Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 176 – Le Faucon de Nuit
La lune cramoisie étant masquée par les nuages, sa lumière qui filtrait à travers le rideau soulignait à peine les principaux objets de la chambre. L’obscurité et l’intensité étaient devenus le thème principal de la pièce.
Klein, qui était assis là, n’était pas pressé de partir.
Il regarda le Dr Aaron endormi et se mit à analyser les images qu’il avait vues en rêve.
Will avait en main la Roue de la Fortune. Dans ce type de rêve, tout est symbolique. C’est une révélation obtenue par Projection Astrale… En d’autres termes, l’affaire Will Auceptin est liée au destin. De plus, cet énorme serpent argenté pourrait très bien représenter le Serpent de Mercure. Cet enfant serait en fait lié à un Transcendant de Haute Séquence, à la voie des Monstres ou à un étrange Artefact Scellé…
Le danger, en ce qui le concerne, vient-il du Serpent de Mercure ou résulte-t-il de la cupidité due à l’étrange Artefact Scellé ?
Mais le Serpent de Mercure est un Séquence 1, une entité proche d’une divinité. Son nom, à lui seul, est représentatif de Son niveau élevé. Il est impossible qu’Il ne puisse rien faire à un enfant comme Will Auceptin. Cet Amon, dont je ne connais pas la Séquence – 1, 2 ou peut-être 3 – aurait même pu envahir l’espace au-dessus du brouillard gris à l’aide d’un simple avatar…
Apparemment, cette affaire n’est pas aussi simple. Il doit y avoir un immense secret derrière tout ça.
À cette pensée, Klein était décidé à se retirer totalement.
Manifestement, c’est très dangereux. De plus, cette carte de tarot n’est peut-être pas un objet occulte. Il se pourrait bien que la particularité réside dans l’enfant lui-même. Si ce n’étaient les cauchemars, les problèmes du Dr Aaron sont réglés. Je ne vois pas de raison de m’en mêler. Prendre l’initiative de défier l’impossible reviendrait presque à un suicide… Hmm, je dois suivre ce que mon cœur me dit !
De sa main gantée de noir, Klein prit appui sur la commode et se leva doucement.
À peine entré dans le rêve, il avait acquis la certitude que le cauchemar du Dr Aaron résultait d’une révélation que sa Projection Astrale avait reçue dans le monde des esprits, une révélation provenant d’une entité de haut rang. La grue de papier ne servait qu’à le localiser.
À en croire l’un des chapitres du Livre des Secrets, Klein aurait pu, lui aussi, s’en servir pour déterminer l’endroit où se trouvait la Projection Astrale du chirurgien dans le monde des esprits et observer pour trouver la source de la révélation, mais il était bien résolu à ne pas s’en mêler.
Le jeune homme s’étira, eut encore la curiosité de fouiller dans le portefeuille en cuir du Dr. Aaron et en sortit la grue de papier.
Il l’accrocha au bout de sa canne et les prit tous deux en main. Son regard se fit profond et il murmura pour lui-même : Où se trouve actuellement Will Auceptin.
Lorsqu’il eut répété sept fois la phrase, une brise se mit à souffler dans la pièce, apportant avec elle une sensation de fraîcheur, comme si elle soufflait sur l’âme.
Le jeune homme ouvrit sa main droite : la canne demeura un moment droite, puis tomba, accompagnée de la grue de papier, en diagonale vers le lit.
Klein fronça les sourcils, changea de position et reçut un retour à sa divination.
Le point d’intersection entre les deux essais était le Dr. Aaron !
La position de Will Auceptin se superpose à celle du Dr Aaron… Intéressant … se dit Klein, à la fois amusé et étonné.
Sa curiosité était piquée à l’extrême.
Même s’il n’avait pas l’intention de s’impliquer dans cette affaire, il aurait voulu avoir l’explication de ce phénomène. Très vite, une nouvelle idée lui vint :
Hmm… Pourquoi ne pas emporter la grue au-dessus du brouillard gris et procéder à une divination ? Le brouillard faisant obstruction, je ne risque aucun accident…
Comme il n’était pas pratique pour lui de s’invoquer dans la chambre du Dr. Aaron, il résolut de prendre la grue et de rentrer chez lui.
En fait, il s’y était préparé. N’ayant aucune certitude de la gravité de l’affaire avant de venir et espérant trouver Will Auceptin pour voir s’il avait la possibilité d’obtenir la carte de tarot, il avait préparé une autre grue de papier pour remplacer la vraie. Il pourrait ainsi procéder plus facilement à toutes sortes de divinations et la remettre en place une fois le problème résolu.
Le jeune homme sortit donc la grue qu’il avait préparée.
Il l’avait délibérément pliée au-dessus du brouillard gris, au cas où le Dr Aaron déciderait brusquement de remettre tout ce qui concernait Will Auceptin à l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle qui pourrait alors déceler sa contrefaçon.
Prendre en compte l’image globale et les détails rend vraiment les choses beaucoup plus faciles… se félicita Klein.
À la faible lumière de la lune, il compara soigneusement la grue de papier de Will Auceptin et la sienne pour voir s’il y avait de nettes différences et ce faisant, sombra dans le silence.
Ses compétences artisanales ne valaient même pas celles d’un enfant…
En fait, ce sont des grues en papier. Il n’y a guère de différence. La mienne est seulement un peu plus grossière. Si Aaron n’a pas vraiment examiné l’original, il ne se rendra même pas compte de l’échange… marmonna-t-il pour lui-même en sortant une pièce de monnaie pour une dernière confirmation.
Ayant reçu une réponse positive, il glissa sa grue dans le portefeuille d’Aaron et le remit où il l’avait trouvé. Il s’occupa ensuite des lieux, puis, emportant avec lui la grue de papier de Will, quitta le 3 Route de Birmingham.
Klein rentra chez lui aidé de la baguette de sourcier. Tout en prenant un bain, il s’invoqua lui-même et emmena la grue ainsi que le Passe-partout au-dessus du brouillard.
Assis dans la grande salle silencieuse et déserte du palais, il prit la grue et l’examina attentivement quelques secondes. Elle ne présentait rien d’anormal.
Prenant un stylo et du papier, le jeune homme recopia la phrase divinatoire précédente : Où se trouve actuellement Will Auceptin.
Recourant, cette fois, à la divination par le rêve, il fut agréablement surpris de voir une image apparaître dans la grisaille.
C’était une pièce sombre. Fort et digne, Will, appuyé contre le bureau à l’aide d’une chaise près de la fenêtre, regardait le paysage de ses yeux noirs comme la braise.
Il tenait dans chaque main un paquet de cartes de tarot et près de lui, on pouvait voir une pile de blocs de bois.
Ceux-ci formaient un serpent en forme d’anneau, la tête reliée à la queue.
À l’extérieur, il faisait tout aussi sombre. On entendait faiblement de l’eau couler.
Le rêve s’acheva là, en silence. Klein rouvrit les yeux, tapota du doigt le bord de la longue table de bronze et se dit : Cet Ouroboros serait donc le Serpent de Mercure ? Cela signifie que c’est le Serpent de Mercure qui représente le destin…
On entendait couler de l’eau derrière la fenêtre. Faut-il comprendre que Will Auceptin se trouve non loin de la rivière Tussock ?
La superposition avec le Dr Aaron tout à l’heure était-elle due à une interférence du destin ?
Voyant que la divination effectuée au-dessus du brouillard ne donnait rien de plus, la curiosité de Klein disparut. À peine interpréta-t-il les choses, bien décidé à procéder à l’échange des grues de papier le lendemain soir. Il trouverait alors une occasion de guider le Dr Aaron et de le faire se rendre à l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle pour parler de tout cela à l’évêque.
Mieux vaut laisser ces questions aux officiels… se dit Klein avec un petit rire avant de retourner dans le monde réel.
Après avoir pris tranquillement son bain, il se glissa dans son lit.
Au bout d’un moment qu’il n’aurait su déterminer, le jeune homme s’aperçut qu’il était en train de rêver. Il se trouvait dans le salon, en train de lire le Livre des Secrets.
Cette… cette sensation familière…
Comme à son habitude, il tourna la tête vers la porte.
Celle-ci s’ouvrit en grinçant et un homme en manteau gris entra.
Il avait environ trente ans, un visage long et fin, un front large et un regard bleu sombre, visiblement intelligent.
Ce n’est pas le Capitaine… pensa Klein, se moquant de lui-même. Puis, avec un soupir silencieux, il transforma le Livre des Secrets qu’il tenait à la main en un exemplaire d’ Esthétique Féminine .
Tout en feuilletant le magazine, il salua nonchalamment le nouvel arrivant.
L’homme au manteau gris ôta son chapeau, s’assit en face de lui et demanda avec une apparente désinvolture :
– « Aaron est venu vous voir ce matin ? »
C’est un Faucon de Nuit, un Cauchemar… se dit Klein qui, résistant à l’envie de soupirer, répondit un sourire :
– « Oui. »
Il savait déjà pourquoi cet homme avait fait irruption dans son rêve.
Le Cauchemar qui lui faisait face était certainement le Capitaine de l’équipe des Faucons de Nuit en charge de l’affaire concernant Will Auceptin, mais jusqu’à présent, ils n’avaient pas encore trouvé d’indices utiles.
Dans ces circonstances, la visite du Dr Aaron et du détective Sherlock Moriarty pour s’enquérir de l’endroit où se trouvait Will Auceptin avait dû leur être rapportée la veille au soir ou le matin même. Dans le même temps, ils avaient découvert que le chirurgien, peu après le petit déjeuner, s’est empressé d’aller trouver le détective chez lui, rue Minsk.
Dans un esprit de professionnalisme, quoi de plus normal que de pénétrer le rêve d’une personne la nuit. La situation du Dr. Aaron étant plutôt sensible, entrer dans son rêve de manière irréfléchie pourrait affecter les indices. Nul doute qu’en pareil cas, notre détective devenait la première cible.
– « Que lui est-il arrivé ? » demanda le capitaine des Faucons de nuit d’un ton “désinvolte”.
– « Il a fait un cauchemar… », répondit franchement Klein.
Il lui décrivit, entre autres, la tour noire, le serpent argenté géant, Will Auceptin sous toutes ses protections et précisa : « Avant ce cauchemar, Aaron s’était rendu chez Will Auceptin. S’il souhaitait revoir l’enfant, c’était en partie parce qu’il s’inquiétait de sa santé, mais aussi parce qu’il était perplexe face à sa malchance. Malheureusement, la famille avait déménagé. Cela dit, Aaron s’est souvenu que le garçon lui avait donné une grue de papier qu’il avait lui-même confectionnée en lui souhaitant bonne chance.
« Peut-être ces deux événements l’ont-ils perturbé, ce qui expliquerait ce cauchemar. »
L’homme au manteau gris parut surpris.
– « Une grue de papier ? »
– « Oui », répondit Klein en hochant légèrement la tête. « L’enfant l’a donnée à Aaron avant sa sortie de l’hôpital et ce dernier l’a jetée dans un tiroir de son bureau. Jusqu’à la nuit dernière, il l’avait totalement oubliée. »
– « Je comprends. Merci pour votre explication. »
Le capitaine des Faucons de Nuit se leva et s’inclina poliment, la main sur le cœur.
Il y eut une soudaine ondulation dans le rêve et l’homme disparut de la pièce.
Klein regarda l’endroit où il était assis et spécula sur la suite des évènements.
Les Faucons de Nuits pouvaient très bien se rendre le soir même chez le Dr Aaron, entrer dans son rêve pour enquêter et emporter la grue de papier. Cependant, un problème se posait. La grue en question était celle que Klein avait confectionné, la vraie étant au-dessus du brouillard gris.
Oublie, se dit le détective. Que ce soit l’une ou l’autre, jamais ils n’obtiendront de réponse par la divination. Que je la remette en place ou non n’a aucune importance…
Il rassembla ses pensées et resta longtemps assis là, le regard dans le vide. Il n’était pas pressé de quitter le pays des rêves.
Au bout d’un moment, il esquissa un sourire et soupira doucement.
Quelle nostalgie…