Chapitre 168 – La potion du Clown
Ouf, j’ai enfin réussi… J’ai réussi…
En entendant l’annonce de Crestet Cesimir, Klein laissa échapper un soupir de soulagement. Bien qu’il y fût mentalement préparé, il avait une impression de surréalisme, comme s’il était en train de rêver.
Il s’attendait à ce que l’examen soit plus difficile et plus long, mais en y réfléchissant bien, les choses étaient ce qu’elles devaient être. Si, comme la majorité des Transcendants, il avait mis trois ans et non un mois pour digérer la potion de Voyant, il n’aurait même pas été examiné par la Sainte Cathédrale mais par le Capitaine des Faucons de Nuit de Tingen.
Je pensais qu’ils enquêteraient sur ma famille et mes amis… Hmm, peut-être que Cesimir est à Tingen depuis deux jours et a fait ça en secret… Je pensais aussi qu’on me demanderait d’accomplir une mission. Je réfléchissais trop. Cet examen avait simplement pour but d’évaluer le degré de digestion de la potion, de détecter tout danger latent, de savoir si je connaissais la “méthode du jeu de rôle” et si j’avais partagé mon expérience avec d’autres…
Alors que ces pensées lui traversaient l’esprit, Klein afficha un sourire sincère.
– « Merci, Votre Grâce. Louée soit la Déesse ! »
Crestet hocha doucement la tête :
– « Progresser, c’est mieux servir la Déesse afin de mieux protéger nos coreligionnaires. Gardez toujours cela à l’esprit. Croyez-moi, cela vous aidera à combattre la tentation de perdre le contrôle. »
– « La tentation… » rumina Klein.
Crestet le jaugea de ses yeux verts et ajouta d’un ton grave :
– « Si la méthode peut vous aider à digérer la potion et à réduire le risque de perdre le contrôle, ce n’est pas une panacée. Dans une certaine mesure, vous pourriez même confondre le rôle que vous jouez avec votre propre personne. Beaucoup d’acteurs de théâtre développent de graves problèmes psychologiques, vous savez. Passé un certain stade, vous pourriez vraiment devenir fou. »
N’oubliez pas que vous ne faites que jouer la comédie… Le seul point noté par la Cité d’Argent est identique à ce que vient de dire le diacre Cesimir… Se dit Klein, pensif, en acquiesçant de la tête.
– « De plus », souligna Crestet, « la perte de contrôle n’est pas seulement liée à la potion. Elle l’est aussi, et ce étroitement, à vos émotions et à votre santé mentale. Le plus important pour un Transcendant est de savoir se contrôler. Ce n’est qu’à cette condition que vous parviendrez à résister aux tentations des dieux et des démons, à des émotions comme la cupidité et la jalousie et à l’érosion causée par le désir. Je ne veux pas dire qu’il faille vous débarrasser de toutes vos émotions et de tous vos désirs, car c’est une chose qu’aucun humain ni même demi-dieu ne pourrait faire. Qui sait, peut-être que seules certaines Séquences spéciales peuvent permettre d’atteindre cet état… »
Soudain, la pensée du vieux Neil traversa l’esprit de Klein qui ne put s’empêcher de demander:
– « Est-ce à dire qu’il nous faut maintenir nos émotions et nos désirs à un niveau raisonnable, ne pas les laisser nous pousser à commettre des actes irrationnels ? »
– « En effet », acquiesça gravement le diacre. Des rides se formèrent au coin de ses yeux : « C’est tout ce dont je voulais vous avertir. À présent, je vais vous remettre la formule de la potion du Clown ainsi que les ingrédients nécessaires. »
Il se baissa pour poser sa valise argentée sur la table, puis se retourna et se plaça de façon à la dissimuler aux yeux de Klein.
Lorsqu’à nouveau les lumières environnantes disparurent de façon étrange, le jeune homme comprit que la formule et les ingrédients se trouvaient dans la valise contenant le saint artefact. S’il ne l’avait pas remarqué, c’était peut-être simplement parce que son regard était attiré par l’épée d’os blanc, à moins que les autres objets contenus dans l’étui ne fussent invisibles pour lui.
Au bout de quelques minutes, la lumière revint. Crestet prit sa valise et s’écarta de manière à ce que Klein puisse voir les objets disposés sur la table.
L’attention de ce dernier fut aussitôt attirée par une corne de chèvre grise de la taille d’une paume. Semblable à une miniature, elle était claire comme un cristal où tourbillonnaient des couleurs et ornée de légers motifs très particuliers.
Près de la corne se trouvait une rose bleue aux pétales veinés de rouge qui, reliés ensemble, formaient comme un visage humain souriant.
Klein entendit alors des rires et des pleurs irréels et vit flotter dans les airs des bribes de halos gris.
Un cristal issu de l’unique corne d’une chèvre grise du mont Hornacis adulte et une rose à visage humain avec sa tige… Les principaux ingrédients de la potion du clown ! Hochant imperceptiblement la tête, il s’approcha de la longue table.
Puis, déroulant le parchemin en peau de chèvre, il compara la formule qui y était inscrite avec celle qu’il avait mémorisée :
Après s’être assuré que tout était en règle, il se remémora la démonstration faite par le vieux Neil.
Il prit une profonde inspiration puis expira lentement pour apaiser ses émotions et se mit à distiller l’eau pure nécessaire à la potion à l’aide de l’appareil à sa disposition dans la salle d’alchimie.
Dans la formule, l’eau pure faisait référence à de l’eau ayant subi plusieurs distillations.
Il lava ensuite un pot de métal noir et y jeta, les uns après les autres, les ingrédients complémentaires avec autant d’habileté que lorsqu’il menait des expériences de chimie au lycée.
Les ingrédients Transcendants n’ayant pas encore été catalysés, il n’observa pas de changements évidents dans le liquide contenu dans le pot. Tout au plus distingua-t-il une poudre qui flottait à la surface.
Les préparatifs terminés, Klein jeta un coup d’œil aux deux ingrédients principaux et, reconnaissant, se dit : Nulle part il n’est fait mention du poids et de la quantité requise concernant le cristal de corne de chèvre ou la rose à visage humain. Peut-être que le fait d’utiliser une corne entière et une rose complète ne fait aucune différence, ceci quel que soit leur poids… Dans le monde des Transcendants, c’est tout à fait possible…
Si tel est le cas, je n’ai pas à craindre de mettre trop d’ingrédients principaux !
Il attendit quelques secondes, puis prit la rose à visage humain et la jeta dans le pot.
À peine l’étrange fleur avait-elle touché le liquide qu’un grésillement se produisit. Les rires illusoires qui résonnaient autour de lui se firent stridents.
Sans attendre, Klein attrapa la corne de chèvre cristalline et l’ajouta au contenu.
Le rire terrifiant disparut d’un seul coup et les halos gris convergèrent lentement vers le pot de métal.
Klein baissa les yeux et vit que le liquide avait pris une teinte composée d’or, de jaune et de rouge entrelacés, mais qui ne se mélangeaient pas.
Des bulles bouillonnaient et pétillaient, mais ne parvenant pas à s’échapper du pot, elles finissaient par éclater en silence.
Cela rappela à Klein le Sprite, une boisson gazeuse qu’il avait connue lors de sa précédente incarnation.
Une pensée surgit dans sa tête, qui correspondait aux caractéristiques de sa culture.
Ça a vraiment l’air délicieux…
Réprimant sa nervosité, son excitation et son impatience, Klein transféra le liquide dans une bouteille de verre et fut surpris de constater qu’il ne restait pas une once de potion dans le pot de métal.
Voilà une potion qui a vraiment le pouvoir de transformer les gens en Transcendants… pensa-t-il en observant le magnifique liquide tricolore.
Crestet Cesimir, qui était resté silencieux tout ce temps, sourit :
– « Ne vous inquiétez pas. Pour ma part, je n’ai pas remarqué de problème durant la concoction.
« Si je reste, c’est pour m’assurer qu’aucun accident ne se produise après que vous ayez consommé la potion. Ne vous inquiétez pas, tant que ce n’est pas quelque chose de grave, je devrais être en mesure de vous sauver. »
D’accord, se dit Klein qui acquiesça d’un signe de tête et reposa la potion du Clown sur la table.
Il ôta la chaîne d’argent glissée sous sa manche et laissa le pendentif de topaze pendre naturellement, un peu au-dessus du liquide.
Pour les Transcendants de toute autre profession, le pendule ne pouvait répondre que par oui ou par non. Bien entendu, lorsque les informations n’étaient pas suffisantes, la divination ne donnait pas de réponse pertinente et si le pendule ne tournait pas, on pouvait en conclure que le processus avait échoué.
Klein étant un Voyant, il pouvait grossièrement déterminer le degré de “oui” ou de “non” obtenu.
Les yeux du Voyant s’assombrirent tandis qu’il prononçait : Cette potion est nocive.
Cette potion est nocive.
…
Au bout de sept fois, il rouvrit les yeux et constata que le pendentif tournait dans le sens des aiguilles d’une montre, mais très lentement.
S’il tourne dans ce sens, cela signifie que la potion est nocive… Mais vu la lenteur du mouvement, sa nocivité est légère. Il est vrai que les potions peuvent entraîner une perte de contrôle, donc cela reste possible. Ce faible niveau de nocivité signifie que la potion ne présente rien d’anormal…
Avec un soupir de soulagement, Klein raccrocha le pendule à son poignet et le recouvrit de sa manche.
Crestet ne put s’empêcher de soupirer.
– « … Vous êtes vraiment un Voyant professionnel. »
– « Je me dois d’utiliser pleinement cet avantage, mais sans trop m’y fier, ni penser qu’il est tout puissant », répondit doucement Klein en reprenant le flacon qui contenait la potion.
Après l’avoir bue, je deviendrai un Transcendant de Séquence 8…
Cette pensée lui traversant l’esprit, il n’hésita pas. Il leva le flacon, inclina la tête et avala la potion.
Qu’est-ce qu’est amer !
Franchement, ça craint !
Il comprit aussitôt ce que signifiait : Il ne faut pas se fier aux apparences. Le visage déformé par la potion, il aurait voulu vomir mais ne le pouvait pas.
Il réalisa ensuite que son visage était rouge, de même que certaines parties de son corps.
Il était convaincu de ressembler à un homard cuit à la vapeur. Quant à son esprit et à son âme…, c’était comme s’ils avaient été aspirés par une petite aiguille pour se mélanger goutte à goutte avec la potion et attaquer chacune des cellules qui s’y trouvaient.
Cette sensation lui permettait d’observer ses cellules sans recourir à un microscope. Klein “voyait” l’intrus envahir les zones les plus infimes de son corps.
Durant quelques secondes, il eut l’impression d’être un robot dont on aurait changé les pièces et les circuits électriques.
Après un laps de temps indéterminé, son esprit refléta sa silhouette, un peu comme s’il s’écoutait lui-même chanter.
Cette étrange projection lui permit de découvrir qu’il pouvait contrôler avec précision ses expressions faciales et les mouvements de son corps.
Ses oreilles bourdonnaient. Il entendait des murmures et des cris autour de lui, chose qui ne s’était pas produite depuis longtemps.
Hornacis… Flegrea… Hornacis… Flegrea… Hornacis… Flegrea…
Klein imagina alors une boule faite de couches de lumière et entra progressivement en Méditation. Petit à petit, il s’éloigna d’un état où son énergie spirituelle fuyait, occasionnant une légère perte de contrôle.
Il sut alors que son évolution était un succès : il était désormais un Clown de Séquence 8.