Chapitre 186 – La confiance peut aussi être une faiblesse
Au-dessus de la Brume Grise, dans le palais soutenu par des colonnes de pierre.
Derrick rapporta rapidement sa mésaventure à Monsieur le Fou.
Ange Sombre Sasrir… Les noms et titres de ces Rois des Anges semblent avoir été emportés par le cours de l’histoire. Presque personne ne les connaît. Sans la découverte qu’en fit Petit Soleil dans la Terre Abandonnée par Dieu, ou sans ma rencontre directe avec l’ancien esprit maléfique que l’on soupçonne d’être l’Ange Rouge lui-même, je n’aurais sans doute pas connaissance du moindre Roi des Anges. Au mieux aurais-je entendu parler de la famille Amon, sans pouvoir approfondir le Blasphémateur… Où se trouve à présent cet Ange Sombre ? « Lui » est-Il toujours en vie ? « Lui » demeure-t-Il parmi les hautes sphères de la Rédemption de la Rose ? Klein se sentit mélancolique.
Craignant que Petit Soleil ne lui pose des questions auxquelles il ne saurait répondre, Klein interrompit aussitôt ses réflexions, se renversa nonchalamment dans son fauteuil et déclara : « Vous avez été libéré de votre impasse. Vos compagnons ne tarderont pas à vous retrouver. »
En parlant, il ne laissa pas à Petit Soleil la moindre occasion de répondre et coupa immédiatement la connexion.
Quant à fournir une explication si l’on découvrait que Petit Soleil se comportait de façon anormale, Klein dédaigna l’idée de lui rappeler d’en inventer une.
Disparaître mystérieusement puis réapparaître : n’était-il pas tout naturel que mille étrangetés s’ensuivent ?
À cet instant, Derrick se montrait fort reconnaissant que Monsieur le Fou ne lui eût posé aucune question supplémentaire. Il craignait en effet d’être exposé aux ténèbres létales ou à des monstres tapis dès qu’il aurait quitté l’alter ego de la Ville de l’Après-Midi. Il souhaitait donc ardemment reprendre le contrôle de son corps au plus vite afin de prendre les précautions nécessaires. Cependant, si Monsieur le Fou lui avait réellement adressé une question, il l’aurait tout de même expliquée avec sérieux et une patience exemplaire.
Lorsque sa conscience réintégra son corps, Derrick retrouva rapidement ses sens.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il aperçut une bougie presque consumée ; la flamme de la mèche vacillait dans le courant d’air.
Aussitôt après, il s’aperçut que le Chef s’était posté à ses côtés à un moment indéterminé. Le grand Haim et Joshua au gant rouge se tenaient prudemment deux pas en arrière.
Depuis combien de temps m’observent-ils ainsi… Bien que Derrick eût déjà trouvé un prétexte au-dessus de la Brume Grise, il se sentait tout de même coupable et nerveux.
Le visage ridé de Colin demeurait impassible. D’un ton neutre, il regarda Derrick Berg et demanda : « Qu’avez-vous rencontré ? »
Derrick ne répondit pas immédiatement, car cela aurait donné l’impression qu’il avait déjà inventé une excuse. Il utilisa une astuce enseignée par Le Pendu : il marqua volontairement quelques secondes de silence puis, comme s’il se remémorait, il narra d’une voix hachée : « Je… j’ai vu l’autel après être entré dans la chambre souterraine. Je soupçonnais qu’il s’agissait bien d’un autel et j’ai tenté d’identifier les mots et symboles qui y demeuraient. J’ai reconnu trois noms. L’un d’eux était l’Ange du Destin Ouroboros… À cet instant, la lumière de la lanterne s’est éteinte. Quand j’ai tourné la tête, Haim et Joshua avaient disparu. J’ai créé une source de lumière et suis sorti de la chambre souterraine ; j’ai découvert que l’extérieur était encore… encore la Ville de l’Après-Midi. Cependant, nombre de bâtiments avaient des bougies allumées à l’intérieur, comme si… comme si des humains y vivaient.
Je n’ai pas osé quitter l’édifice et suis retourné à la chambre souterraine. J’ai tenté de refaire la même chose. Euh, Chef, dans cette Ville de l’Après-Midi, les inscriptions sur l’autel étaient tout à fait intactes. Il y avait trois langues au total : le jotun, le dragonien et une autre que je ne connais pas. Toutefois, les deux premières exprimaient les mêmes mots : les noms et titres des trois anges ainsi que la Rédemption de la Rose…
Plus tard, je me suis retrouvé ici. »
Tout ce qu’il venait de dire était vrai et plutôt exhaustif. Il s’était seulement abstenu de préciser les modalités de son retour.
Derrick ne nourrissait aucun espoir de mentir avec succès au Chef. Il comptait feindre la confusion si on le poussait dans ses retranchements, rejetant la faute sur l’anomalie de son propre corps qu’il ne comprenait pas.
Cela ne manquera pas d’éveiller la méfiance du Chef, mais Monsieur le Pendu et Mademoiselle la Justice de la Voie du Spectateur ont tous affirmé qu’il ne poserait pas trop de questions sur ce genre de sujets. En paraissant anormal, m’accordera-t-il plus d’importance ? Je serai vu comme une pièce capable de contrebalancer l’Ancienne Lovia… Le monde extérieur est vraiment compliqué. Ce n’est que récemment que j’ai pleinement saisi leur façon de penser… Derrick ne put s’empêcher de soupirer intérieurement.
Dans un environnement aussi hostile, gaspiller la moindre parcelle de force signifiait accroître le danger pour la Cité d’Argent. Les conflits étaient donc rares par le passé ; et, lorsqu’ils survenaient, ils se concentraient essentiellement au sein du conseil des six membres. Les autres Transcendants apprenaient d’emblée, lors de leurs patrouilles et expéditions, l’importance de la coopération.
Colin hocha doucement la tête, s’avança vers l’autel et reproduisit le geste décrit par Derrick, sans pour autant disparaître. Il demeura planté là où il se trouvait.
« À ce qu’il paraît, les pouvoirs résiduels ont déjà accompli leur mission », murmura pour lui-même le Chasseur de Démons.
Je n’avais même pas besoin d’inventer une excuse… pensa Derrick, légèrement embarrassé.
Colin réfléchit un instant avant de tourner la tête vers Derrick.
« Quels sont les titres correspondants de Médicis et de Sasrir ? »
« Ange Rouge et Ange Sombre. » Derrick répondit honnêtement.
Colin acquiesça doucement, comme plongé dans ses pensées.
« Dans un petit nombre d’ouvrages, il est fait mention d’un Ange Rouge, mais sans nom précis qui lui soit associé. Quant à l’Ange Sombre Sasrir, “Il” s’est complètement perdu dans les limbes de l’histoire. »
Derrick s’apprêtait à profiter de l’occasion pour interroger son supérieur sur les autres Rois des Anges lorsqu’il remarqua soudain que la lumière vacillante de la bougie dans la chambre souterraine s’était affaiblie, comme si une ombre déferlait de l’extérieur.
« Quittons les lieux pour l’instant », déclara prudemment Colin le Chasseur de Démons, ayant perçu la même chose.
Brandissant la Hache de l’Ouragan, Derrick se dirigea aussitôt vers Haim et Joshua afin de former avec eux une formation de combat.
Cependant, à peine avait-il fait un pas qu’il constata que Haim s’était déporté de deux mètres, tandis que Joshua levait sa main gauche gantée de rouge. Tous deux ne dissimulaient pas leur méfiance et l’observaient avec acuité.
Derrick savait que cette réaction était parfaitement normale ; les leçons d’exploration l’enseignaient clairement : observez et limitez le contact avec un compagnon venant d’échapper à une situation étrange !
Et je n’ai pas encore expliqué clairement comment j’ai quitté cette étrange Ville de l’Après-Midi… Derrick ouvrit la bouche, prêt à se justifier, puis la referma dans un silence gêné.
Rougissant de honte et d’amertume, il pinça les lèvres. Tenant sa Hache de l’Ouragan, il se détourna et suivit le Chef, franchissant les marches une à une pour quitter la chambre souterraine.
Le quatuor atteignit bientôt l’entrée et s’apprêta à partir. À leur grande surprise, la Ville de l’Après-Midi, dont les ombres enveloppaient les bâtiments, semblait s’être encore assombrie.
Presque aussitôt, des lueurs de bougies jaillirent des fenêtres de divers édifices. Ces halos jaune ternes formaient un réseau plus ou moins continu, silencieux et pesant.
…
Klein ne demeura pas longtemps au-dessus de la Brume Grise. Il regagna rapidement la salle de bains et rangea les objets correspondants.
Espérons qu’il n’y aura plus d’incidents du côté de Petit Soleil. Il ne serait guère judicieux pour moi d’entrer sans cesse dans la salle de bains. Ceux qui savent comprendraient que je dissimule un secret, mais les ignorants penseraient assurément que Gehrman Sparrow souffre d’un problème de vessie. Ce serait une tache sur mon personnage !
Bien que j’aie déjà digéré la potion de Sans-Visage, le Marionnettiste Rosago est passé d’une Séquence à la suivante. La Caractéristique de Transcendant qu’il a laissée contient manifestement un ensemble de potion de Sans-Visage… Employer cette Caractéristique comme ingrédient principal reviendrait pour moi à ingurgiter une potion supplémentaire de Sans-Visage, de Magicien, de Clown et de Devin, voire davantage encore…
Soupir… Je dois m’efforcer de respecter au mieux les divers principes que j’ai déjà établis, afin de digérer ces portions excédentaires. Klein fit apparaître de l’eau claire et se lava le visage avant de sortir de la salle de bains.
Alors qu’il se demandait si l’heure du dîner approchait et s’apprêtait à sortir sa montre de poche en or pour vérifier, la scène devant ses yeux s’assombrit soudainement ; il ne distinguait plus même ses propres doigts.
Voilà la nuit de nouveau… Les intervalles n’obéissent à aucune logique… Si nous rencontrons un monstre et que les deux camps s’affrontent violemment, que se passera-t-il si le ciel s’obscurcit soudain ? Les monstres sont aussi des créatures, ils doivent dormir ; sinon, il y a de fortes chances qu’ils disparaissent dans la nuit… Hé hé, les deux parties devront s’allonger et dormir, puis reprendre le combat à leur réveil… Est-ce vraiment un scénario qui passerait la censure ? Klein, détendu après sa réussite, persifla en se hâtant vers son lit.
À peine couché, il songea soudain à un problème.
La nuit, ici, est très dangereuse. Si les créatures vivantes ne dorment pas, elles disparaîtront purement et simplement.
L’obscurité de la Terre Abandonnée par Dieu, y compris dans la Cité d’Argent, est tout aussi périlleuse. Sans lumière pour la dissiper, les humains s’évanouissent totalement si les ténèbres durent plus de cinq secondes.
C’est vraiment similaire… Se pourrait-il qu’il y ait un lien ?
Klein secoua la tête et, par la Cogitation, entra en rêve.
Au cœur du rêve, il réalisa qu’il avait de nouveau changé de lieu dès qu’il était devenu lucide !
La dernière fois qu’il avait quitté le rêve, il se trouvait sur le rocher où l’Amirale des Étoiles Cattleya était assise, genoux serrés contre elle. Cette fois, il faisait face à un escalier.
La lumière du couchant filtrait à travers les vitraux situés bien au-dessus, conférant à l’escalier en spirale noir, orné de sculptures, une beauté saisissante.
Klein tourna instinctivement la tête sur le côté et aperçut la Reine Mystique perchée en haut de l’escalier.
Cette longue femme aux cheveux châtain clair ne portait pas sa robe aux pans ouverts. Elle arborait un chemisier blanc garni de dentelle et de rubans fleuris, surmonté d’une simple redingote bleu foncé. Ses jambes étaient toujours vêtues d’un pantalon beige et de bottes de cuir noir. Klein se disait toutefois que la Reine Mystique possédait sans doute une garde-robe entière, voire une pièce entière remplie de pantalons et de bottes identiques.
« Que se passe-t-il ? » demanda Klein de sa propre initiative.
La Reine Mystique caressa la rampe de sa main droite tout en descendant lentement.
« La confiance peut parfois constituer une faiblesse.
Vous accordez une foi excessive à votre sifflet de cuivre et à votre grue de papier. Peut-être qu’un jour ils deviendront la source du danger. »
Klein en fut légèrement troublé, mais il n’en laissa rien paraître.
« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. »
« La confiance peut parfois constituer une faiblesse », répéta la Reine Mystique. « Cattleya se fie trop à l’Artéfact Scellé qu’elle a confié à Heath Doyle. Si je n’étais pas montée à bord, Nina, Frank Lee et elle seraient mortes. Mais vous auriez pu survivre. »
« Cet Artéfact Scellé n’est donc pas réellement capable de bloquer les murmures qui emplissent ces eaux ? C’est ainsi que Heath Doyle a muté ? » déduisit Klein avec perspicacité.
La Reine Mystique acquiesça.
« En temps normal, il le peut. Mais savez-vous de qui proviennent les murmures qui imprègnent ces eaux ? »
Sans attendre la réponse de Klein, elle donna la réponse.
« Le Véritable Créateur. »
