Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 165 – Que le spectacle commence !
Coiffé de sa couronne noire et revêtu de sa solide armure, Klein, debout dans l’embrasure de la porte, prit quelques secondes pour se recentrer et fit un pas en avant.
Apparemment matériel, il franchit silencieusement la porte et pénétra dans la villa de Capim.
La première chose qu’il vit fut un hall spacieux avec de nombreuses chaises et des portemanteaux. Derrière lui se trouvait une magnifique salle à dominante or.
Il n’y avait pas de plafond, seulement un dôme haut de trois étages duquel pendait un immense lustre de cristal. Sur chacun de ses “pétales” reposait une bougie d’un blanc nacré.
À gauche du hall, de l’autre côté d’une lourde porte, se trouvait une élégante salle à manger où le riche parfum de la viande rôtie masquait l’odeur des boissons alcoolisées et autres aliments.
Peu pressé d’y entrer, Klein fit un rapide tour de l’extérieur, tirant de temps à autre sur les conduites de gaz d’un gris blanchâtre. On aurait dit qu’il testait la force physique que lui conférait la carte d’Empereur Noir pour voir quel impact elle avait sur le monde réel.
Bien qu’il fût Voyant et Clown, son Corps Spirituel n’avait qu’une capacité d’intuition, distincte de la divination. Il ne possédait que deux pouvoirs magiques, qui consistaient à attaquer directement l’âme et à geler la cible par contact. Depuis qu’il avait atteint la Séquence du Magicien, même s’il n’utilisait pas les pouvoirs Transcendants de son corps physique, il pouvait toujours, en état de Corps Spirituel, recourir aux Figurines de Substitution en Papier et aux Balles d’Air.
De plus, il commençait à pouvoir posséder une cible et à avoir un minimum de contrôle sur celle-ci.
La carte de l’Empereur Noir ayant accru la force de son Corps Spirituel, il pouvait désormais porter davantage d’objets. Ses pouvoirs magiques, qui lui permettaient d’attaquer directement les âmes, avaient évolué pour devenir un Cri du Spectre. Celui-ci produisait des ondes sonores inaudibles pour les humains mais capables d’endommager les âmes de tous les êtres vivants présents dans le secteur. Sa capacité à geler choses et gens par simple contact s’était, elle aussi, renforcée.
Après avoir tout vérifié, Klein traversa l’angle d’un mur et pénétra dans la salle à manger.
Réprimant ses émotions, il balaya des yeux la longue table.
Harras avec sa perruque blanche, Katy dans son chemisier fin, Parker au visage vieilli qui buvait du vin rouge et Capim, avec son léger embonpoint, qui tranchait son entrecôte retinrent son attention.
Mais très vite, il détourna le regard, n’osant pas s’attarder sur eux de crainte que ces quelques transcendants ne décèlent sa présence par le biais de leur perception spirituelle.
Guidé par les lueurs spirituelles des serviteurs et servantes qui se tenaient autour de lui – à savoir la couleur de leur aura – il fit précautionneusement le tour de la salle à manger et en détermina avec précision la disposition. Cette pièce, par exemple, était aussi vaste que son salon, sa salle à manger et sa salle d’activités réunis. Il y avait aussi une cheminée où brûlait du charbon de bois et qui réchauffait toute la pièce via une canalisation. Seize élégantes lampes à gaz mêlaient leur lumière de sorte que l’on aurait dit qu’il faisait plein jour. En face de la cheminée se dressait un mur sur lequel étaient accrochés des tableaux. Il y avait là des croquis et peintures à l’huile, toutes des œuvres d’artistes célèbres.
Ce barbu de Belize n’est pas là. Il doit être en train d’assurer le roulement des équipes au sous-sol… Pour qu’un Transcendant comme Capim accepte un travail aussi ingrat, il ne s’agit sans doute pas d’un simple trafic d’êtres humains…
Klein réfléchit quelques secondes, puis s’appuya contre une peinture à l’huile représentant un coucher de soleil, plongea la main dans son corps et en sortit un flacon marron translucide dont il dévissa le bouchon.
C’était la Bouteille de Poison Biologique !
S’il avait prêté tant d’attention à l’heure et choisi le moment du dîner, c’était parce qu’à cette heure, précisément, les principaux personnages étaient réunis dans le meilleur ordre possible. C’était le moment idéal pour utiliser le poison.
Les portes et fenêtres étant hermétiquement fermées en ce début d’hiver, la bouteille serait plus efficace et ses effets plus rapides !
De plus, Klein n’avait pas pris la peine d’immerger le flacon pour concocter la potion “prophylactique” car sous sa forme de Corps Spirituel, il n’avait pas à craindre les biotoxines.
Dissimulé et protégé par son état, il se tenait là, silencieux et patient, admirant les élégantes lampes murales reliées à des canalisations de gaz d’un blanc grisâtre. Inodore, le poison se répandit rapidement.
…
Harras coupa un morceau de poisson Os de Dragon frit, le trempa dans une sauce au poivre noir et le fourra dans sa bouche.
Il prit ensuite sa coupe de champagne légèrement doré qui pétillait comme un collier de perles et en prit une gorgée. Il était de bonne humeur.
Il ne pouvait s’empêcher de penser au divertissement prévu ce soir-là, à la joie de voir une fille têtue se laisser conquérir.
Cela affectait son appétit et il était incapable de se concentrer.
Katy n’eut pas besoin de demander au domestique de l’aider à découper son poulet rôti. La tête penchée entre ses mains qui tenaient un couteau et une fourchette, elle divisa, par une dissection précise, la viande en plusieurs morceaux presque tous de même taille.
Tout en dégustant son ragoût d’agneau accompagné de vin rouge, Parker bavardait de temps en temps avec Capim, assis en bout de table et qui était considéré comme un hôte faisant honneur à son titre.
Le dîner se déroula dans l’ordre et enfin, Capim mit le dernier morceau de bœuf dans sa bouche.
Il sourit aux trois Transcendants et dit :
– « Monsieur Harras, Madame Katy et Monsieur Parker, les desserts de ce soir ont été réalisés par le chef de La Borrega. Il y en a de trois sortes, à savoir le pudding aux fruits et au caramel, le sablé à la crème et le gâteau aux carottes. »
Harras, toujours aussi froid, hocha légèrement la tête.
– « On aime vraiment les desserts dans ce pays. »
Sur cette remarque, il vit Capim se gratter la joue une fois, puis une seconde fois.
– « Une légère démangeaison », s’excusa ce dernier en souriant.
Il n’avait pas fini sa phrase qu’il ne put s’empêcher de se gratter à nouveau, laissant sur son visage une trace couleur sang.
Très vite, celle-ci se mit à enfler et sa peau devint translucide. On pouvait même apercevoir du pus jaunâtre à l’intérieur.
Capim eut un nouveau sourire :
– « Ça me démange vraiment. »
Une nouvelle fois, il se gratta, toujours au même endroit, mais y mit tant de force qu’en raison de l’enflure, la peau translucide se fendit et du pus à l’odeur nauséabonde en sortit.
Harras plissa les yeux, se leva d’un bond et regarda autour de lui, l’air méfiant. Soudain, il entendit un rire puissant et se raidit aussitôt.
Hahahahaha….hahahahahahaha…
Un serviteur et une servante riaient aux éclats en se tenant le ventre. Ils riaient si fort qu’ils ne pouvaient même plus se redresser et en avaient les larmes aux yeux. Un silence tomba sur l’assistance.
Comme une réaction en chaîne, les autres domestiques s’évanouirent ou se mirent à vomir, crachant en continu un liquide jaune-vert.
Aucun d’entre eux ne fut épargné.
Bam ! Katy renversa la table. Les couverts en or, les restes de nourriture et le vin se répandirent sur le sol.
Elle tenait à la main un revolver ainsi qu’un fouet noir et souple.
Parker se leva lui aussi, mais son esprit semblait à la dérive. Il regarda Capim qui appelait misérablement à l’aide tout en continuant à se gratter violemment, arrachant ainsi quelques lambeaux de chair. Inexplicablement, l’homme trouva plaisant ce spectacle laid et dégoûtant.
Au même moment, Harras se sentit un peu essoufflé et réalisa que la pièce était probablement pleine de poison.
– « Retenez votre souffle ! » grogna-t-il. « Parker, ouvrez la porte. Katy, allons chercher l’intrus ! »
En cet instant, Harras se dit que c’était une chance que le dîner ait eu lieu chez Capim et qu’il y ait pas mal de personnel autour d’eux. Ces gens ordinaires étant beaucoup moins résistants au poison que les Transcendants, le fait qu’ils aient, les premiers, développé des symptômes leur avait permis de s’apercevoir que quelque chose n’allait pas avant même que le poison n’ait atteint la partie la plus profonde de leur corps !
Une pensée lui traversa soudain l’esprit :
Parker, dont la Séquence est plus basse, devrait être de nous tous celui qui présente les symptômes les plus graves…
Alors que ce dernier ouvrait la porte pour s’assurer que la salle à manger n’était plus scellée, Harras fit appel à sa Vision Spirituelle et aperçut une silhouette immatérielle qui flottait tranquillement dans les environs.
Celle-ci portait une épaisse et imposante armure et une couronne noire sur la tête. Un masque de même couleur recouvrait son visage. On aurait dit un roi du monde des esprits.
Ce n’était autre que Klein.
Harras pointa du doigt la silhouette noire que ne pouvaient voir les gens ordinaires et scanda en Hermès ancien :
– « Emprisonnement ! »
Tout à coup, l’air autour de la silhouette devint visqueux, comme s’il s’était transformé en une ambre géante ou avait produit un mur scellé et transparent.
La silhouette resta figée sur place, incapable de bouger. Katy, qui la visait depuis un moment, pressa la détente. Ils coopéraient parfaitement.
Il y eut deux détonations, puis la balle couleur d’or pâle gravée de motifs étranges, traversant l’air visqueux, vint frapper la silhouette noire. Elle la traversa et alla se ficher dans le mur d’en face.
L’ombre noire reprit la forme d’une figurine de papier grossièrement découpée et les flammes d’or pâle la réduisirent en cendres.
On entendit alors un étrange claquement de doigts, puis les seize élégantes lampes à gaz et le feu qui brûlait tranquillement dans la cheminée s’illuminèrent d’un éclair rouge.
Presque aussitôt, tout s’éteignit. Il n’y avait plus, pour éclairer la pièce, que les réverbères à hauteur d’homme qui filtraient par la fenêtre et le clair de lune qui brillait à travers des couches de nuages. L’endroit était anormalement sombre et silencieux.
Harras et les autres utilisèrent leur vision et leur perception spirituelles pour rechercher l’intrus fantomatique.
Dans le même temps, il réalisa que le poison était plutôt lent à faire effet. Il ne se manifesterait vraiment que lorsqu’ils en auraient fini avec l’ennemi.
Il prêta donc attention au mouvement à l’entrée du sous-sol, puis, désignant une nouvelle fois la porte :
– « Confinement ! » dit-il en Hermès ancien.
La salle à manger entière se figea brusquement. On aurait dit qu’il y avait là un mur invisible que même les Corps Spirituels ne pouvaient pénétrer.
Harras cherchait à empêcher l’intrus de fuir !
Je vous ai trouvé ! Pensa Katy qui, le revolver dans une main et le fouet dans l’autre, venait d’apercevoir dans les airs une silhouette noire.
Une lumière étrange passa dans ses yeux et avant même qu’elle n’ait pu passer à l’attaque, son esprit se mit à bourdonner comme si quelqu’un l’avait frappée à la tête avec un bâton.
Elle eut l’impression d’avoir entendu un cri indescriptible. Quelques gouttes de sang gluant coulèrent lentement du bout de son nez.
Harras, qui n’était que légèrement étourdi, sentait ses symptômes d’essoufflement s’aggraver. Parker, le plus faible de tous, voyait des étoiles et ses pas se faisaient incertains.
Soudain, quelqu’un tapa sur l’épaule de ce dernier.
Une sensation lugubre et froide se répandit qui le fit geler sur place. On aurait dit qu’il était complètement recouvert de glace dont la froide humidité s’infiltrait jusque dans ses os. Une voix familière et profonde résonna à ses oreilles :
– « Emprisonnement ! »
Parker fut instantanément piégé par le mur transparent qui emprisonnait la porte. Mais Klein, au lieu de prendre possession de lui, passa droit au travers, évitant juste à temps les effets du sort lancé par Harras.
Ce dernier plissa les yeux et agita la main droite :
– « Libération ! »