Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 1 51 – La Cathédrale de la Sérénité
Klein feuilletait machinalement le journal qu’il avait fini de lire tout en réfléchissant aux questions qui, pour lui, étaient primordiales.
Et pour les autres règles relatives au M agicien ?
Il avait déjà considéré un aspect de la question, à savoir la différence que pouvait faire le fait d’avoir un public. Mais à lui seul, ce point ne semblait pas suffire.
Les pensées du jeune homme s’emballèrent et de façon inexplicable, une idée lui traversa l’esprit.
Lorsque j’étais encore un Voyant, le fait d’être reconnu et loué comme un vrai diseur de bonne aventure me donnait l’impression d’accélérer le processus d’assimilation. Une fois déduits les principes du Voyant, j’ai commencé à croire qu’il n’y avait pas de corrélation directe entre les opinions et réactions des autres , qu’il ne s’agissait que d’ expressions, rien de substantiel. Si je jouais bien mon personnage, je serais naturellement reconnu et de fait, assimilerait plus vite ma potion.
En d’autres termes, j’avais toujours cru qu’il s’agissait de deux réactions différentes pour un même gain et non d’une relation de cause à effet.
Mais aujourd’hui se pose la question des applaudissements d’un public… Si cela m’aide à assimiler la potion, dois-je comprendre que certaines performances nécessitent un retour et que la façon dont les autres me considèrent peut avoir un effet subtil sur le processus ?
Et par extension, la création des Églises par les sept dieux orthodoxes, la diffusion de leur foi et l’éducation de leurs adeptes découleraient-elles de tout ceci, au moins en partie ?
… C’est vraiment une pensée sacrilège. Il est clair que je ne suis pas quelqu’un qui vénère les dieux du fond du cœur. Je les louerai mais ne croirai pas aveuglément en eux…
Klein se mit aussitôt en quête d’un autre angle d’attaque.
Il examina à plusieurs reprises les différences subtiles existant entre le Voyant, le Clown et le Magicien et petit à petit, une idée lui vint.
Si on les compare, le M agicien, qui a besoin de se produire, doit-il nécessairement en prendre l'”initiative” , en rechercher l’occasion contrairement au Voyant ou au Clown qui eux, sont passifs ?
Du point de vue du destin, ça colle aussi. La révérence du Voyant envers le destin, le Clown qui se fait taquin er par le destin tout en gardant le sourire et enfin le M agicien qui prend l’initiative de défier le destin. Même si le résultat n’a rien de réel ou de substantiel, il recevra les applaudissements du public pour avoir réussi à le duper…
Klein hocha imperceptiblement la tête et se dit qu’il allait faire des essais, qu’il allait tenter de lui-même de créer le spectacle.
Par où commencer ? Il faudrait quelque chose de relativement moins dangereux. Euh … par exemple ce vampire , ce dé nommé Emlyn White gardé captif par le Père Utravsky …
Cela dit, il faut que je sois certain que ces non-humains respecte nt la loi et ne s’adonne nt, au pire, qu’à de petits larcins … Où vivent les compagnons d’ Emlyn du côté sud du pont ? Je ne m’en souviens plus vraiment . Je vais devoir recourir à la divination pour me rafraîchir la mémoire. Hmm … j’en profiterai pour demander si c’est dangereux et à quel point…
Sur ce, Klein posa son journal, se leva et remonta à l’étage.
Il faut dire qu’il n’avait pas d’autre motivation pour s’impliquer activement dans quelque chose qui ne le concernait guère. Ce n’était pas dans son tempérament mais pour jouer son rôle, il devait se forcer à le faire.
Pour moi, c’est assez simple. Mais c omment fait un homme hétéro pour jouer la Sorcière et la Démone du Plaisir ? Rien d’ étonnant à ce que la Cité d’Argent insiste tant sur le fait que “ ce n’e st qu’un rôle à jouer “…
…
À la Cité d’Argent, dans une pièce sombre au sommet de la flèche…
Debout devant la fenêtre, Colin Iliad, le chef du Conseil des Six, fixait la ville plongée dans les ténèbres et traversée d’éclairs.
Ces faisceaux lumineux éclairaient ses cheveux blancs ébouriffés, révélant ses vieilles et hideuses cicatrices, les rides profondes qui marquaient son visage et son regard inquiet.
Un long moment passa, puis Colin se retourna :
– « Vous avez trouvé quelque chose ? » demanda-t-il en regardant vers un coin sombre de la pièce.
Une ombre se redressa. Projetée contre le mur, elle était d’un noir absolu, se tortillait et tourbillonnait.
– « Une fois rentré chez lui, Derrick Berg a montré quelques signes anormaux dans son comportement, mais rien qui nécessite notre attention immédiate. »
Sa voix donnait l’impression d’un frottement de métal, ce qui était plutôt désagréable à l’oreille.
Colin hocha légèrement la tête :
– « Qu’a-t-il fait ? »
Si l’objet occulte tout au bas de la flèche avait permis d’éliminer le Saccageur et le clone du mystérieux personnage, il avait toujours pensé que l’affaire n’était pas totalement résolue.
L’ancien capitaine de l’équipe d’exploration avait brusquement perdu le contrôle. Le mystérieux individu, après quarante-deux ans d’abstention, s’était comporté de manière imprudente sans considération pour les pièges ou les conséquences… Tout cela avait amené Colin – qui avait chassé et tué quantité de monstres – à se dire instinctivement que quelque chose n’allait pas.
Il était d’avis que c’était un choix délibéré de la part du mystérieux individu. Même si ses véritables motivations étaient encore inconnues, il avait certainement une sorte de plan organisé, aussi ne serait-il pas si simple de se débarrasser de lui.
N’ayant rien repéré de spécial avec ses pouvoirs de Chasseur de Démon, il avait joué le dupe et autorisé le jeune Derrick Berg à rentrer chez lui, non sans avoir pris soin d’envoyer discrètement quelqu’un surveiller de près ce qu’il en était.
Cette façon de faire différait totalement de la technique détention / observation que Colin utilisait jusque-là, mais il avait bien été contraint d’y apporter des changements.
L’ombre noire, qui tournoyait légèrement, répondit :
– « Une fois rentré, il s’est assis au bord de son lit et a marmonné tout seul durant un bon moment. Craignant que le mystérieux individu ne s’aperçoive de ma présence, je m’étais bien gardé d’approcher trop près, aussi je n’ai pu entendre ce qui se disait. Mais j’ai la certitude que ce n’était pas normal.
« Visiblement très fatigué, il s’est ensuite endormi très rapidement. Mais après une courte sieste, il s’est réveillé brusquement et a procédé à un rituel. Je pense qu’il n’était pas lucide à ce moment-là. Il était sans doute sous le contrôle de cet homme mystérieux.
« Au fait, ce rituel comportait des éléments d’un pacte secret. »
Colin a réfléchi un moment :
– « Comme prévu… Peut-être communiquait-il avec son corps principal. Quel est son but ? Pourquoi est-il resté en paix durant ces quarante-deux ans passés au bas de la flèche ? »
L’ombre noire, qui ne pouvait évidemment pas répondre à cette question, poursuivit :
– « Le rituel terminé, Derrick n’a plus eu de comportement anormal. Faut-il s’en occuper de suite ? Cela risque d’être compris si le corps principal de ce mystérieux individu est attiré ici. »
Colin demeura silencieux quelques secondes, puis répondit :
– « Continuez d’observer. Cet homme n’ayant pas fait montre de malice substantielle, nous ne saurions réagir de façon trop radicale. (Il soupira) : Vous rappelez-vous cette prophétie ? Le désastre est presque aux portes… Plus nous explorons, plus nous découvrons de ruines étranges et les objets que nous rapportons sont de plus en plus dangereux… »
– « Comme il vous plaira, Votre Excellence », dit l’ombre avant de disparaître lentement dans le sol.
Au même moment, dans la maison des Berg, Derrick se mit à tousser, si violemment qu’il crut que son cœur allait exploser.
Il s’accroupit pour tousser, sentit soudain sa gorge le démanger et cracha sur le sol un objet translucide. C’était un ver de la longueur et de l’épaisseur d’un doigt, avec des anneaux transparents sur le corps.
Derrick avait déjà vu quelque chose de semblable au bas de la flèche et il était certain d’être libéré de l’influence d’Amon.
Il se pencha, ramassa le ver et compta le nombre d’anneaux. Il y en avait douze au total.
Quelle est son utilité ? A quoi peut-il servir ? On dirait qu’il est mort…
Le jeune homme se perdit dans ses pensées.
…
Comté de Winter, au nord du Royaume de Loen.
Surplombant les montagnes enneigées, une cathédrale gothique noire occupait une vaste étendue de terrain.
Devant elle se trouvait une falaise et tout autour s’étendait une blancheur silencieuse.
C’était le siège de l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle, connu sous le nom de Cathédrale de la Sérénité.
Léonard Mitchell enfila un coupe-vent noir, des gants rouges et quitta sa chambre.
Ayant réussi à progresser et à se stabiliser, il n’avait pas encore eu l’occasion de prendre part à des opérations, ni à des exercices ou fameux cours d’occultisme.
Au détour d’un couloir, Léonard vit un escalier qui descendait. Le capitaine Dunn Smith, aux yeux gris sombre et vêtu d’un coupe-vent noir, attendait là, souriant, en compagnie de Klein Moretti – toujours avec son air studieux.
Il pencha la tête en arrière et soupira.
Ma mémoire aussi s’est détériorée. J’avais oublié que vous n’existez plus…
Léonard détourna le regard et descendit les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée de la cathédrale. Il frappa à la porte d’une petite pièce et entra.
À l’intérieur étaient assis quelques Faucons de Nuits qui tous portaient des gants rouges.
Le jeune homme prit un siège au hasard, s’assit en souriant et se mit à discuter avec ses amis.
Au bout d’un moment, Crestet Cesimir, le diacre de haut-rang entra, son col relevé dissimulant son menton et ses lèvres. Prenant place devant l’assistance, il annonça :
– « Le cours d’aujourd’hui vous informera des choses auxquelles vous devez faire attention. En tant que Gants Rouges, vous vous rendrez dans différents endroits et il y a de fortes chances pour que vous tombiez sur de dangereux Transcendants de Haute Séquence.
« Si leur intention de vous tuer est évidente, la seule chose à faire est de laisser une trace derrière vous afin que les enquêteurs puissent trouver des indices judicieux. Il existe différents moyens bien spécifiques…
« Mais la plupart du temps, ces Transcendants ne vous attaqueront pas directement. Ils vous utiliseront en fonction de toutes sortes de facteurs.
« Il vous faudra être suffisamment vigilant pour ne pas vous faire avoir. Nous avons fait une synthèse de quelques éléments susceptibles de vous aider. »
Assis à l’arrière, Léonard écoutait attentivement et avec le sourire. L’objet de sa vengeance était justement un Transcendant de Haute Séquence.
Cesimir fit une courte pause et poursuivit : « Certains de ces Transcendants prétendront être des entités secrètes et vous tromperont à grand renfort de promesses et d’espoirs. D’autres, pourront être détenus à l’aide d’un sceau. Ils agiront comme des objets occultes susceptibles de vous aider à sortir d’une situation difficile, comme le ferait par exemple une lampe magique qui vous accorderait trois vœux ou encore un étang à souhaits.
« Le troisième cas concerne une potion de Haute Séquence appelée ‘Parasite’. Souvent, ces gens prétendent avoir perdu leur corps et ne pouvoir survivre qu’avec votre Corps Spirituel. Ils n’ont que vous sur qui compter et ne vous feront aucun mal. Ce type de Transcendant vous communiquera des connaissances, des formules et toutes sortes d’avantages, dans l’espoir que, devenu puissant, vous pourrez un jour l’aider à reconstruire son corps ou à prendre sa revanche.
« En réalité, les Transcendants porteurs de Parasites ne font que devenir des nutriments, prolongeant ainsi la durée de vie des Parasites et les maintenant en état. »
À ces mots, le sourire de Léonard disparut.