Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 185 – Des champignons appétissants
Darc ? L’image du jeune homme surgit dans l’esprit de Derrick.
De taille moyenne, il était fort et légèrement grassouillet. Adolescent optimiste et joyeux qui affichait souvent un sourire amical, il suivait l’enseignement général aux côtés de Derrick et était l’un de ses coéquipiers lorsqu’il patrouillait.
Mais depuis l’exploration du temple à moitié détruit du Créateur Déchu, il était devenu réservé, se contentant de sourire à tout le monde.
Au souvenir des changements survenus chez Darc Régence, Derrick ne put s’empêcher de frémir. Un frisson lui parcourut le dos.
Pourquoi cette soudaine visite ? Il vient de sortir de quarantaine, ne devrait-il pas rentrer chez lui ?
De nombreuses questions assaillaient Derrick lorsque soudain, une pensée lui traversa l’esprit :
Lovia l’Ancienne aurait-elle appris que je soupçonne qu’il leur est arrivé quelque chose et l’aurait envoyé s’occuper de moi ?
D’abord choqué et horrifié, l’adolescent se dit que ce n’était peut-être pas une mauvaise chose.
M. le Pendu a dit : « Si vous n’avez pas les témoins requis, servez-vous du Transcendant qui vous surveille. » Or celui-ci se trouve précisément dans le coin. Si Darc venait brusquement à m’attaquer, ce serait la preuve que quelque chose ne va pas chez lui !
Même si je n’utilise pas l’objet de M. Le Monde, je peux faire en sorte que tout se passe bien !
Derrick tourna la tête vers la fenêtre.
La fréquence des éclairs étant tombée à son point le plus bas, il fallait attendre une ou deux minutes pour qu’un éclair traversât le ciel, l’illuminant en partie. La plupart du temps, la Cité d’Argent et le monde environnant étaient plongés dans une profonde obscurité.
S’il avait été seul, Derrick ne se serait pas soucié d’une bougie. Il aimait à s’allonger tranquillement dans son lit et penser à toutes sortes de choses.
Cela dit, il n’ignorait pas que c’était plutôt dangereux. Sans lumière pour dissiper l’obscurité, des monstres pouvaient surgir brusquement et ce même à la Cité d’Argent. Mais le jeune homme étant un Supplicateur de la Lumière, possédait l’attribut de la lumière et n’avait donc rien à redouter.
Toc ! Toc ! Toc ! Darc frappa une nouvelle fois à la porte, visiblement pressé de voir le maître des lieux ouvrir.
Il n’était pas comme ça avant, il était très poli… pensa Derrick, profondément attristé.
Il sortit d’un coffret en bois une bougie qu’il plaça au centre de la table, puis, frottant ses doigts, il créa une flamme dorée avec laquelle il l’alluma.
Une faible mais chaude lueur emplit la pièce, accompagnée d’un léger arôme piquant.
Les bougies de la Cité d’Argent étaient principalement fabriquées à partir d’huile obtenue de la graisse des monstres et selon leurs origines, elles avaient des odeurs différentes.
Après une profonde inspiration, Derrick, très vigilant, se dirigea vers la porte et l’ouvrit.
– « Pourquoi étiez-vous si long ? » demanda Darc avec un sourire.
– « Je cherchais des bougies », répondit Derrick.
N’osant pas tourner le dos à son camarade et coéquipier, il marcha à ses côtés jusqu’à la table où ils s’installèrent, chacun à sa place.
– « Voulez-vous goûter à ces fruits Doom récemment séchés ? » demanda Darc en détachant de sa taille un petit sac de tissu.
Les fruits Doom, l’une des rares collations à la Cité d’Argent, provenaient d’une plante appelée la Vigne Sanglante du Destin, un organisme qui n’avait pas besoin de lumière pour croître et qui se nourrissait de cadavres en décomposition. Cette plante ayant tendance à attaquer, elle était considérée comme un faible monstre des plus courants.
Chaque plant donnait de nombreux fruits noirs de la taille d’un pouce et que l’on pouvait manger directement. Quoique croquants et sucrés, ils n’étaient guère nutritifs et ne pouvaient rassasier, aussi n’étaient-ils consommés qu’à titre d’en cas quotidien. Une patrouille pouvait échanger ses points de mérite contre plusieurs grands sacs de ces fruits.
– « Non, merci », répondit Derrick, prudent.
– « Très bien. »
Darc sortit du sac une poignée de fruits noirs, en prit un qu’il lança dans sa bouche et croqua.
– « Avez-vous rencontré des monstres dans la partie souterraine du temple ? » s’enquit Derrick après réflexion.
Darc cessa de mâcher et répondit en souriant :
« Pas mal, mais ils n’étaient pas très puissants. Nous n’avons eu aucune peine à les éliminer. Cet endroit ayant été détruit il y a longtemps, les monstres puissants sont certainement partis. »
Il marqua une courte pause et ajouta en esquissant un sourire : « Nous avons trouvé d’étranges plantes tout en bas du temple. Elles ressemblaient aux champignons dont on nous a parlé en cours de culture générale. Ils avaient l’air très appétissants.
« Ils sont comestibles, cela a été vérifié. Ils peuvent apporter une amélioration de la spiritualité, renforcer le corps et si on les accompagne de monstres rôtis, il s’en dégage un parfum inimaginable. »
En disant cela, il sortit d’un autre sac de tissu un objet en forme de champignon de la taille d’une paume. La tige en était d’un blanc laiteux, et le chapeau d’un rouge vif et cristallin parsemé de taches couleur d’or sombre.
À la seule vue de cette plante, Derrick ravala sa salive. On aurait dit qu’il n’avait pas mangé depuis des jours.
La faible lumière de la bougie donnait à ce bel objet en forme de champignon un éclat attrayant auquel son appétit ne pouvait résister.
– « En voici un pour toi », fit Darc avec un sourire chaleureux.
– « Ok, ok… »
Derrick faillit prendre le champignon et le fourrer dans sa bouche, mais finalement, il se fit violence :
– « Je le goûterai demain. »
Sans un mot, Darc poussa le champignon devant lui et continua à manger ses fruits.
Détournant à grand peine son regard du “champignon”, Derrick s’enquit :
– « Avez-vous fait des découvertes au cours de cette expédition ? »
Son compagnon interrompit son grignotage et, un fruit noir à la main, répondit d’un air extrêmement sérieux :
– « Oui ! Nous avons trouvé de nombreuses peintures murales, une série continue de peintures murales. Vous souvenez-vous de la statue découverte dans le temple ? »
Derrick jeta un coup d’oeil au “champignon” et acquiesça de la tête :
– « Tout à fait. C’était une immense croix sur laquelle était cloué un homme nu, tête en bas, et tout barbouillé de sang. »
Darc, qui jouait avec le fruit qu’il avait en main, précisa :
– « D’après les peintures murales que nous avons récemment découvertes, ceux qui ont bâti ce temple étaient convaincus que cette statue représentait le Seigneur créateur de toute chose, le Dieu omnipotent ; que le Seigneur n’avait pas abandonné cette terre, mais que lors du cataclysme, il avait porté la grande majorité de nos fautes, passant ainsi de la position verticale à la position inversée, de la liberté de marcher à la croix et versant son sang à notre place.
« La grâce de Dieu ne connaît pas de limites. Nous ne sommes pas abandonnés, bien au contraire. Nous sommes ses élus bien-aimés. Si le Seigneur n’avait pas porté nos péchés et versé son sang pour nous, la Cité d’Argent aurait depuis longtemps été détruite et les hommes auraient cessé d’exister ! »
Ce n’est pas vrai. Dans le monde extérieur, au Royaume de Loen où vivent Monsieur le Pendu, Miss Justice et les autres, il n’y a ni malédiction, ni obscurité extrême, ni monstres tapis dans les ténèbres… pensait Derrick en son for intérieur.
« Si c’est vrai, il nous suffit de changer les symboles et le titre honorifique au cours du rituel et le Seigneur nous répondra à nouveau… » reprit Darc qui lui décrivit les peintures murales sous le temple, lui faisant part de ses hypothèses.
Derrick avait de plus en plus de mal à résister à la tentation de manger le “champignon”.
Non, il ne faut pas ! Si je le mangeais, je pourrais finir comme Darc et les autres, complètement corrompu par le Créateur déchu et devenir un croyant fanatique… Même si quelqu’un me surveillait, il ne remarquerait rien d’anormal…
Une vague de terreur le submergea. Il devait faire quelque chose pour se sortir de cette situation.
Chasser Darc et lui rendre le “champignon” ? Cela reviendrait à renoncer à cette opportunité… se dit l’adolescent en portant instinctivement son regard sur la flamme jaune de la bougie qui brûlait tranquillement.
Passant rapidement en revue le plan dont il avait discuté avec Le Pendu, il se leva calmement
– « Je vais vous chercher un verre d’eau. »
Darc acquiesça et jeta dans sa bouche le fruit noir qu’il croqua bruyamment.
Derrick, qui était en train de servir l’eau, ralentit ses gestes, baissa la tête, prononça le titre honorifique du Fou et dit :
« Votre dévoué serviteur sollicite votre attention.
« Il vous prie d’accepter ses offrandes et d’ouvrir les portes de votre royaume. »
Une forte rafale de vent se mit à souffler dans la pièce et la puissance de la nature, générée sous l’influence de l’incantation, se mit à former des vagues bien visibles.
Darc, qui venait de prendre un autre fruit, leva brusquement la tête en direction de Derrick, qui, sur le côté, lui faisait face.
– « Que s’est-il passé ? »
Sans un mot, Derrick mit la main sur la Hache de l’Ouragan et, glissant l’autre dans sa poche secrète, dissipa le mur spirituel qui protégeait la boîte de fer. Jetant un regard particulièrement vigilent à son coéquipier et camarade de cours, il vit son visage s’assombrir et une leur d’un rouge vif passer dans ses yeux bleus.
Le fruit qu’il tenait à la main avait pris une teinte chair pâle.
Ce n’était pas un fruit mais un doigt, un doigt sanglant, un doigt humain !
Tous les fruits posés sur la table étaient en fait des doigts humains !
Quant au “champignon” aux couleurs vives, il avait également changé d’apparence. Il n’était plus aussi beau, ne dégageait plus son éclat appétissant. C’était un cuir chevelu taché de sang aux courts cheveux noirs !
« Qu’as-tu fait ? » demanda Darc d’une voix froide, erratique.
…
Backlund, 15 rue Minsk…
Klein venait à peine de se glisser sous sa couette, bien au chaud, lorsqu’il entendit ce qui ressemblait à une prière de Petit Soleil. Quittant à grand peine son lit, il généra un mur d’énergie spirituelle, fit quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et se transporta au-dessus du brouillard gris.
Assis sur le siège du Fou et prenant son temps pour examiner la requête de Derrick, il fit apparaître sur la table et en bon ordre la carte de l’Empereur Noir, les figurines de papier et d’autres objets.
Selon le plan du Pendu, Le Soleil était supposé stimuler la mutation du membre de l’équipe d’exploration au cours d’un rituel sacrificiel. De cette façon, une fois l’affaire terminée, il serait assez simple de faire disparaître l’objet emprunté au Monde pour ne laisser aucune preuve. Il pourrait ensuite rejeter toute la faute sur Amon !
Pour ce qui était du Fou, Klein avait accédé à la demande de Petit Soleil de simplifier le rituel en ne respectant que les étapes principales.
Pour le moment, il attendait que le prélude du rituel soit terminé pour pouvoir répondre.