Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 145 – L’inquiétude du Soleil
Ils quittèrent la villa du Comte Hall dans une luxueuse voiture.
Luke discutait avec Madame Mary au sujet d’invités de marque tels que Sir Ders Shaw, Président du Conseil National de la Pollution Atmosphérique et chef du Service Météorologique National ; M. Cave, membre du conseil National de la Pollution Atmosphérique, Président de la Société Royale de Météorologie et député de la Chambre des Communes ou encore M. Hawkesley, médecin renommé et directeur responsable du Service Médical et Sanitaire du Comté de Midsea.
Tous étaient des personnalités influentes au sein du gouvernement, de la famille royale ou du parlement et le rapport final du conseil devait constituer la base fondamentale des projets de Loi Anti-Pollution et de Loi sur l’Émission de Fumée.
La Société, spécialisée dans l’anthracite et le charbon de bois, tentait de promouvoir et d’accélérer le développement, empêchant ainsi des concurrents plus anciens mais plus importants de gérer les changements.
– « Ils ne seront certainement pas avares de leur argent et feront à coup sûr pression sur les députés poids lourds pour interférer avec notre enquête. Comme l’a préconisé M. Hibbert Hall, nous devons avoir une solution claire. Il nous faut prendre le contrôle de l’opinion publique et faire en sorte que les journaux et magazines insistent sur les horreurs de la pollution par la fumée… »
Luke était cadre supérieur au sein de Coim, assistant clé de l’actionnaire principal et de la personne aux commandes de l’entreprise, à savoir Mary, et il était lui-même tout à fait compétent.
Alors qu’ils bavardaient, Luke remarque soudain que sa femme, assise à ses côtés, ne disait pas un mot. On aurait dit qu’elle avait perdu son âme.
– « Que se passe-t-il, Stelyn ? » demanda-t-il, inquiet.
Son épouse reprit ses esprits et répondit avec un sourire forcé :
– « Rien, je suis juste un peu fatiguée. »
– « C’est clair, tu dois être extrêmement tendue d’avoir vu tant de personnalités mais tu peux te détendre à présent. L’épuisement est une chose très normale et pour tout dire, il en va de même pour moi », dit Luke en souriant.
Stelyn ne répondit pas. Par la fenêtre, elle regardait un parc où s’étendait un lac.
Dans ses oreilles résonnaient encore des paroles désinvoltes de la jeune aristocrate.
450 livres. Un chien de chasse dressé coûte entre 450 et 700 livres.
…
Cité d’Argent, au bas de la flèche…
Enfermé dans une petite pièce, Derrick Berg prenait ses repas et ses remèdes à heures régulières. De fait, son état mental s’améliorait d’autant plus rapidement que ses hallucinations visuelles et auditives avaient disparu.
Je pourrai partir dans un jour ou deux… C’est vraiment pénible de rester enfermé si longtemps dans un tel environnement… L’ancien capitaine de l’équipe d’exploration de la cellule voisine est là depuis 42 ans et pourtant, il est toujours très lucide et sensé. À sa place, je serais certainement devenu fou… Cela dit, les explorations et les monstres étranges dont il a parlé sont plutôt intéressants, voire même terrifiants…
Derrick s’assit sur le bord du lit et regarda la bougie presqu’entièrement brûlée.
D’ici à ce que les Gardiens ne lui apportent son prochain repas et ses remèdes, il serait plongé dans une véritable obscurité.
Soudain, il vit s’étendre un brouillard gris et la voix profonde du Fou se fit entendre :
– « Préparez-vous pour la réunion. »
Cette manifestation fut éphémère. Derrick se concentra et instinctivement, se mit à compter les battements de son cœur.
Mais très vite, il se rendit compte que ce n’était pas nécessaire : plongé dans la solitude, il n’avait pas à se cacher des autres.
Une question lui traversa l’esprit.
Ce que fait M. Le Fou pour me transférer au-dessus du brouillard gris peut-il être détecté si je me trouve dans les limites du sceau de l’objet occulte au bas de la flèche ?
Il s’agissait de l’un des deux objets mystiques qui, lors de diverses catastrophes, avaient empêché que la Cité d’Argent ne soit totalement détruite.
Nerveux et mal à l’aise, le jeune homme, qui n’arrivait pas à prendre une décision, vit jaillir du vide des lumières rouge sombre qui s’étendaient à perte de vue et qui l’enveloppèrent.
Le silence tomba alors sur la petite cellule.
Soudain, on entendit frapper légèrement sur la paroi métallique qui séparait Derrick de l’ancien capitaine. C’était le signal que les deux hommes utilisaient pour se parler.
L’homme, de l’autre côté, frappa une nouvelle fois de son doigt replié.
Il aurait dû immédiatement s’ensuivre un troisième coup léger, mais celui-ci ne se produisit pas.
Un long moment passa, puis un coup hésitant retentit après quoi le silence retomba sur les deux cellules. On n’entendait plus rien.
…
Son déjeuner terminé, Audrey fit ses exercices au piano sans perdre la notion du temps et retourna dans sa chambre.
En passant devant le bureau de son père, elle vit, par la porte entrouverte, une épaisse pile de papiers posée sur la table.
Ils n’étaient pas là avant…
Intriguée, la jeune femme ralentit le pas et fit un clin d’œil à Susie.
En tant que Spectatrice, la chienne n’avait souvent besoin que d’un petit indice pour comprendre ce que sa maîtresse attendait d’elle. Cela dit, il lui arrivait parfois, lorsqu’elle voulait être tranquille, de faire semblant de ne pas comprendre.
Susie, qui avait reçu le signal, trottina sans un bruit jusque dans le bureau, puis étira ses pattes avant, les posa sur le bord de la table et se redressa.
L’animal jeta un coup d’œil rapide à la première page de la pile de documents, revient aux côtés d’Audrey et chuchota :
– « Enquête sur les conditions de vie à tous les niveaux dans le Quartier Est, le secteur des docks et le quartier des usines. Qu’est-ce que cela signifie, Audrey ? »
Enquête sur les conditions de vie à tous les niveaux dans le Quartier Est, le secteur des docks et le quartier des usines ? Pourquoi papa a-t-il ordonné cette enquête ? Je ne me souviens pas lui avoir dit quoi que ce soit à ce sujet…
Confuse, la jeune femme ne prit même pas la peine de répondre à la question de Susie.
Elle regarda autour d’elle et, voyant que les domestiques étaient à leur poste et ne lui prêtaient pas particulièrement attention, elle leva légèrement la tête et entra calmement dans le bureau du comte Hall.
Arrivée devant la table de travail, elle baissa les yeux sur le rapport d’enquête et constata que son titre était bien celui que Susie lui avait rapporté.
Hmm, c’est un document tapé à la machine. L’enquêteur est un journaliste nommé Mike Joseph. Il porte, tout en bas, l’Emblème Sacré de la Déesse… Cette enquête aurait-elle été ordonnée par l’Église de la Déesse ? Mais pourquoi Père en a-t-il reçu une copie ? Père étant un fidèle de la Déesse, l’Église attendrait-elle de lui qu’il apporte son soutien dans cette affaire ? C’est une bonne chose…
Elle avait elle-même pensé à engager des gens pour mener une enquête similaire, mais avait estimé que cela n’était pas conforme à son intention de guider les autres depuis les coulisses. Il était très facile de se faire remarquer des autres aristocrates, c’est pourquoi elle avait hésité.
Audrey prit le dossier, le feuilleta et découvrit que Mike Joseph n’était pas le seul à faire des reportages sur le Quartier Est, le secteur des docks et le quartier des usines. Pas mal de gens avaient fait leurs propres enquêtes de terrain sous des angles différents.
Certains d’entre eux mentionnaient même la prolifération des cultes et le fait que certains Transcendants étaient de connivence avec les gangs.
La jeune femme regarda l’horloge et voyant qu’il était presque quinze heures, elle abandonna la lecture attentive du document et le replaça à l’endroit où elle l’avait trouvé.
Avant de partir, elle prit un livre qu’elle comptait utiliser comme prétexte à sa visite dans le bureau.
…
A trois heures précises, alors que le carillon de l’horloge murale résonnait encore, Audrey, via la lumière rouge sombre, se retrouva assise à l’antique et longue table dans le majestueux palais.
Elle sourit, se leva et s’inclina en direction de la place d’honneur.
– « Bonjour, Monsieur Le Fou. »
Après que Klein lui eut adressé un signe de tête en guise de réponse, elle salua respectivement Le Pendu, Le Monde et les autres personnes présentes, et remarqua que le Soleil semblait un peu inquiet.
– « Qu’est-ce qui vous inquiète ? » demanda la jeune femme, ce qui dispensa Klein – qui lui aussi avait remarqué que Petit Soleil n’était pas très bien – de lui poser la question.
Arrivé à l’avance dans cet espace mystérieux, il avait jeté dans un coin les objets laissés sur la table dont, entre autres, le sifflet d’Azik, la Bouteille de Poison Biologique, le sifflet de l’Épiscopat Numineux et les avait recouverts d’un épais brouillard.
Il n’y avait plus devant lui que la carte de l’Empereur Noir, un objet qui correspondait à l’identité du Fou !
Ne cachant rien, Derrick leur fit aussitôt part de la réussie de sa simulation et leur expliqua comment il avait été envoyé au bas de la flèche et isolé afin d’y être traité. Enfin, il demanda :
– « Honorable Monsieur le Fou, cet objet occulte peut-il leur permettre de découvrir que je participe au Club du Tarot ? »
Comment le saurais-je… Je ne sais même pas ce que c’est… Cela dit, je ne perçois pour le moment aucune force étrange ou puissante qui tenterait d’envahir cet endroit… L’Éternel Soleil Flamboyant et le Vrai Créateur eux-mêmes n’ont pas été en mesure de le localiser…
Klein tapota du doigt le bord de la table de bronze et répondit d’un ton “détendu” :
– « En principe, il ne devrait rien découvrir, mais certains objets occultes ont des propriétés particulières. »
La réponse du Fou soulagea aussitôt Derrick qui confirma brièvement.
– « Je ne connais pas ses propriétés. C’est l’un des plus grands secrets de la Cité d’Argent. » Puis, se remémorant ce que lui avait dit cet ancien capitaine d’équipe d’exploration, il lâcha une question : « L’un d’entre vous a-t-il entendu parler d’un homme nommé Amon ? »
Amon ? Après un moment de réflexion, Klein se rappela pourquoi ce nom lui semblait familier. Mais il ne répondit pas tout de suite. Il se tourna vers Le Pendu, sachant pertinemment que ce membre de rang intermédiaire de l’Église du Seigneur des Tempêtes connaissait lui aussi cet “Amon”, peut-être même mieux que lui. Audrey aussi le regardait car lors de la dernière réunion, elle l’avait entendu prononcer ce nom.
Fors écoutait d’un air absent, les sujets dont il était question dépassant le cadre de ses connaissances.
Alger fronça les sourcils et confus, demanda :
– « Vous avez rencontré un homme qui se fait appeler Amon alors que vous exploriez les environs de la Cité d’Argent ? Ou peut-être avez-vous découvert des documents qui en parlent ? »
Derrick acquiesça et prit un air grave :
– « Oui, il y a quarante-deux ans, une équipe d’exploration, dans les profondeurs des ténèbres, est tombée sur un homme prétendant s’appeler Amon. De retour à la Cité d’Argent, ils ont perdu le contrôle les uns après les autres. Un seul en a réchappé et il se trouve dans la cellule voisine de la mienne au bas de la flèche. »
– « Peut-être qu’il est devenu fou lui aussi et que ce n’était que le fruit de son imagination… » suggéra Fors, forte de son expérience dans l’écriture de romans.
Alger jeta un coup d’œil au Fou assis au bout de la table. Voyant qu’il restait immobile et n’exprimait rien, il s’enhardit :
– « L’imagination est une possibilité, mais personne, à moins d’une raison, n’aurait été imaginé ce nom. » Il se tourna vers Le Soleil et ajouta : « À la Quatrième Époque, il y a environ 1500 ans, dans le royaume où nous vivons, existait une famille aux pouvoirs étranges. Ils appartenaient à la dynastie Tudor et leur nom de famille était Amon.
« Même à cette époque où les Transcendants de Haute Séquence étaient pourtant nombreux, le patronyme de ce clan était tabou. »