé : « Et alors ? » ou « Et que se passe-t-il exactement ? »
De toute évidence, Jurgen était un homme intelligent. Le bref silence de Klein ne lui ayant pas échappé, il hocha la tête :
– « Je comprends ».
Qu’est-ce que vous comprenez ? Je n’ai même pas réfléchi à ce que je pourrais dire…
Désignant la station de métro devant eux, Klein lui dit :
– « Je descends ici. Je dois rencontrer un informateur. »
…
Alors que le véhicule à vapeur avançait en trombe, Framis, qui était assis devant, baissa la vitre et souffla un anneau de fumée.
– « Auriez-vous utilisé vos pouvoirs tout à l’heure ? »
– « Il se sont activés de manière passive », répondit Pacheco avec un sourire. « Mes pouvoirs ne sont pas adaptés à de telles situations. Je préfère affronter les employés du gouvernement ou des entreprises. »
Framis hocha légèrement la tête.
– « Je tenais simplement à vous rappeler qu’il est inutile d’y recourir en pareille situation. Ne laissez pas cela affecter ce qui importe le plus. »
– « Je comprends », répondit Pacheco à voix basse.
…
Lorsque Klein arriva dans ce café bon marché du Quartier Est, le vieux Kohler était déjà là qui l’attendait.
Il retira son écharpe, ôta son chapeau, prit place en face de lui et lui tendit une pile de billets d’un Soli :
– « Pour vos dépenses de la semaine à venir, plus une prime pour les informations que vous m’avez fournies la dernière fois, ce qui fait une Livre au total. »
Depuis quelque temps, il était très généreux en matière de primes, et pour cause : il avait quelqu’un pour les lui rembourser.
Le vieux Kohler, dont le visage avait repris des couleurs, prit l’argent, un peu gêné.
– « L’information que je vous ai donnée précédemment ne semblait pas si importante… »
– « Tout dépend de la personne qui l’utilise. Bon nombre des choses que vous pourriez trouver insignifiantes permettent à d’autres de gagner leur vie », expliqua le détective. « Que s’est-il passé cette semaine ? »
Le vieux Kohler fourra les billets dans sa poche et réfléchit :
– « Beaucoup de gens recherchent toujours les adeptes du Fou. Haha, comment quelqu’un pourrait-il croire en une entité appelée Le Fou ? Ce n’est pas un nom, ça ! »
… Les coins de la bouche de Klein se contractèrent légèrement.
– « Et ils progressent ? »
L’Ordre Aurora est vraiment tenace… pensa Klein, dépité.
– « Non », répondit Kohler en secouant la tête. « Cette personne n’existe pas. Depuis quelques temps, des gens organisent des grèves. Ils sont venus me voir à plusieurs reprises, affirmant qu’ils allaient se battre pour des heures de travail et des salaires raisonnables. »
Chose tout à fait normale à notre époque, mais qui peut avoir de lourdes conséquences… se dit Klein qui répondit d’un air pensif :
– « Gardez un œil sur les organisateurs, mais n’en faites pas trop. La sécurité avant tout. »
– « Entendu. » Le vieux Kohler s’éclaircit la voix et ajouta : « Depuis quelques jours, beaucoup de gangsters et de chasseurs de primes recherchent une personne. Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que quelqu’un a offert une prime. »
– « Et qui recherchent-ils ? » s’enquit le détective en prenant une gorgée de café pour se réchauffer.
Le vieux Kohler réfléchit un instant :
– « Un homme nommé Azik Eggers. »
Azik Eggers… Azik Eggers ? Klein leva les yeux de sa tasse et regarda fixement le vieil homme assis en face de lui.
Ce ne serait pas le nom complet de M. Azik ? Pourquoi quelqu’un offrirait-il soudain une prime pour lui ? Ince Zangwill ?
Klein fit appel à ses pouvoirs de Clown pour feindre l’indifférence :
– « Sait-on de quel genre de personne il s’agit ? »
Le vieux Kohler fit appel à ses souvenirs :
– « Il semblerait qu’il soit de la lignée des Balam. Il aurait été autrefois professeur d’université. »