Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 195 – Une hypothèse audacieuse
Dorian tira les rideaux, plongeant ainsi le bureau d’obscurité, et s’assit.
La boule de cristal dans sa main gauche, il la caressait de sa main droite en murmurant doucement.
Les points lumineux dans la boule devinrent de plus en plus brillants. On aurait dit le reflet d’un ciel nocturne étoilé.
Souvent utilisées pour déterminer la direction du destin, les étoiles symbolisant la trajectoire de vie d’une personne émergeaient les unes après les autres, formant un astrolabe tridimensionnel avec de nombreuses révélations en provenance du monde des esprits qui s’apparentaient à des symboles.
Dorian Gray s’interrompit pour l’étudier.
Elle n’a pas menti… La trajectoire correspond bien à la situation… Elle semble en mesure d’apporter des changements à la famille Abraham, des changements optimistes…
Alors que la lumière s’atténuait dans la boule, Dorian se leva. Sa décision était prise.
À l’heure du déjeuner, dans un restaurant appelé l’Oiseau à Quatre Ailes …
Fors avait devant elle un filet de poisson frit saupoudré de romarin. Sa peau était croustillante, sa chair délicieuse et il n’y avait pas d’arêtes. C’était plutôt savoureux. Seul problème : le cuisinier avait un sens de l’esthétique extrêmement tordu. Il avait délibérément fait en sorte que les yeux du poisson lui sortent de la tête et dressé l’assiette de façon à ce que l’animal regarde vers le haut, comme pour exprimer son indignation face à la mort.
Fors repoussa donc la tête, coupa la queue et en recouvrit l’œil révulsé.
Ses couverts à la main, Dorian Gray lui dit ton désinvolte :
– « Aulisa s’intéressait beaucoup à l’occultisme. Elle avait fait quelques recherches dans ce domaine. Auriez-vous trouvé des livres, des notes ou autres lorsque vous avez rangé ses affaires ? »
– « Il y avait bien quelques carnets et des livres », répondit avec franchise la romancière, « c’est ce qui a fait de moi une férue d’ésotérisme. Malheureusement, je ne comprenais pas tout. »
Aperçu du Monde des Esprits, par exemple. Non seulement il était absurde, illogique et confus, incapable d’exprimer des idées, mais même si, m’efforçant de gérer mon impatience, je me contraignais à poursuivre ma lecture, j’avais grand peine à me souvenir de ce que j’avais lu. Je l’oubliais aussitôt et le comprenais encore moins… ajouta-t-elle pour elle-même.
Dorian hocha légèrement la tête et sourit :
– « Dans ce cas, vous pouvez vous adresser à moi. Je suis, moi aussi, un passionné et si je puis me permettre, je suis assez compétent. »
– « Vraiment ? C’est formidable ! » répondit Fors, coopérative.
Voyant qu’elle était vraiment intéressée, Dorian orienta aussitôt le sujet vers l’occultisme. Tantôt il évoquait le monde des esprits, tantôt il parlait de son expérience en matière de Méditation. Il s’y était préparé, c’est pourquoi il avait choisi un endroit calme, à l’écart. Il n’avait donc pas à craindre que les clients autour d’eux n’entendent leur conversation.
À la fin du déjeuner, Dorian lui fit une proposition :
– « Moi qui ne savais pas comment vous exprimer ma gratitude, c’est chose faite. Lawrence vous a payée, certes, mais je pense que votre gentillesse, votre bon cœur et votre honnêteté méritent bien plus que ça.
« Mme Wall, vous pourrez m’écrire et me poser toutes vos questions sur l’occultisme. C’est le moins que je puisse faire pour vous exprimer ma gratitude. »
– « C’est précisément ce que j’espérais. »
De l’échange qu’ils venaient d’avoir, il était évident que cet homme possédait de solides connaissances en matière d’occultisme. Il était vraiment digne de l’antique famille Abraham.
Par ailleurs, elle-même manquait d’informations. Même si elle maîtrisait pas mal de connaissances sur l’univers des Transcendant, celles-ci provenaient de livres et de notes qui n’avaient pas été approfondis, ainsi que d’informations et d’expériences cueillies çà et là au cours des rassemblements auxquels elle assistait. Tout cela était incomplet, peu méthodique et comportait trop de lacunes.
Dorian leva sa tasse et sourit :
– « J’espère qu’un jour, nous posséderons nous aussi des pouvoirs mystérieux et extraordinaires. »
…
Quartier Nord de Backlund, dans la Cathédrale Saint Samuel…
Un groupe d’hommes vêtus de coupe-vents noirs et portant des gants rouges pénétra dans une zone souterraine. Leur chef était un homme d’une quarantaine d’années au visage doux et cheveux longs.
Il portait un pompeux haut de forme et tenait à la main une canne noire incrustée d’or. Précédé par un Faucon de Nuit, il entra tranquillement dans une pièce plutôt spacieuse aux étagères couvertes de dossiers.
Une femme d’une beauté fascinante, vêtue d’une robe noire, les yeux maquillés de bleu et les joues fardées, était assise dans un fauteuil à haut dossier. C’était Daly, l’ancienne Médium Spirite.
Elle ne se leva même pas pour le saluer.
– « Soest, toutes les informations dont vous avez besoin sont là-bas », dit-elle en indiquant du menton la table près de la porte.
L’homme eut un sourire :
– « Je ne comprends pas qu’on vous ait affectée ici, Daly. Vous devriez vous occuper de choses plus importantes. »
– « C’est moi qui l’ai voulu. J’avais besoin de me poser et de lire davantage », répondit Daly avec un petit rire. « C’est pour faciliter ma progression future. Les humains sont des créatures fragiles qui ont besoin d’un certain temps de stabilisation. On ne peut pas toujours être au mieux de sa forme, vivre des sensations fortes et prendre du plaisir sans jamais se reposer. »
Soest éclata de rire :
– « … Décidément, vous n’avez pas changé. Dommage que vous ne m’ayez jamais laissé ma chance. »
Daly secoua la tête et prit un air sérieux :
– « De toute évidence, vous ne m’avez pas comprise. Mon passe-temps actuel est encore plus original. Si vous pouviez vous transformer en cadavre en décomposition ou me laisser voir vos os, vous m’intéresseriez terriblement. »
Puis, s’adressant au Gant Rouge qui se tenait derrière Soest : « Léonard, pourquoi avoir rejoint son équipe ? Ce type est vaniteux, arrogant, et n’a pas de tripes. Son seul fantasme est qu’une femme vienne se glisser dans son lit et l’attende. Franchement, est-ce là un trait caractéristique, bien spécifique aux Cauchemars ? »
Suite à ce dernier mot, Daly marqua une pause conséquente.
– « Madame Daly, c’est Son Excellence Cesimir qui en a décidé ainsi », répondit Léonard, démuni.
– « C’est donc ça… Je vois que vous partagez mon point de vue sur Soest », conclut la jeune femme d’une voix légèrement rauque.
Léonard ne savait que répliquer.
Heureusement que Soest, le Pacificateur d’Âmes, ne prêtait guère attention à ce que disait Daly. Il se dirigea vers la table couverte de documents, prit un dossier et se mit à le feuilleter. Léonard et les autres firent cercle autour de leur chef et l’imitèrent.
Le bruissement du papier dura un bon moment, puis Soest demanda d’un ton désinvolte :
– « Quoi de neuf à Backlund ? Y-a-t-il quelque chose qui, selon vous, mériterait qu’on s’y attarde ? »
Daly eut un léger mouvement des yeux. Après avoir réfléchi un moment, elle répondit :
– « Des Transcendants qui travaillent avec nous nous ont informés que des gens étaient à la recherche d’une organisation d’adeptes d’un certain Fou. Ils nous ont communiqué son titre honorifique… »
Elle le répéta en Loen puis eut un petit rire :
– « Il semblerait que j’assiste à la naissance d’un tout nouveau culte. Il pourrait aussi s’agir de l’incarnation d’un vieil ami. Qu’en pensez-vous, Soest ? »
L’homme réfléchit sérieusement.
– « Je n’ai jamais entendu parler de cette organisation », répondit-il.
Léonard leva les yeux du dossier qu’il était en train de lire et s’enquit, pensif :
– « Cela pourrait-il avoir un rapport avec les deux rituels de tarot sur lesquels nous enquêtons ? Le Fou est la première carte d’un jeu de tarot, le plus important des Arcanes Majeurs ! »
Daly se figea un instant, puis hocha la tête, pensive.
– « C’est une idée intéressante, mais nous n’en avons aucune preuve. C’est de la pure spéculation, pas même une déduction », répondit Soest sur un ton désapprobateur.
Léonard eut un léger sourire :
– « L’Empereur Roselle a dit un jour : soyez audacieux dans vos hypothèses et méticuleux dans votre argumentation. »
…
Quartier de Hillston, au Club Quelaag …
À peine entré dans le hall, Klein, qui arrivait tout droit de l’Église de la Moisson, aperçut Talim Dumont, le professeur d’équitation. Assis à l’écart dans un coin, il semblait réfléchir.
L’heure du déjeuner étant encore loin, notre détective s’approcha en souriant et le salua :
– « Bonjour, Talim. Auriez-vous un autre problème ? »
L’homme sursauta, puis, reprenant ses esprits, secoua vivement la tête.
– « Non, pas du tout. »
Auriez-vous fait quelque chose qui vous donne mauvaise conscience ? Marmonna Klein pour lui-même en s’asseyant.
– « Quel dommage qu’Aaron et Mike ne soient pas là. Nous aurions pu passer un agréable après-midi », dit-il aimablement.
Talim eut un sourire :
– « Ils sont très occupés et n’ont que très peu de temps libre. » Puis, sans attendre que le détective ait pu dire quoi que ce soit, il regarda autour de lui et reprit : « Sherlock, un personnage important a entendu parler de vos exploits et s’intéresse beaucoup à vous. Il aimerait vous rencontrer. Seriez-vous d’accord ?
« Pour parler franchement, je vous envie. C’est une opportunité très rare. »
Attendez, de quels exploits parlez-vous ? Aider Mme Mary à prendre sur le fait son mari adultère ? Accompagner Mike dans une maison de passe ? Même dans le Quartier Est, je n’ai rien fait d’impressionnant… Tout au plus cette personne aura-t-elle appris que j’ai apporté ma contribution à cette affaire de meurtres en série et que j’ai donné quelques conseils au Dr Aaron pour mettre fin à ses cauchemars…
D’abord perplexe, Klein réfléchit quelques secondes et comprit :
Ce personnage important a dû demander à Talim s’il connaissait un excellent détective, et comme il ne voyait que moi, ce dernier s’est proposé d’enjoliver les faits me concernant pour les rendre plus impressionnants. Il a certainement parlé de moi comme étant la véritable personne qui a résolu l’affaire des meurtres en série, celui qui s’est aperçu que l’ex-mari de Mme Mary et sa maîtresse tentaient de siphonner les fonds de la société Coim. Il m’a probablement décrit comme quelqu’un d’efficace, de très perspicace…un grand détective qui frappe vite et avec précision… C’est comme ça qu’on se fait valoir mutuellement dans le milieu des affaires… soupira-t-il.
Il hésita un moment et répondit :
– « Je suis désolé, Talim. Mais en tant que détective, j’ai mes principes qui sont de ne pas me mêler d’affaires impliquant des personnages importants. Ce qui, dans la cour des grands, ne serait qu’un léger éternuement pourrait très bien devenir pour moi une catastrophe insoutenable. Comme je ne tiens pas à me peindre une cible sur le dos, je ne verrai pas cet important personnage. »
Pour tout dire, c’était une décision que Klein avait prise avant même de devenir détective.
S’il venait à s’investir auprès de la haute société, il serait susceptible de faire l’objet d’une enquête et il se refusait à prendre un tel risque tant qu’il ne serait pas passé Sans-visage.
– « … Vous êtes très raisonnable », soupira Talim : « Cette personnalité avait anticipé votre réaction et je pense que cela vous rend encore plus digne de confiance. La mission qu’il souhaite vous confier n’a rien à voir avec la haute société. »
– « Quel genre de mission ? » demande Klein.
Talim eut un léger rire :
– « L’affaire Capim dont vous parliez avec Mike la dernière fois. Cette personne s’intéresse beaucoup à l’organisation qui signe ses interventions avec des cartes de tarot. Il affirme que ce n’est pas la seule affaire de ce genre et voudrait que vous trouviez des indices pertinents. »