Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 175 – Exploration du pays des rêves
– « Comment ? » fit le vieil homme qui n’avait pas bien entendu.
Klein regarda la route pleine de nids de poule devant lui et répondit avec autodérision :
– « Rien. J’espère que Liv et sa famille sortiront de cette situation et pourront vivre dans de meilleures conditions. »
Il avait bien exprimé ses pensées. Héritier de la nouvelle ère de l’Empire des Addicts à la Nourriture, il était parfaitement normal qu’il pense à une révolution, à la mobilisation des masses et au changement dans le monde. Cependant, lorsqu’il réfléchissait aux détails, il sentait qu’il ne pouvait pas assurer son salut en s’appuyant uniquement sur les pauvres. Il y avait des forces Transcendantes dans ce monde, des forces relativement surnaturelles dont on ne pouvait venir à bout par de simples armes à feu. Pour exemple la Séquence 6 de la voie du Mutant.
Ce n’était là qu’un aspect des choses, un autre étant lié à la Conservation des Caractéristiques Transcendantes. L’accès aux ingrédients étant limité, les forces Transcendantes ne pouvaient se généraliser, ce qui rendait difficile la conversion de l’avantage du nombre en puissance de combat effective. Et quand bien même elles se seraient répandues, tant que le problème de la perte de contrôle n’était pas résolu, cela conduirait au désastre.
Sans les Transcendants de Haute Séquence, il y aurait eu moyen de gérer tout cela dans une certaine mesure. Cependant, dans le monde réel, il n’y avait pas seulement des demi-dieux, mais aussi des Artefacts Scellés capable de tuer des gens sans que l’on sache comment. De plus, il existait réellement des divinités, élevées et hautaines.
De fait, les pauvres se défendaient au moyen de grèves et de manifestations. Mais s’ils venaient à prendre les armes et à constituer une armée, ils seraient confrontés à une contre-attaque imparable. Il n’est pas impossible qu’une catastrophe naturelle de grande ampleur se produise, une catastrophe qui affecterait psychologiquement les gens.
Les seules organisations capables de rivaliser avec les organisations Transcendantes officielles étaient, pour la plupart des sociétés secrètes, généralement liées à des forces maléfiques, si bien qu’en s’associant à elles, la mort n’était pas nécessairement le plus tragique auquel s’attendre. De fait, pour s’engager dans la voie de la révolution, le plus prometteur était de s’assurer le soutien d’une ou de plusieurs Églises.
Combien de concessions peut-on espérer obtenir par de simples grèves et manifestations de rue tout en répondant aux intérêts des personnes impliquées ? La corruption serait bien plus facile… Cela dit, le fait que le Vrai Créateur ait bien failli tirer parti de la détresse des pauvres pour descendre sur Backlund semble, à en croire l’enquête que Mike a acceptée et les informations que m’a données Miss Justice, avoir mis en émoi l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle et les nobles au courant de la situation…
Les pensées de Klein s’attardaient sur le Quartier Est, la zone des docks et le quartier des usines.
Il ne put s’empêcher de soupirer et de sourire intérieurement.
De toutes les idées qui me viennent à l’esprit, il semblerait que seule la menace d’une manifestation d’un dieu maléfique en ce monde puisse améliorer la situation des pauvres.
Ceci dit, les dieux maléfiques sont également avides de puiser dans leur chair et leur sang. Ces entités qui dévorent les âmes sont les plus susceptibles de générer une catastrophe à laquelle nulle ne saurait échapper.
Quelle merveilleuse ironie !
…
Quartier de l’Impératrice, dans la luxueuse villa du Comte Hall…
Le Dr Escalante ayant des choses à régler, Audrey avait avancé son second cours de psychologie de la semaine.
Plus enthousiaste qu’elle, Suzie s’était déjà précipitée dans le bureau, laissant même de côté son jeu de balle préféré.
Durant ce cours, la Audrey fit sciemment montre de curiosité, interrogeant de temps à autre son professeur sur la psychologie liée à l’ésotérisme.
À la fin de la leçon, Escalante, après réflexion, déclara :
– « Mlle Audrey, nous avons organisé un séminaire sur ce sujet. De nombreux membres sont spécialisés dans le domaine croisé de la psychologie et de l’occultisme. Souhaiteriez-vous vous joindre à nous ? »
– « Bien sûr ! » répondit sans hésiter la jeune fille. Cela correspondait parfaitement à la personnalité innocente et curieuse qu’elle s’était donnée.
Escalante eut un sourire :
– « Surtout, gardez cela secret. Comme vous le savez, vos aînés ont un fort préjugé contre l’étude de l’occultisme. Je vous y emmènerai pour notre prochaine leçon. »
– « Aucun problème », répondit Audrey avec une pointe d’excitation.
Après avoir raccompagné le professeur aux longs cheveux, elle ferma la porte du bureau, se plaça devant le miroir près de la bibliothèque et resta un instant silencieuse, après quoi, relevant les pans de sa robe, elle fit un pas et tournoya comme lors d’une danse de cour, puis s’adressant à son reflet dans le miroir :
– « Audrey, tu es géniale ! »
Elle venait de faire le premier pas pour entrer chez les Alchimistes en Psychologie. Même si le séminaire, très probablement, n’était qu’un cercle externe et s’il y aurait beaucoup de tests à passer par la suite, cela lui ouvrait réellement une porte.
Sans emprunter de force au monde extérieur, mais s’appuyant uniquement sur son observation et ses performances, elle avait parfaitement réussi à le cacher à la Psychiatre, aussi était-elle très fière d’elle.
– « Ce séminaire me semble intéressant », fit Susie en remuant la queue. « Puis-je y participer moi-aussi ? »
Y participer ? Audrey regarda le golden retriever aux grands yeux ronds et sombra dans une profonde réflexion.
– « Pas pour le moment, Susie. Tu es trop voyante… », dit-elle laconiquement avant d’ajouter : « Mais je peux t’emmener. »
…
Le samedi soir, Klein prit son Passe-partout et sa canne noire – sans laquelle il ne pourrait peut-être pas rentrer – et quitta le 15, rue Minsk.
Il allait “trouver” le Dr Aaron, entrer dans son rêve et découvrir comment le cauchemar concernant Will Auceptin avait pu se produire.
La veille, il avait trouvé l’adresse du chirurgien : 3, route de Burningham, Quartier Hillston.
Il était plus de vingt-trois heures lorsqu’il arriva là-bas. Le quartier est sombre et silencieux.
Après avoir effectué une divination par le biais d’une pièce de monnaie, le jeune homme passa les barreaux de la clôture, fit le tour par le côté et à l’aide du Passe-partout, ouvrit un passage invisible dans le mur. Il se retrouva dans un couloir sombre.
D’un pas agile, il monta discrètement à l’étage et se cacha dans une chambre d’amis déserte.
Lorsqu’il fut certain que le Dr. Aaron et sa femme étaient endormis, Klein traversa le mur et entra dans leur chambre.
Avant toute chose, il sortit de sa poche un Charme de Sommeil et marmonna l’incantation requise, de façon à s’assurer que l’épouse du médecin dorme profondément. Il n’aurait pas fallu qu’elle s’éveille brusquement et vienne perturber ce qu’il s’apprêtait à faire à son mari.
Le jeune homme s’assit ensuite devant la commode et, le Charme de Rêve à la main, murmura cramoisi ! en Hermès ancien.
Il n’avait pas plutôt prononcé ce mot qu’il sentit le charme devenir aussi léger que s’il était devenu immatériel.
Alors qu’il y déversait son énergie spirituelle, une flamme transparente s’enroula autour du charme qui se mit à brûler d’un noir profond et serein.
Poussée par la volonté de Klein, cette noirceur s’étendit et les enveloppa, lui et le Dr Aaron.
Le jeune homme entra alors en Méditation et vit, dans l’obscurité sans limites, une unique lumière de forme ovale.
Son énergie spirituelle s’étendit, et vint toucher cet objet immatériel et brumeux.
Brusquement, le monde autour de lui se retourna, se déforma et Klein se retrouva dans une plaine aride, avec à ses pieds des pierres noires. Il n’y avait pas même un brin d’herbe.
Au centre de la plaine se dressait un clocher noir autour duquel était enroulé un énorme serpent argenté. Il avait la tête relevée et ses yeux rouges regardaient froidement dans sa direction.
Contrairement à ce qu’avait dit le Dr Aaron, ce serpent d’argent n’avait pas d’écailles substantielles, mais était couvert de motifs et de symboles reliés les uns aux autres pour former ce qui semblait être des roues, elles-mêmes entourées de divers signes.
Celles qui ornaient la queue et de la tête de ce reptile géant étaient coupées en deux – incongruité susceptible de pouvoir tuer une personne souffrant de troubles obsessionnels compulsifs – mais le jeune homme se dit que si le serpent pouvait se mordre la queue, les deux moitiés seraient réunies et la roue complète. Il n’y aurait alors plus de modifications.
Le chirurgien, qui se tenait près de Klein, regardait fixement devant lui et se rapprochait de plus en plus du sombre clocher.
Je suis maintenant certain que personne ne guide le Dr. Aaron… Nous pouvons donc exclure les pouvoirs Transcendants d’un Cauchemar… se dit notre détective qui, au lieu de chercher à arrêter Aaron, le suivit.
Les deux hommes n’avaient fait que quelques pas lorsqu’ils se retrouvèrent devant le clocher. Le serpent géant se penchait vers le bas et semblait réfléchir à la manière de déguster ce dessert qu’on lui apportait sur un plateau.
Sa bouche était grande ouverte, mais aucune odeur putride ne s’en dégageait. Ses yeux rouges, froids et impitoyables, regardaient tout comme des proies et pourtant, il ne semblait pas le moins du monde assoiffé de sang ni cruel.
En face de lui, tout semblait minuscule ou égal, insignifiant.
Le serpent n’attaqua finalement pas et Klein suivit le Dr. Aaron qui pénétra dans l’obscurité de la tour par une vieille porte en bois pourrie.
Comme le médecin le lui avait dit, la disposition des lieux était anormalement confuse et chaotique. Les escaliers montaient et descendaient en spirale, quant aux couloirs, bibliothèques et pièces, certains étaient normaux, d’autres inversés et d’autres encore encastrés les uns dans les autres. Jamais on n’aurait vu pareille construction dans le monde réel.
Après avoir traversé portes et murs, Klein s’aperçut qu’il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. Au sommet de la tour ? Au sous-sol ?
Soudain, il aperçut dans l’épaisse obscurité une silhouette recroquevillée dans le coin en face de lui.
Sentant approcher le Dr. Aaron, celle-ci se leva précipitamment et sauta sur une jambe.
Le personnage s’approchant, Klein put enfin voir à quoi il ressemblait. Tout juste adolescent, il semblait digne et fort, avec une expression de peur évidente.
Il mesurait environ 1,4 mètre de haut et il lui manquait le mollet gauche. De toute évidence, il s’agissait de Will, l’enfant qui avait subi une intervention chirurgicale.
Il tenait à la main un jeu de tarot. Ses yeux noirs reflétaient la surprise et la joie, mais aussi la crainte et la terreur.
– « Dr Aaron, un serpent veut me manger ! »
Soudain, il poussa un cri à vous glacer le sang et l’on put voir dans ses yeux se refléter l’image d’un énorme et mystérieux serpent argenté.
Il lâcha les cartes qu’il tenait à la main à l’exception d’une seule qu’il tenait bien serrée.
Klein se focalisa sur elle et vit qu’il y avait également une roue sur la carte.
C’était la Roue de la Fortune.
Le rêve se brisa aussitôt et le jeune homme se retrouva assis sur sa chaise devant la commode.