Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 154 – La lettre de menace
Le mardi matin, le temps était froid et maussade comme souvent à cette période de l’année.
Klein resserra le col de son manteau de tweed, mit son chapeau et ouvrit la porte.
Il se rendait au bout de la rue pour poster sa lettre au détective Stuart. Comme ce n’était pas très loin, il n’était pas nécessaire de s’habiller de façon soignée mais comme il se remettait tout juste d’un rhume, le jeune homme était vêtu chaudement.
Peut-être était-ce dû au vent violent de la nuit précédente, mais l’air de Backlund était d’une étonnante qualité. Instinctivement, Klein ralentit le pas pour mieux apprécier cette rare ambiance matinale.
Alors qu’il passait devant la maison de Jurgen, il entendit la fenêtre s’ouvrir en grinçant et se retourna machinalement.
Debout devant l’oriel se tenait Mme Doris, coiffée d’un bonnet en peluche noir et couverte d’un épais châle gris-bleu. Elle avait l’air plus mal en point qu’avant son séjour à l’hôpital et plus voûtée aussi.
– « Bonjour, Détective Moriarty. Merci d’avoir pris soin de Brody. Il dit que vous êtes un homme bon, n’est-ce pas, Brody ? »
Mamie Doris se pencha pour prendre le chat noir aux yeux verts.
Celui-ci se débattit de tous ses membres, puis sauta et atterrit souplement sur le rebord de l’oriel.
Mais au lieu de s’en aller, il se mit à tourner autour de sa maîtresse, frottant sa tête contre elle sans même un regard pour Klein.
Était-il en train de se faire amadouer par un chat ? Klein eut un petit rire à cette pensée, puis répondit avec une amabilité sincère :
– « J’en suis ravi, et plus encore de voir que vous êtes rétablie et sortie de l’hôpital. »
Après quelques civilités, il salua la vieille dame et se remit en route, le sourire aux lèvres.
Il n’avait pas fait quelques pas que Mme Doris lui cria :
– « Quand Jurgen rentrera, je lui demanderai de vous payer ! »
… Est-ce que j’ai l’air d’avoir accepté cette mission pour de l’argent ? Le sourire du jeune homme se figea brusquement. Il se retourna légèrement et fit un signe de la main indiquant qu’il avait compris.
Lorsqu’il fut loin de la maison de Jurgen, il prit un air grave et poussa un léger soupir.
Il venait d’activer sa Vision Spirituelle pour observer l’aura de Mme Doris : son état n’était pas très bon. Ce n’était pas seulement dû à son âge avancé, mais aussi au froid et au mauvais air de Backlund. Tous ces facteurs avaient eu un effet très néfaste sur sa maladie pulmonaire.
Mme Doris devrait pouvoir passer cette fin d’automne et cet hiver, mais pour le prochain, pour les suivants, c’est difficile à dire… Si elle veut vivre encore quelques années, il faudrait qu’elle déménage dans le sud, dans la région de Desi Bay… Malheureusement, Jurgen ne peut probablement pas se le permettre dans l’immédiat…Moi-même je ne suis encore jamais allé là-bas.
Arrivé à la boîte aux lettres, Klein y glissa sa missive.
C’était le prélude à sa performance.
Ce soir, il se rendrait à l’Église de la Moisson en tant que détective et procèderait au reste des préparatifs.
Après avoir acheté une tourte Desi pour son petit-déjeuner, il rentra chez lui par le même chemin, tout à fait tranquille.
Arrivé à quelque distance de la maison, il vit une élégante calèche stationnée devant. Deux dames aux chapeaux noirs à ruban tiraient anxieusement sur la clochette de sa porte. Des domestiques et gardes du corps étaient répartis à proximité, visiblement sur leurs gardes.
Madame Stelyn… Madame Mary… Auraient-elles quelque chose à me confier ? Elles ont l’air particulièrement inquiètes…
Le sac en papier contenant la tourte Desi à la main, Klein s’approcha et dit en souriant :
– « Mesdames, ce devrait être l’heure du petit-déjeuner. »
Elles se retournèrent et en l’apercevant, Mme Mary parut visiblement soulagée.
– « Monsieur le Détective, vous devez m’aider. »
La Vision Spirituelle de Klein ne révélant rien de feint dans son anxiété, sa nervosité et sa peur, il acquiesça de la tête et désignant la porte, leur dit :
– « Allons en discuter à l’intérieur. »
Tout en parlant, il jeta un coup d’œil à Stelyn, sa logeuse, et remarqua qu’elle avait beaucoup changé depuis deux jours. Elle était très abattue, déprimée et semblait ne plus s’intéresser à rien.
Que lui est-il arrivé ?
Certes sa propriétaire se la jouait un peu, mais c’était quelqu’un qui aimait beaucoup la vie…
Klein sortit sa clé et ouvrit la porte.
Une fois entrée et avant même de s’asseoir, Mme Mary, impatiente, dit au jeune homme :
– « Détective Moriarty, j’ai reçu une lettre de menace ! »
Une lettre de menace ? Klein posa sa tourte Desi et joignit les mains :
– « Que dit cette lettre ? »
Mme Mary jeta un coup d’œil en coin à Mme Stelyn et voyant qu’elle n’était pas aussi active que d’habitude, réfléchit et répondit :
– « Elle me demande de traiter les fumées de l’usine avec impartialité lorsque je mènerai l’enquête sur la pollution atmosphérique et de reconnaître leurs contributions, faite de quoi je finirais comme la poupée qui accompagnait la lettre…. Sa tête a été arrachée, ses bras et ses jambes brisés. »
Comme si elle se remémorait ce qu’elle avait ressenti en ouvrant la lettre, Mary ajouta d’une voix tremblante : « C’est la première fois qu’une telle chose m’arrive. Je ne sais pas si cela deviendra réalité ou non. J’ignorais que je devrais faire face à des histoires comme celle-ci lorsque je suis devenue membre du conseil d’investigations. Je ne savais pas… »
Madame, il se peut que l’Empereur Roselle l’ait dit un jour : il n’y a que deux manifestations extrêmes de haine entre les gens. L’une consiste à assassiner les parents de l’autre, la seconde à détruire ses moyens de gagner de l’argent… Pensa Klein qui, hochant gravement la tête, répondit :
– « Je vous conseille de le signaler à la police. »
De son point de vue, Mme Mary étant désormais membre du Conseil National de la Pollution Atmosphérique, la police ne prendrait certainement pas ces menaces à la légère.
De plus, il s’agissait d’une affaire importante pour le développement d’une politique gouvernementale. Il y avait donc de fortes chances pour que le département de police confie à l’organisation de Transcendants relevant de l’Église le soin de la résoudre au plus vite.
Mary étant une disciple de la Déesse, ils feraient inévitablement appel aux Faucons de Nuit et quand bien même il aurait voulu sa part de récompense, Klein ne souhaitait pas s’impliquer.
– « Je l’ai déjà fait, mais je ne suis pas rassurée pour autant. » Mme Mary se pinça les lèvres et ajouta : « Vous savez ce qu’ils m’ont dit ? Les lettres de menace étant composées de mots découpés dans des journaux et la poupée pouvant avoir été achetée n’importe où, il allait falloir du temps pour retrouver le corbeau. Et ils n’ont envoyé qu’un seul policier pour me protéger ! Par la Déesse, est-ce ainsi qu’ils traitent l’appel à l’aide d’une citoyenne sans défense ? »
Mary s’interrompit, regarda gravement Klein et reprit : « Détective Moriarty, je suis persuadée que vous pouvez m’aider, pas seulement en raison de votre performance dans cette affaire, mais aussi en raison de l’approbation de Mike, des louanges d’Aaron et des éloges de Talim. De plus, je sais que vous avez largement contribué à la résolution de cette affaire de meurtres en série. Ne vous inquiétez pas, vous serez bien payé. »
Vos paroles me font plaisir mais il me semble que quelque chose cloche…
À moins que la police n’ait été soudoyée, elle aurait probablement déjà transféré l’affaire aux Faucons de Nuit et avec des moyens Transcendants tels que la divination, aucune lettre composée de mots tirés d’un journal n’aurait pu échapper à leur détection. Soit l’expéditeur aurait déjà été pris soit il a les moyens d’interférer avec la divination… et dans ce cas, les Faucons de Nuit auraient lancé une intervention officielle à grande échelle.
D’une manière ou d’une autre, les choses ne se passeraient pas comme elles sont actuellement gérées…
Klein ne répondit pas tout de suite mais pris le temps d’analyser soigneusement ce qu’il y avait d’anormal dans cette histoire. Le salon était étrangement silencieux ce qui, pour une raison inconnue, rendit les deux femmes un peu mal à l’aise.
À un moment donné, Klein sortit une pièce de monnaie qu’il fit rebondir et rouler entre ses doigts, comme si c’était une habitude pour lui lorsqu’il se concentrait.
Soudain, la pièce s’envola puis est retombée sur la paume de sa main, côté pile vers le haut.
Klein, qui cherchait à savoir si cette affaire comportait un danger, fut surprit d’obtenir une réponse négative.
Si cette menace est réelle et même si l’expéditeur de la lettre n’a pas de capacités considérables, il devrait tout de même y avoir un certain degré de danger. Le contraire est impossible… Est-ce une simple menace ? Ou…
Soudain, quelque chose lui traversa l’esprit.
– « Ne vous inquiétez pas, Mme Mary », dit-il en souriant. Vous pouvez rentrer tranquillement chez vous. Si quelqu’un vient vous voir dans les deux prochains jours pour discuter de cette affaire afin de la rendre publique, permettant ainsi aux citoyens de connaître les véritables intentions de ces propriétaires d’usine afin de susciter la colère de la population, vous serez tranquille. »
L’hypothèse à laquelle Klein venait de penser était la suivante : la menace pourrait très bien être un piège tendu par le conseil afin d’inciter le public à utiliser sa colère, permettant à l’enquête sur la pollution atmosphérique de se dérouler sans heurts et de déboucher sur le projet de loi pouvant leur être bénéfique.
Cela expliquerait l’attitude de la police.
Mary fronça les sourcils :
– « … Pourquoi dites-vous cela ? »
Le jeune homme eut un sourire :
– « C’est ma déduction. »
– « Et si ce que vous venez de dire ne se produit pas dans deux jours ? » insista la visiteuse.
– « Alors je vous mettrai sous protection. »
De toute façon, il n’y a aucun danger… ajouta-t-il en son for intérieur.
Après avoir réconforté et renvoyé Mme Mary, il se rendit au-dessus du brouillard gris pour confirmation et obtint la même réponse que précédemment.
Entre temps, sa tourte Desi avait refroidi…
…
Mary rentra chez elle un peu inquiète et mal à l’aise. Elle se demandait si elle devait inviter Stelyn à rester quelques jours avec elle lorsque sa gouvernante vint l’informer que le fils aîné du Comte Hall, le secrétaire en chef du Conseil National de la Pollution Atmosphérique, M. Hibbert Hall, était là.
Après que tous deux furent entrés salon et avant même que Mme Mary n’ait pu ouvrir la bouche, le beau gentleman blond prit la parole.
– « Mme Mary, j’ai appris ce qui vous était arrivé. C’est une honte pour Backlund, même pour tout le royaume et j’en suis profondément désolé. Ne vous inquiétez pas, tous les membres du comité seront à vos côtés ! »
– « Merci de votre sollicitude », répondit Mary avec gratitude.
Après un moment de réflexion, Hibbert Hall reprit :
– « Je souhaiterais, madame, qu’un journaliste vous entretienne au sujet de cet incident. Je veux que tout le monde sache ce qui vous est arrivé et combien cet acte est méprisable. Je veux que tous voient à quel point ces gens qui ont contaminé l’air de Backlund sont scandaleux et sans remords ! Je vous saurais gré d’accepter ma requête. »
C’est… C’est exactement ce qu’avait dit le détective Moriarty… Pensa Mary, momentanément sans voix.
…
Son petit déjeuner terminé, Klein prit un moment pour se reposer. Comme il n’avait rien de mieux à faire, il se rendit au-dessus du brouillard et se prépara à effectuer une divination sur l’origine de la Bouteille de Poison Biologique.
Cette fois, il ne différait pas.