Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 174 – Spécificité du monde des esprits
Soulagé par l’explication et le réconfort de Klein, Aaron était disposé à observer durant quelques jours encore s’il faisait d’autres cauchemars de ce genre.
Après avoir raccompagné le célèbre chirurgien, Klein prit soudain un visage grave, comme s’il réfléchissait.
Il n’y avait aucun problème quant à son interprétation du rêve. Le clocher noir, les murs et les portes qui lui bloquaient le passage, le serpent géant argenté, tout cela évoquait le fait que Will Auceptin était menacé par quelque chose qui symbolisait la peur et l’impuissance de l’enfant, celui-ci tentant de se dissimuler derrière différentes protections.
Cependant, il était peu probable que le Dr Aaron ait reçu cette révélation de sa propre énergie spirituelle, sans quoi il n’aurait pas attendu cette nuit-là et la grue de papier pour faire ce rêve. Cela aurait dû se passer bien avant que Will ne sorte de l’hôpital, à l’époque où il avait inconsciemment capté des phénomènes particulièrement étranges.
De l’avis de Klein, c’était peut-être cette grue de papier qui avait servi de medium pour insuffler ce rêve au médecin.
Le jeune homme activa sa Vision Spirituelle pour observer attentivement cet objet artisanal, mais il n’y vit aucune brillance spirituelle. Cela dit, sa perception et son intuition lui soufflaient qu’il y avait quelque chose d’étrange dans cette pièce d’origami, certains aspects magiques susceptibles de concerner ce qu’il y avait de plus impalpable, de plus difficile à comprendre, de plus digne de crainte et de révérence : le destin.
Cet enfant appelé Will Auceptin n’est pas simple… Il semblerait que le plus étonnant ne soit pas la carte de tarot, mais lui-même… Le serpent géant argenté est un symbole de danger, également lié, entre autres, à la malchance et à la chance. Se pourrait-il qu’il représente le serpent de Mercure, Séquence 1 de la voie des Monstres ?
Les pensées de Klein vagabondaient, mais il ne pouvait être certain de rien.
Il se tourna alors vers la question de savoir si le rêve avait pu être instillé.
Étant donné ses acquis en matière d’ésotérisme, ce n’était ni trop compliqué, ni trop difficile à comprendre. Très vite, il eut une idée.
Tout d’abord, il faut exclure l’influence des fantômes et des spectres. Celle-ci aurait teinté l’aura du Dr Aaron de vert noirâtre à des degrés divers et je n’en ai vu aucun signe à l’instant.
Il y a deux principaux moyens d’inculquer des informations sans générer d’anomalie apparente chez le rêveur. L’un d’eux consiste à utiliser les pouvoirs Transcendants d’un Cauchemar comme l’était le Capitaine. On atteint l’objectif par le biais de la guidance et le coupable n’est pas impliqué, sans quoi cela laisserait des traces. La seconde méthode est encore plus ingénieuse et avancée.
Le principe du pays des rêves est celui des Projections Astrales qui voyagent dans le monde des esprits et les détails que, normalement, l’on note inconsciemment se transforment, sous l’effet d’une stimulation externe, en une révélation symbolique . Ils peuvent aussi recevoir de sources extérieures des illuminations qui leur sont directement liées. Leur Corps Spirituel et leur psyché en sont alors informés et le sujet étant endormi, cela se manifeste sous la forme d’un rêve.
Le second moyen consiste donc à instiller ce songe dans le monde des esprits !
Tout d’abord, utilisez une méthode magique pour créer la révélation dont vous aurez besoin, puis laissez naturellement la Projection Astrale de la cible capter et retransmettre l’information tandis qu’elle vagabonde dans le monde des esprits. Le sujet fera alors le rêve que d’autres souhaitent qu’il fasse et cela sans laisser de traces apparentes.
Mais actuellement, je suis incapable de le faire, même s’il s’agit d’un Corps Spirituel capable de manier partiellement la puissance au-dessus du brouillard gris.
Klein s’interrompit un moment, puis envisagea une autre possibilité.
Une graine a pu être plantée dans le subconscient du Dr Aaron par le biais de la grue en papier, ce qui expliquerait qu’après l’avoir retrouvée, il ait fait le rêve en question.
Il est facile de m’en assurer. En recourant à la médiumnité sur le Dr. Aaron, je devrais être en mesure d’en trouver des traces… Mais ce ne serait peut-être pas très sympa… Devrais-je plutôt emprunter la Bougie de Terreur Mentale du Père Utravsky ? Non, celui qui m’a reconnu, c’est Emlyn White, ce vampire, ce grand amateur de figurines, pas ce géant musclé de Père Utravsky…
Klein se ressaisit et réfléchit à ce qu’il avait à faire.
Il décida d’attendre d’être au-dessus du brouillard gris pour évaluer le niveau de danger. Si c’était acceptable, il se faufilerait le soir même dans la maison du Dr Aaron, utiliserait le Charme des Rêves – entre autres méthodes – pour l’observer discrètement et verrait bien si la source du pays des rêves est le résultat d’une guidance directe ou d’une fabrication indirecte.
Mais étant donné sa force et son niveau, le jeune homme doutait de pouvoir déceler cette dernière.
Il ne suffisait pas de simplement s’asseoir près du chirurgien et d’entrer en Méditation pour que sa Projection Astrale puisse voyager dans le même monde spirituel que celle du Dr. Aaron. Il fallait pouvoir se focaliser suffisamment.
D’après le Livre des Secrets, ce monde des esprits était assez magique. Il se superposait complètement au monde réel , de sorte que chacun pouvait obtenir à tout moment des révélations en provenance de ce monde. Mais celui-ci ne faisait pas de distinction entre les directions. Le passé, le présent et le futur pouvaient même s’y croiser. Une infinité de connaissances, informations et illusions semblaient spirituellement regroupées, et comprimées en un étrange océan, bien différent du “monde” tel qu’on pourrait l’imaginer selon les concepts ou la logique habituels.
Les révélations reçues du monde des esprits ne pouvaient donc être qu’une variété de symboles, et non des réponses directes. Et précisément pour cette raison, l’expérience de chaque Projection Astrale lors d’un voyage dans le monde des esprits n’était pas seulement liée à l’endroit où la personne se trouvait, ni au moment. Elle dépendait également de sa condition physique et de son état d’esprit. Sans verrouillage sur le lieu précis où elle se trouvait, il était impossible de se focaliser sur la Projection Astrale d’une personne dans le monde des esprits et de la localiser, cela même si l’on était physiquement près d’elle.
Cela expliquait aussi pourquoi les déplacements dans le monde spirituel étaient limités et pourquoi les gens n’osaient pas s’y aventurer trop profondément. Si l’individu venait à se perdre et ne pouvait rejoindre son corps, il devenait un attardé et, plus grave encore, un légume.
Il était encore plus difficile d’utiliser le monde des esprits comme tremplin pour le transfert. Si l’on ne faisait pas attention, on se perdait, on ne pouvait plus retourner dans le monde réel, et l’on finissait par se décomposer et mourir.
Ouf… soupira Klein en rejetant pour un temps la question au fond de son esprit.
Il sortit sa montre à gousset et consulta l’heure. Il avait réfléchi trop longtemps. Son petit-déjeuner était froid et le fait que Mike ne soit pas encore arrivé laissait entendre que la mission risquait d’être reportée au lendemain.
Dans l’esprit de ne rien gaspiller, Klein termina son repas, puis se transporta au-dessus du brouillard gris pour une divination. À sa grande surprise, rien, dans la révélation, n’indiquait un quelconque danger.
Cela fait et l’heure prévue étant passée, il enfila sans hésiter une épaisse veste, mit sa casquette, prit le livre de vocabulaire et quitta le 15 rue Minsk.
Au départ, il était prévu qu’il accompagne Mike Joseph dans le Quartier Est pour un entretien et trouver une occasion de faire comprendre par allusion au vieux Kohler qu’il ne parle pas de sa promesse d’aider Liv à retrouver sa fille.
Pour ce qui était de la famille de Liv, il laissait au vieil homme le soin de s’en charger.
Étant donné que l’interview était repoussée d’un jour, Klein n’avait plus à s’inquiéter d’un éventuel imprévu ou d’une erreur.
…
Muni de l’adresse que lui avait donnée le vieux Kohler et conformément à la révélation obtenue par divination, Klein s’enfonça dans les profondeurs du Quartier Est, et sous le regard attentif, méfiant, engourdi ou avide des passants, trouva le logement situé au troisième étage.
Il y avait là deux lits superposés et sur le sol, de vieux draps usés. Chaque espace disponible était rempli d’articles divers.
Klein regarda droit vers la couchette du bas du lit situé le plus au centre et appela :
– « Kohler. »
En un clin d’œil, le vieil homme se redressa et se pencha vers la porte :
– « Vous êtes venu ! » dit-il, agréablement surpris. « Après vous avoir écrit hier, pensant que vous alliez venir me trouver aujourd’hui, je ne suis pas allé sur le quai. Je suis resté ici à vous attendre. »
Je n’ai pas à réfléchir pour inventer un mensonge justifiant le fait que je suis venu aussitôt vous voir… Pensa Klein qui, regardant autour de lui, répondit :
– « Avec votre revenu actuel, Kohler, vous pourriez certainement louer une meilleure chambre et déménager dans un endroit bien mieux. Pourquoi vous être contenté de passer d’un couchage à même le sol à un lit superposé ? »
– « La plupart de ce que je touche me sert à collecter les informations dont vous avez besoin », fit le vieil homme en souriant. « Et je ne suis plus tout jeune. Il me faut faire quelques économies lorsque ma santé viendra à décliner. »
– « Vous pourriez envisager de souscrire une assurance, comme par exemple une police d’aide aux personnes âgées isolées. Ils pourront au moins vous donner de quoi remplir votre estomac et vous payer chaque semaine une chambre où dormir lorsque vous serez vieux. »
L’industrie de l’assurance, dans ce monde, datait de la Quatrième Époque. Depuis que l’Empereur Roselle en avait fait la promotion, elle avait beaucoup évolué. Il existait différentes formules, comme les assurances pour le commerce maritime, l’assurance incendie, l’assurance contre les blessures, l’assurance soins de longue durée sous différents noms et ainsi de suite, toutes étant essentiellement réservées aux riches et à la classe moyenne.
– « Je sais. Quand j’étais ouvrier, je payais une prime de trois Pences par semaine, mais lorsque j’ai perdu mon salaire… » soupira le vieux Kohler.
Sa principale préoccupation était l’instabilité de ses revenus. Il se demandait jusqu’à quand il percevrait le salaire que lui versait le détective.
Klein, de son côté, ne pouvait rien lui promettre. Pointant du doigt l’extérieur, il lui dit :
– « Allons voir Liv et rendons à cette jeune fille son livre de vocabulaire. »
Une fois hors de l’appartement, il ajouta d’un ton désinvolte : « Quelle blague. Avant-hier, je parlais de faire du bénévolat et me suis porté volontaire pour aider à retrouver Daisy et hier, voilà qu’elle a été ramenée par la police. N’en parlez jamais, s’il vous plaît, je ne voudrais pas qu’on se moque de moi. »
– « Entendu », répondit le vieux Kohler qui ajouta : « Personne ne rira de votre gentillesse. »
Ils traversèrent à pied les rues sales et arrivèrent chez Liv. La jeune fille qui venait d’être sauvée avait repris son repassage et des vêtements dégoulinants d’eau pendaient dans la pièce. Rien n’avait changé. Durant un moment, Klein ne sut que dire.
– « Daisy », dit-il enfin. « Votre livre de vocabulaire. »
Les yeux de la jeune fille s’illuminèrent, mais elle était trop occupée. Elle s’affaira encore un bon moment, puis s’interrompit, vint à la porte et le remercia chaleureusement.
Liv et Freja ayant elles aussi mit leur travail en pause pour venir lui exprimer leur gratitude, le jeune homme répéta ce qu’il venait de dire à Kohler.
Celles-ci ayant promis, il prit les deux Livres de monnaie qu’il avait préparées et les tendit à Liv.
– « Un journaliste va venir interviewer Daisy demain. Voici une avance, mais n’en parlez pas devant lui, sans quoi les choses se compliqueraient. Hé hé, il vous donnera sans doute quelque chose demain, mais pas autant. »
– « Ça, non, je suis prête à révéler les mauvaises actions de ce méchant homme. Je ne veux pas d’argent ! », répondit Daisy en secouant la tête.
Klein laissa échapper un petit rire :
– « C’est la règle. Vous ne pouvez pas enfreindre les règles, comprenez-vous ? » Puis il se tourna vers Liv : « Prenez-les. Vous avez vu juste. Ce n’est qu’en permettant à vos filles d’apprendre davantage que vous sortirez de cette situation. »
Il s’apprêtait à suggérer à la mère de famille de déménager avec ses filles à la périphérie du Quartier Est, les gens pouvant se permettre de faire laver leur linge par d’autres n’habitant pas ce quartier. Mais finalement, il s’abstint.
Il avait l’intention de les aider davantage, mais se retint de le faire.
Des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers voire des millions de personnes comme Liv et sa famille vivaient dans le Quartier Est. Même si un riche banquier avait voulu les aider, il ne pourrait faire d’action d’éclat… Et il ne s’agissait là que du Quartier Est. Il y avait encore tout Backlund et le Royaume de Loen.
Liv resta un moment silencieuse puis prit l’argent.
– « … Merci, et remerciez ce journaliste pour moi », dit-elle.
Klein ne s’attarda pas et partit précipitamment. On aurait dit qu’il y avait là un fantôme s’apprêtant à dévorer son âme.
Une fois dehors, il fit quelques pas avec le vieux Kohler, se retourna brusquement, soupira et murmura :
– « Il n’y a jamais eu de sauveur… »