Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 182 – La Caractéristique Transcendante du Shérif
L’Empereur Noir ? Le Pendu, qui écoutait négligemment Miss Justice, leva brusquement la tête, le regard vif et perçant.
Il venait d’apprendre que la carte qu’avait en main Le Fou était l’Empereur Noir, une des Cartes du Blasphème créées par l’Empereur Roselle !
Cela aurait-il un rapport avec Le Fou ? Alger jeta un rapide coup d’œil à l’extrémité de la longue table de bronze et baissa aussitôt la tête.
Si vraiment c’est son adorateur qui est à l’origine des faits, ce ne doit pas être une mince affaire… se dit-il en écoutant attentivement le récit de Miss Justice.
Fors, qui connaissait déjà les faits par le biais de Xio et avait émis quelques hypothèses à ce sujet, jeta également un coup d’œil au Fou dans l’espoir d’avoir un aperçu de la vérité à travers la réaction de cette entité dissimulée dans l’épais brouillard gris, mais ce dernier était aussi calme qu’à l’accoutumée.
Audrey, qui n’a rien pu glaner non plus, s’arrêta un instant, puis repris :
– « La victime est Capim, un magnat. D’après de nombreuses rumeurs, il s’agirait du plus gros trafiquant d’êtres humains de Backlund. Le Bandit Héroïque s’est infiltré dans sa villa et lui a pris la vie, sauvant ainsi de nombreuses jeunes filles innocentes enfermées dans ses cachots souterrains.
« Le cadavre de Capim a été découvert couvert de cartes de tarot. Sur son visage, on pouvait voir les cartes symbolisant le “Jugement” et “L’Empereur”. »
Elle ne mentionna pas le coffre-fort, détail sans importance à ses yeux.
Des cartes de tarot ? Serait-ce la signature de notre Club du Tarot ? Une minute ! Un trafiquant d’êtres humains ?
Alger se tourna vers l’extrémité de la table et demanda humblement :
– « M. Le Fou, Capim était-il lié à la disparition des esclaves coloniaux ? »
Il faisait allusion à une mission que lui avait confiée l’Église du Seigneur des Tempêtes. Ayant repéré un suspect du nom de Baelen, il avait demandé à Justice, à La Magicienne et au Monde, qui vivaient à Backlund, de garder un œil sur lui.
En entendant Audrey parler d’un ” trafiquant d’êtres humains “, Le Pendu pensa intuitivement que cela avait un rapport avec la disparition de nombreuses tribus sur le Continent Sud et la fuite de bon nombre d’esclaves de plusieurs îles de la Mer de Sonia.
Il avait le sentiment que seule une affaire comme celle-ci, qui semblait cacher quelques secrets, pouvait intéresser Le Fou.
Il n’est, bien sûr, pas exclu qu’il s’agisse d’un acte indépendant de l’adorateur du Fou. Qu’il n’ait pas pu attendre que tout soit arrangé comme le ferait une marionnette manipulée… pensait Alger.
Capim aurait quelque chose à voir avec la récente disparition des esclaves coloniaux ? À bien y réfléchir, on ne saurait éliminer cette hypothèse. Il y avait quatre Transcendants dans sa villa, ce qui, en soit, n’est pas normal… Même si un magnat comme lui engageait des gardes du corps Transcendants, il ne pourrait obtenir qu’une séquence 7 et deux séquences 8 ou 9 tout au plus. Harras, avec ses objets occultes, était l’équivalent d’un expert de Séquence 5…
L’esprit agité par les paroles du Pendu, Klein eut le sentiment qu’il pouvait y avoir un vague lien entre ces affaires. Mais comme il n’en était pas certain, il éluda la question et eut un petit rire :
– « Mon adorateur a apporté quelques modestes contributions dans cette affaire. »
J’en étais sûre ! se dit Audrey, toute joyeuse, les yeux brillants.
Fors, quant à elle, était partagée entre la joie et la nostalgie :
Je pensais bien … C’est la première fois que je suis face, dans la vie réelle, à quelque chose en rapport avec le Club du Tarot…
Pour Alger, Le Fou venait indirectement de confirmer son hypothèse.
Pour avoir poussé l’adorateur d’une entité secrète à passer à l’action, Capim n’était certainement pas un simple trafiquant d’êtres humains. Il faut donc qu’il y ait une forte corrélation entre le trafic humain et la disparition des esclaves, deux affaires assez complexes.
Sans attendre que Justice prenne la parole, Klein tapota légèrement du doigt sur le bord de la longue table et reprit tranquillement : « Dans cette affaire, il a récupéré deux caractéristiques Transcendantes qu’il souhaite vendre au plus vite. Elles correspondent à la Séquence 8 du Shérif et à la Séquence 7 de l’Interrogateur. »
Le Shérif, l’Interrogateur… Ces Séquences ne sont-elles pas issues de la voie de l’Arbitre, que contrôle la famille Auguste ? Seuls les membres de la famille royale, les anciens nobles et les militaires peuvent les acquérir… Capim était-il soutenu par l’un d’entre eux ? N’écartons pas non plus la famille Castiya du Royaume de Feynapotter…
Alger fronça les sourcils. La disparition des esclaves n’était pas aussi simple qu’il n’y paraissait.
Les pensées d’Audrey rejoignaient les siennes. Jamais elle n’aurait pensé que les Transcendants présents dans la villa de Capim puissent être issus de la voie de l’Arbitre. Confuse, elle pinça légèrement les lèvres :
Il est impossible que la faction qui contrôle ces formules soit de connivence avec un trafiquant d’êtres humains comme Capim…
Le Shérif ? Fors, qui savait que son amie Xio économisait pour se procurer les ingrédients de cette potion, se redressa précipitamment et demanda, perplexe :
– « Monsieur Le Fou, qu’est-ce qu’une caractéristique Transcendante ? »
Ce n’est pas ce que j’attendais. N’auriez-vous pas dû m’en demander directement le prix ? Mais c’est vrai, je ne crois pas avoir jamais parlé à Mlle La Magicienne de la Loi sur l’Indestructibilité et la Conservation des Caractéristiques Transcendantes…
D’abord décontenancé, Klein réfléchissait à la manière dont il allait répondre lorsqu’Audrey prit la parole :
– « M. Le Fou, puis-je répondre à cette question ? Le règlement correspondant vous sera versé directement. »
Étant l’amie de Fors, elle s’était portée volontaire de peur que Le Fou ne veuille partager à nouveau ce savoir.
– « Pas de problème », répondit Klein avec un sourire.
Miss Justice est toujours là pour se préoccuper des choses qui me dérangent… soupira-t-il, ému.
Ouf, fit la jeune femme, soulagée avant de se tourner vers Fors :
– « Voulez-vous connaître la réponse ? » demanda-t-elle sans recourir au vocabulaire ou à la manière de s’exprimer propre aux aristocrates. « Combien êtes-vous prête à payer ? »
– « Bien sûr ! » Acquiesça vivement la romancière. Puis, regardant la silhouette enveloppée de brouillard, elle demanda respectueusement : « Monsieur Le Fou, puis-je régler avec un autre chapitre d’ Aperçu du Monde des Esprits ? »
Elle avait délibérément mis l’accent sur le mot “autre”, sachant que le chapitre qu’elle comptait donner au Monde serait d’abord sacrifié au Fou et que les connaissances qu’il contenait et qui pouvaient être consultées à tout moment n’avaient apparemment pas de valeur pour une transaction.
Elle ne se doutait pas qu’un personnage aussi puissant que Le Fou allait y jeter un coup d’œil et se disait simplement qu’il était plus honnête de proposer un autre chapitre.
Parfois, tout ce qui compte aux yeux d’un personnage puissant, c’est votre attitude , avait-elle lu dans de nombreux romans.
Klein s’adossa à sa chaise.
– « Bien sûr », répondit-il d’un ton indifférent.
– « Merci, M. Le Fou », dit Fors, incapable de réprimer son sourire.
Son instinct lui disait qu’elle allait être initié à un savoir secret de haut niveau.
Soulagée, Audrey eut un léger sourire.
– « Dans l’univers des Transcendants, il existe une loi. Rappelez-vous, il s’agit d’une loi.
« Dans les voies similaires, les caractéristiques totales sont conservées. Elles n’augmentent ni ne diminuent, mais ne font que passer d’une entité à une autre en changeant de forme.
« Lorsqu’un Transcendant meurt, ses caractéristiques se séparent de lui et deviennent l’équivalent de l’ingrédient principal d’une potion. Euh… sauf les reliques des Saccageurs. Elles ne peuvent être transformées qu’en objets en raison des dangers potentiels qu’elles recèlent. »
On aurait dit qu’un éclair traversait l’esprit de Fors. Elle venait de comprendre beaucoup de choses.
Les reliques que m’a laissées Mme Aulisa étaient donc sa caractéristique Transcendante… Aux yeux des autres, tout Transcendant est donc un ingrédient sur pieds… C’est vraiment sombre… se dit la romancière en serrant fortement les poings, avec l’impression que l’univers des Transcendants était essentiellement un monde de fous.
Cela dit, le fait qu’elle en soit devenue une en absorbant les caractéristiques laissées par Mme Aulisa ne la répugnait pas, bien au contraire. Cela lui donnait un léger sentiment de chaleur.
Mme Aulisa, en effet, était la personne qui l’avait le plus considérée entre la mort de sa mère et sa rencontre avec Xio, aussi le fait d’être liée à jamais à cette femme par le biais de ses reliques était certes triste, mais lui faisait chaud au cœur.
– « C’est donc ça. La loi d’Indestructibilité et de Conservation des Caractéristiques Transcendantes… Dois-je comprendre que la caractéristique laissée par un Sheriff est équivalente à tous les ingrédients principaux ? » demanda-t-elle pour être certaine.
– « Oui », répondit Audrey qui pensait elle aussi à Xio.
Fors se leva aussitôt et s’inclina devant la mystérieuse entité qui regardait tout de haut.
– « M. Le Fou, pourriez-vous demander à votre adorateur de me réserver la caractéristique Transcendante du Shérif ? Je voudrais l’acheter, mais pour le moment, je n’ai pas les fonds. Seriez-vous d’accord pour m’accorder une semaine ? »
– « Bien sûr », répondit Klein en faisant mine de ne pas s’en soucier.
Fors poussa un soupir de soulagement :
– « Combien votre adorateur en veut-il ? »
Le prix d’un ingrédient Transcendant de Séquence 8 est d’environ 300 Livres… se dit Klein qui eut un sourire :
– « 600 Livres d’Or »
Cela dit et pour montrer qu’il n’avait que faire d’une caractéristique de Séquence 8, Le Fou changea aussitôt de sujet.
Il regarda autour de lui et fit apparaître quelques parchemins en peau de chèvre.
– « Voici la signification d’une partie des symboles secrets de Roselle. Je vous donne gratuitement ces informations afin que vous puissiez plus facilement collecter les entrées du journal. »
Les informations en question comprenaient des chiffres et des dates. Si Klein avait décidé de les leur communiquer, c’était par crainte qu’ils ne se procurent un jour des contrefaçons.
Avec ces dates, ils seront en mesure d’éliminer la plupart des faux… pensa-t-il avec un petit rire.
Audrey et les autres, qui ne s’attendaient pas à se voir communiquer de telles informations, en furent agréablement surpris. Même si tous s’étaient aperçus que les symboles secrets présents sur la peau de chèvre étaient des plus simples, c’était un bon début. Il y aurait assurément une seconde puis une troisième fois !
Après un court échange, Klein leur dit d’un ton doux :
– « La réunion d’aujourd’hui est terminée. »
– « Comme il vous plaira », répondirent Audrey, Alger et les autres en se levant pour s’incliner.
Les rayons pourpres se dissipèrent et l’antique palais au-dessus du brouillard gris retrouva sa tranquillité. Klein resta seul, assis sur la chaise à haut dossier du Fou.