Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 188 – Révélation divine
Backlund, dans un sous-sol qui ressemble à un temple…
Vêtu d’une robe noire à capuche, Monsieur A s’agenouilla un long moment, immobile devant une statuette représentant le Géant Pendu.
Soudain, il dressa l’oreille, comme s’il écoutait quelque chose.
Après une courte pause, l’homme leva brusquement les mains, brisa son index droit à l’aide de sa main gauche, fourra le doigt ensanglanté dans sa bouche et le croqua comme s’il s’agissait d’un en-cas.
Puis, dans un mouvement de gorge, il l’avala et brusquement, fut pris de tremblements. On aurait dit qu’un personnage invisible s’était saisi de lui et le secouait.
Toujours dans cet état, M. A utilisa le sang de sa blessure pour tracer quelques mots sur le sol.
Ces mots n’étaient pas écrits en Jotun ou en Dragonese – qui avaient le pouvoir d’agiter les puissances de la nature – ni même en Hermès – langue utilisée lors des rituels sacrificiels – mais dans le dialecte le plus ordinaire et le plus banal, à savoir le Loen.
La couleur écarlate se condensa aussitôt et les mots s’assemblèrent pour former les phrases suivantes :
Trouvé :
Le Fou qui n’appartient pas à cette époque.
Le mystérieux Souverain élevé au-dessus du brouillard gris.
Le Roi du Jaune et du Noir qui confère la chance.
Adorateurs et dévots à Backlund.
La révélation divine terminée, l’homme cessa de trembler et un nouveau doigt repoussa au niveau de sa blessure.
Il baissa la tête et lut attentivement les mots qu’il venait d’écrire, les coins de sa bouche se recourbant dans l’ombre.
– « Par votre oracle ! »
Monsieur A se prosterna humblement. On aurait dit qu’il avait retrouvé le sens de son existence.
…
À la Cité d’Argent, au sommet de la flèche…
Lovia se dirigea vers la fenêtre et contempla la lumière des bougies dans l’obscurité tandis que son visage s’adoucissait.
Un moment passa, puis elle entendit frapper à la porte.
– « Votre Excellence ? » s’enquit-elle en se retournant, un sourire aux lèvres.
La porte s’ouvrit automatiquement.
Sur le seuil se tenait Colin Iliad, le Chasseur de Démons. Drapé d’un manteau marron, il portait à la taille une ceinture de cuir avec des compartiments secrets.
– « Le problème qui touche l’équipe d’exploration a été confirmé », annonça-t-il sans ambages. « En tant que capitaine, quel que soit votre état, vous allez devoir passer trois jours dans le donjon et subir la purification de la Couronne de Gloire. Comme vous le savez certainement, c’est la règle. »
Lovia, qui ne paraissait pas le moins du monde en colère, sourit calmement :
– « Je sais, je me suis préparée à y rester un bon moment. Quand ce sera fini et si vous ne me faites toujours pas confiance, j’accepterai n’importe quel arrangement. »
Tout en parlant, elle se dirigea vers la porte et passa devant Colin, qui se retourna sans un mot et la suivit dans l’escalier en colimaçon.
À mi-chemin, ils entendirent des cris et des pleurs déchirants.
– « Ça recommence ? » demanda Lovia, l’air un peu confus.
Colin acquiesça de la tête :
– « Oui », répondit-il d’une voix grave. « C’est un destin auquel nous ne pouvons échapper… »
Au même moment, dans une grande salle des niveaux intermédiaires de la tour…
Les membres de l’équipe d’exploration et les quelques résidents de la Cité d’Argent qui avaient été corrompus étaient maintenus au sol par des brillances sacrées d’apparence matérielle. Incapables de bouger, on aurait dit qu’ils portaient sur le dos une énorme montagne.
Un couple d’une quarantaine d’années à la peau sombre, une épée au motifs complexes à la main, s’approcha d’un jeune homme d’une vingtaine d’années.
Le corps du jeune homme était déjà en bouillie et de sa tête restée intacte sortait une longue et fine vrille rouge sang.
Voyant le couple approcher, il s’écria, horrifié :
– « Papa, maman, que faites-vous ? N’avions-nous pas convenu de manger ensemble des scorpions de fer grillés ce soir ?
« Papa, maman, j’en ai attrapé plein pour vous… »
Le couple, qui n’en pouvait supporter davantage, détourna les yeux tout en levant chacun leur épée…
On entendit comme deux coups de couteau puis le jeune homme cessa de gémir. Il tressaillit, puis ne montra plus aucun signe de vie.
Un peu plus loin, une jeune fille d’une dizaine d’années levait elle aussi son épée. Le visage ruisselant de larmes, elle s’apprêtait à poignarder sa sœur aînée.
La jeune fille allongée sur le sol eut un sourire et lui dit doucement :
– « À partir d’aujourd’hui, tu vas devoir vivre seule. Ne sois plus naïve… »
La petite pleurait si fort que sa vue se brouilla. L’épée resta suspendue dans les airs.
C’est alors qu’une main puissante lui pressa le dos de la main et la poussa vers le bas.
L’enfant resta là, figée de stupeur, incapable de voir ni d’entendre quoi que ce fut.
C’était là l’antique malédiction qui frappait tous les habitants de la Cité d’Argent. Ils devaient tuer de leurs mains leurs proches par le sang afin d’empêcher que ceux-ci, une fois morts, ne deviennent d’étranges et terrifiants esprits maléfiques.
C’est pourquoi même si Darc, corrompu par une entité inconnue, était devenu un monstre et n’avait aucune valeur pour l’interrogatoire, l’observateur s’était bien gardé de le tuer. Il avait fait son possible pour le maîtriser, le ramener à la flèche où l’on attendrait l’arrivée de ses parents, sans quoi les choses n’auraient fait qu’empirer.
Les membres de l’équipe d’exploration subissaient actuellement le même traitement, un procédé resté inchangé depuis plus de deux mille ans. Même si nul ne savait s’ils allaient muter après leur mort dans cet état, personne ne se serait risqué à prendre le pari.
Heureusement que la population à la Cité d’Argent n’était guère importante et que tous vivaient au même endroit. En vertu des dispositions prises par les échelons supérieurs à chaque génération, il y avait pas mal de gens liés les uns aux autres par le sang. Même limités à trois générations, on serait toujours en mesure d’en trouver un bon nombre.
C’est pourquoi le Transcendant chargé de mettre en place une équipe de patrouille devait d’abord prendre en compte la question des liens de sang afin d’éviter tout incident.
Pour ce qui était des équipes d’exploration, les exigences n’étaient pas si strictes, leurs missions consistant à se rendre dans les profondeurs de l’obscurité et cela loin de la Cité d’Argent. S’ils venaient à mourir ou à muter, cela n’affecterait pas la sécurité de tous.
Dès lors qu’un habitant n’avait plus de parenté par le sang sur trois générations, il était placé sous étroite surveillance et sitôt qu’il tombait gravement malade ou vieillissait visiblement, on l’exilait dans les ténèbres, loin de la ville.
Lorsqu’Uddel, le précédent capitaine de l’équipe d’exploration, avait été isolé au donjon, trois anciens étaient présents dans la flèche. Cependant, ce fut le chef Colin Iliad qui, pour finir, prit des mesures, sans quoi ils auraient été contraints de tenter un sceau.
Uddel était en fait son frère biologique.
La Bergère et le Chasseur de Démons accédèrent en silence au niveau inférieur de la tour et, accompagnés de quelques Paladins de l’Aube, pénétrèrent dans les profondeurs du donjon.
Tous deux s’arrêtèrent devant une cellule, tandis que les Paladins restaient à distance.
Lovia, qui ne présentait aucun comportement anormal, entra à pas modérés dans une pièce pourvue seulement d’un lit, d’une table et d’une bougie.
Avant que la porte métallique ne se referme, elle se retourna et posa sur Colin ses yeux gris pâle.
– « Votre Excellence, vous m’avez dit un jour que lorsque les résidents de la Cité d’Argent meurent dans les profondeurs de l’obscurité, quelques jours s’écoulent avant qu’ils ne se transforment en esprits maléfiques. Les autres membres de l’équipe d’exploration ont donc largement le temps de prendre leurs distances. »
Colin acquiesça.
Lovia ferma yeux sur un triste sourire :
– « Il y a deux mois, lors d’une exploration, un membre de l’équipe est mort sous mes yeux. Feignant d’avoir été séparée du reste de l’équipe, j’ai attendu là cinq jours durant, mais il ne s’est pas transformé en esprit maléfique. »
Le Chasseur de Démons la regarda en silence, puis la porte métallique se referma avec un bruit sec. Le sceau prit alors forme.
…
Dans l’antique palais au-dessus du brouillard…
Klein, qui avait attendu un moment, fut soulagé de ne constater aucune modification de l’étoile cramoisie qui symbolisait Petit Soleil.
Il a dû réussir…
Il se frotta les tempes, s’enveloppa d’énergie spirituelle et redescendit dans le monde réel.
Le jeune homme n’avait pas plutôt réintégré son corps qu’un froid glacial l’assaillit.
Il éternua, s’empressa de dissiper le mur spirituel et se remit au lit.
Mais celui-ci, hélas, était glacé.
Heureusement que mon corps bénéficie d’une certaine protection lorsque je passe dans le brouillard, sans quoi j’aurais certainement un rhume demain… soupira-t-il en s’enroulant dans sa couverture.
Cela lui rappela un dicton amusant qu’il avait entendu dans sa vie antérieure :
La chaleur s’obtient essentiellement par vibration…
Le temps que son lit se réchauffe, il laissa son esprit vagabonder, réfléchissant à toutes sortes de choses.
Je n’ai pas eu d’affaires urgentes ces derniers temps. Les règles du Magicien sont établies. Même si je ne défie pas l’impossible et que je me contente de “jouer mon rôle” normalement, je devrais avoir totalement assimilé la potion aux alentours du Nouvel An. Il me reste maintenant à collecter les ingrédients Transcendants pour la potion du Sans Visage et à économiser les fonds nécessaires. Mais je ne veux pas précipiter les choses…
La détente se faisant dans son esprit, il eut soudain l’idée de prendre deux ou trois jours de repos.
Comme le lit se réchauffait, il s’endormit sans même s’en apercevoir. À son réveil, le jeune homme entendit les cloches de l’église sonner huit coups.
Klein sortit un bras et, sentant le froid, le rétracta aussitôt.
Il semblerait que la température ait encore baissé aujourd’hui… Puisque je n’ai rien à faire de particulier, on dirait bien que je vais pouvoir faire la grasse matinée… Détendu, il referma les yeux.
Mais au bout d’un moment, il entendit gronder son estomac en même temps qu’il sentait un renflement au niveau de son bas-ventre.
La vie est décidément pleine de choix difficiles… marmonna Klein.
Après une dizaine de minutes à se débattre entre ces deux ressentis, il abandonna, sauta du lit et se précipita dans la salle de bains située juste à côté.
Il se lava, se changea, descendit au rez-de-chaussée et sortit quelques ingrédients pour se préparer des nouilles Feynapotter.
Cette fois, il n’avait pas l’intention d’utiliser la sauce à la viande qu’il avait achetée, mais plutôt d’essayer la farce qu’il avait préparée deux jours plus tôt et dont il avait soigneusement choisi les ingrédients d’après ses souvenirs. Bien que le goût authentique fût difficile à recréer – les ingrédients de ce monde étant quelque peu différents de celui d’où il venait – il la goûta et la trouva bonne.
En un rien de temps, Klein avait devant lui un bol de nouilles bien assaisonné. C’était une matinée vraiment merveilleuse !
Fidèle à la tradition de ce monde, il feuilleta les journaux tout en mangeant et vérifia d’abord si Œil de Sagesse avait inséré une annonce.
Suite à ses réflexions de la nuit passée, le jeune homme avait décidé de prendre un peu de bon temps. Il se posa la question de savoir s’il devait aller à un concert, à un opéra ou voir une pièce de théâtre.
Les billets pour la plupart des music-halls des Quartiers Ouest, de Hillston et de Cherwood coûtent au moins six Solis, voire plusieurs Livres s’il s’agit d’un musicien célèbre. Les salles de concert spécifiquement destinées aux gens du peuple coûtent entre six à neuf Pences contre seulement un Pence pour celles ouvertes aux pauvres du Quartier Est qui ont de l’argent à dépenser…
Klein parcourait les informations qui lui permettraient de choisir ses divertissements pour la journée lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit.